L’altermondialisme, un processus de long terme porteur d’alternatives

Certains avaient peut-être espéré, lorsque l’altermondialisme a émergé il y a dix ans, que ce mouvement inverse, en quelques semaines ou quelques mois, les logiques à l’œuvre au sein de ce que la pensée dominante appelait la « mondialisation ». C’était méconnaître la profondeur des transformations que le système capitaliste était en train d’imposer à l’ensemble des sociétés : tout marchandiser, c’est-à-dire soumettre toutes les activités humaines à l’exigence de rentabilité maximale. L’altermondialisme ne pouvait qu’être à la mesure de ce bouleversement qui était lié à une dynamique d’accumulation dont l’origine est vieille maintenant de deux ou trois siècles.

L’altermondialisme devait être pensé comme un nouveau mouvement d’émancipation humaine s’inscrivant dans le long terme et capable d’intégrer les acquis fondamentaux de l’histoire ouvrière, de la conquête des droits démocratiques, de la résistance des peuples à la domination coloniale et impérialiste et les impératifs de la nouvelle frontière écologique. Dix ans après, où en est-on ? Quel est l’état des forces et des faiblesses de l’altermondialisme ? Comment se servir des premières pour dépasser les secondes ?

Deux victoires importantes ont été obtenues. L’une est d’avoir brisé le consensus autour des institutions internationales sous la férule desquelles les peuples étaient enrégimentés. Car le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont vu leurs plans d’ajustement structurel plonger les pays les plus pauvres dans la faillite. L’Organisation mondiale du commerce a été démasquée dans sa volonté de généraliser le libre-échange. Le mythe d’un G8 soucieux du destin de l’humanité s’est évanoui pour laisser apparaître la défense des intérêts sordides des grands groupes économiques et financiers dont les maîtres se réunissent en conclave chaque année à Davos, pendant que leurs mandataires s’affairent pour spéculer sur les marchés financiers et restructurer dans le monde entier leurs investissements, avec pour principal résultat un accroissement considérable des inégalités.

La seconde victoire a été de créer des lieux où les peuples ont pris la parole, où les citoyens engagés ont pu confronter leurs analyses et leurs expériences. Dans le forum social mondial, les forums sociaux continentaux et les forums sociaux locaux, est née une forme d’expression populaire, originale par la diversité des acteurs qu’elle impliquait, et ancrée dans la meilleure tradition de l’autogestion par l’aspiration à la démocratie participative.

Mais ces deux victoires ont aussi leur revers. D’une part, la faillite des institutions internationales et des gouvernements a été mise à profit par leurs dirigeants pour infléchir notablement leur stratégie. Aux accords de libre-échange multilatéraux, devenus plus difficiles à obtenir au sein de l’OMC, se sont substitués une multitude d’accords bilatéraux tout aussi désastreux pour les pays les plus faibles, quoique habillés d’un manteau protecteur nommé « partenariat économique ». Et à l’idéologie du tout marché apportant le bonheur à l’humanité a succédé une idéologie de plus en plus sécuritaire et guerrière pour protéger intérêts, accès aux ressources et places stratégiques, exacerbant les conflits identitaires et religieux et encourageant la xénophobie. D’autre part, les forums sociaux doivent aider à surmonter la difficulté de passer d’une phase de critique du capitalisme néolibéral à une phase de propositions alternatives.

Nous en sommes là : à un tournant de l’altermondialisme. Il lui faut ne rien perdre de la radicalité de sa critique tout en construisant, autour d’objectifs stratégiques, une cohérence aux alternatives en cours d’élaboration et en travaillant à la convergence des mouvements qui forgent celles-ci.

Quelle cohérence ? L’altermondialisme se situe dans une triple filiation : il prolonge et renouvelle le projet d’émancipation humaine porté par les idées des Lumières et par le mouvement ouvrier, ainsi que par les luttes pour la décolonisation et par celles pour la conquête de la démocratie. Mais il s’inscrit aussi dans une perspective d’élargissement de la problématique d’émancipation, permettant de réunir les dimensions sociale et écologique, dont le point commun est la nécessité de socialiser la richesse et les moyens de produire celle-ci : contrôler les moyens de production industriels ne suffit plus, il faut aussi rendre inaliénables les biens communs de l’humanité (eau, air, ressources rares, terre, connaissances).

Les privatisations généralisées n’ont pas fait disparaître la question de la propriété sociale et collective de l’histoire humaine, elle est au point de départ d’une nouvelle réflexion sur le socialisme en plusieurs endroits du monde. La socialisation des biens communs impliquera de restreindre drastiquement le pouvoir – et donc le droit relatif à la propriété – des actionnaires en introduisant de plus en plus de démocratie dans les entreprises et en écrêtant radicalement les revenus financiers. Et la socialisation d’une fraction croissante de la richesse, grâce à une sphère non marchande, est parfaitement possible car, lorsque la collectivité anticipe l’existence de besoins sociaux (éducation, santé, transports, etc.) et qu’elle investit et embauche pour cela, les travailleurs des services non marchands produisent de vraies richesses, des valeurs d’usage, pendant que les impôts et cotisations, qui en sont le prix socialisé, valident le choix démocratique qui a été fait.

La récente crise immobilière et financière survenue aux Etats-Unis au cours de l’été 2007 rappelle une fois encore le besoin urgent d’une régulation mondiale très différente de celle en cours. C’est ainsi que l’idée de taxes globales susceptibles d’assurer la préservation et le développement des biens communs de l’humanité, et l’accès de tous les humains à ces biens, fait maintenant son chemin.

Quelle convergence ? Deux types d’alliances nous paraissent primordiales pour dépasser les contradictions existantes. La première concerne le rapport Nord-Sud. Les effets les plus délétères du libre-échange se produisent dans les pays du Sud soumis à une concurrence qu’ils ne peuvent supporter, notamment pour les produits agricoles lorsque leur autonomie alimentaire a été anéantie en même temps que leurs cultures vivrières.

La solidarité internationale exige de défaire les accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux comme la Zone de libre-échange des Amériques, ou les Accords de partenariat économique entre l’Union européenne et les pays d’Afrique, Caraïbes et Pacifique, que l’Union s’efforce d’imposer mais qu’un nombre croissant de pays du Sud refusent. De même, une révision radicale de la politique agricole commune européenne est indispensable, afin de la rendre non productiviste et non agressive vis-à-vis des agricultures du Sud.

La seconde alliance à nouer est entre les forces représentatives du salariat et les écologistes. Compte tenu de la double crise, sociale et écologique, l’urgence est de bâtir une convergence entre les revendications sociales, souvent urgentes, et les préoccupations écologiques qui s’inscrivent dans une perspective de plus long terme. Jusqu’ici, tout semblait opposer ces aspirations ; aujourd’hui, l’altermondialisme porte l’idée que la transformation des rapports de production ne peut se faire sans changer la production elle-même. Dans ce cadre, un double élargissement des forums sociaux mondiaux est en cours et doit encore s’approfondir : un élargissement géographique, par la tenue des forums, après Porto Alegre, à Mumbai, Bamako, Caracas, Karachi, Nairobi, et un élargissement des bases sociales par la présence de syndicats de travailleurs salariés et de paysans, de celle des mouvements des exclus et des associations de citoyens.

Cette convergence est une condition à la fois du recul de l’idéologie néolibérale et de la réussite des actions porteuses d’une logique solidaire, écologique et démocratique. Tel est, dans le cas français, le sens de l’implication de nombreux altermondialistes dans les mouvements sociaux qui prennent ou ont pris corps sur les retraites, le logement, l’avenir des universités, l’agriculture sans OGM et le traitement odieux réservé aux étrangers.

Les forums sociaux ne constituent pas un pôle dirigeant de l’altermondialisme mais sont des moments et des lieux pour mettre en relation et unir tous les mouvements autour d’objectifs de transformation. Ainsi, les propositions de taxes globales, de socialisation de la richesse, d’échanges fondés sur la coopération et le respect des normes sociales et écologiques, de démocratie au plan local comme au plan global, de droits humains respectés partout et pour tous, indiquent la direction vers laquelle aller. L’altermondialisme est à un tournant : en utilisant les opportunités d’échange et d’articulation ouvertes par les forums sociaux, il lui faut penser le dépassement du système dominant et le préparer d’ores et déjà.

* Susan George est présidente de l’Observatoire de la mondialisation à Paris.
Jean-Marie Harribey. Professeur agrégé de sciences économiques et sociales, Maître de Conférences en sciences économiques à l'Université Montesquieu - Bordeaux 4
* M. Gustave Massiah est économiste Membre du Conseil scientifique et ancien Vice-Président d’ATTAC Président du Centre de recherche et d’information pour le développement
* Francisco ("Chico") Whitaker est un des fondateur du Forum social mondial (FSM), à Porto Alegre

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* Tribune parue dans L’Humanité, 21 janvier 2008.