Centrafrique : Stratégie française et enjeux régionaux

Noyé dans le fourre-tout de l’agenda présidentiel du 19 novembre 2007, un rendez-vous eut lieu à l’Elysée entre MM. Nicolas Sarkozy et François Bozizé, président de la République centrafricaine (RCA). La discrétion et la brièveté (dix-sept minutes) de l’entrevue trahissent une certaine gêne. En effet, la RCA est loin d’être un pays anodin pour la France. L’indépendance, en 1960, de l’ancienne colonie, saignée pendant des décennies, n’a jamais mis fin à l’emprise politique et militaire de Paris. Mais alors, pourquoi cette rencontre au sommet accordée précipitamment et en catimini ? C’est que, ces derniers mois, un fossé s’est ouvert entre la France et la RCA.

L’année 2007 avait débuté dans la continuité des relations traditionnelles entre les deux pays. Au printemps, Birao, la principale ville de la Vakaga, lointaine région du Nord-Est, aux frontières du Tchad et du Darfour soudanais, fut brièvement extirpée de l’oubli du monde. Une attention plus que relative, il est vrai. La France vivait alors en pleine campagne électorale, et les médias ne furent pas nombreux à s’interroger sur le rôle exact des militaires français dans cette région hautement stratégique. Pourtant, le 4 mars, pour la première fois depuis Kolwezi en 1978, une opération aéroportée française de combat s’est déroulée à Birao, attaquée depuis la veille par l’Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR).

Créé en septembre 2006, ce nouveau mouvement provient de la coalition de trois groupes armés, mêlant d’ex-compagnons déçus de M. Bozizé, quelques officiers de l’ancien président Ange-Félix Patassé et des soldats en désespérance de paie. La rébellion centrafricaine est hétérogène ; les mouvements oscillent entre contestation politique pro-Patassé et dérive criminelle. Mais, pour expliquer l’attaque du 4 mars 2007, il faut remonter à novembre 2006, lorsque, avec une cinquantaine d’hommes, cette jeune rébellion s’empare une première fois de Birao et d’autres localités du Nord-Est (Sam Ouandja, Ouanda Djallé, etc.).

Un mois sera nécessaire pour qu’une opération des forces armées centrafricaines (FACA), largement épaulées par les soldats français de Bangui et les Mirage F1 venus de N’Djamena, parvienne à repousser les rebelles vers le Tchad et le Soudan. La tension est très vive. Pourtant, un premier accord est signé en février 2007 à Syrte (Libye), entre le président Bozizé et M. Abdoulaye Miskine (3), au nom de l’UFDR. Mais, sur le terrain, ce compromis est aussitôt dénoncé par les rebelles qu’emmène un nouveau chef, M. Damane Zacharia.

Des soldats hors de tout contrôle

Ce dernier, nommé « général », annonce début mars 2007 une seconde attaque sur Birao. Il déclare même vouloir « s’en prendre aux Français », dont l’interposition lui paraît « une ingérence dans les affaires nationales ». En effet, depuis novembre 2006, la France entretient un détachement d’assistance opérationnelle (DAO), petite garnison de dix-huit hommes (4), à Birao. La nuit du 3 mars, ces soldats subissent une attaque à la mitrailleuse lourde.

Venus du Tchad, deux Mirage F1 ont vite fait de détruire les pick-up des assaillants. Mais, la nuit suivante, une cinquantaine de parachutistes du 3e RPIMa (Régiment parachutiste d’infanterie de marine), aéroportés depuis Bangui, sont largués sur un aérodrome, à douze kilomètres de Birao, pour préparer un « poser d’assaut » d’avions Transall et Hercules acheminant des troupes centrafricaines et une centaine de légionnaires. Ainsi appuyés et sécurisés par la logistique française, les FACA peuvent rapidement reprendre la ville et les localités voisines.

C’est Bangui que visait M. Zakaria et, sans l’aide de Paris, le pouvoir du président Bozizé aurait pu basculer. Car les combats centrafricains restent à l’image du pays : des luttes de pauvres. Il est probable que l’UFDR n’a jamais aligné plus de cinq cents vrais combattants, tandis que l’armée nationale n’est composée, elle, que de cinq mille hommes, dont moins de deux mille combattants. Pour un territoire grand comme la France, cela fait peu.

Après la bataille de mars, Birao se retrouve en ruine : 70 % des maisons sont brûlées et pillées. Il n’y a que très peu de victimes civiles puisque la totalité des habitants se sont réfugiés dans la brousse. Toutefois, juste avant la saison des pluies, ce sont les réserves de mil qui, avec les maisons, sont parties en fumée, annonçant une disette certaine pour une population très pauvre, totalement dépendante de sa maigre production agricole.

Si chaque partie se rejette la faute, il apparaît que les FACA, certaines de l’emporter, ont une large responsabilité dans le sac de la ville. Dans cette région oubliée d’un pays oublié, une fois encore l’armée nationale s’est distinguée contre sa propre population. Car, en Centrafrique, les soldats semblent hors de tout contrôle. La terreur que l’armée inspire déjà dans le nord-ouest du pays est un facteur majeur d’insécurité. En particulier, par l’entremise de la seule unité combattante présente sur tous les fronts : la redoutée garde présidentielle– formée des ex-« libérateurs » venus du Tchad soutenir le coup d’Etat de M. Bozizé en 2003.

Massacres, viols, tortures, pillages... Au nom de leur lutte contre l’Armée populaire pour la restauration de la république et de la démocratie (APRD), la seconde rébellion du pays, les soldats de la garde présidentielle se sont livrés en toute impunité à d’innombrables exactions contre la population civile. L’activité des FACA (formées par la France) dans la région est à l’origine de vastes mouvements de population (deux cent mille déplacés dans le Nord-Ouest) (7).

Il est certain que Paris ne gagnerait rien à trop ébruiter son implication militaire en RCA. Mais les FACA sont devenues un allié douteux. En témoignent les quelques injonctions de l’été formulées par le Quai d’Orsay, encourageant Bangui à rétablir « le lien de confiance entre la population et son armée ». Début novembre 2007, le président Bozizé lui-même reconnaît les exactions et prend des sanctions symboliques. Il invite les mouvements rebelles à un dialogue politique. Leurs revendications, soutenues notamment par le Mouvement de libération du peuple centrafricain (MLPC) de l’ancien premier ministre Martin Ziguélé, portent sur son élection contestée en 2005, sur les exactions de l’armée et sur la gestion chaotique des réformes économiques.

La France ne semble pourtant pas prête à lâcher son ex-colonie. En vertu d’un accord de défense signé dès 1960, elle doit intervenir en cas d’agression extérieure. Il se trouve que les rébellions actuelles sont strictement endogènes – et non pas orchestrées par Khartoum, comme cela a parfois été suggéré par des sources officielles. Mais la présence française dans la région a acquis au cours des années un caractère « naturel » qui fait taire tout questionnement. Et l’opération militaire de mars n’est que le symptôme d’un problème beaucoup plus vaste.

Mutineries et trafics

Après une colonisation sanglante de l’Oubangui-Chari – la première ville « française », Bangui, fut fondée en 1889 –, l’indépendance n’a jamais mis fin à la tutelle française, faisant de la Centrafrique une espèce de cas d’école de ce qu’on appelle la « Françafrique ». Depuis la mort « opportune » du fondateur de la république, Barthélemy Boganda, que ce soit avec David Dacko, deux fois imposé puis déposé, Jean Bédel Bokassa, autoproclamé empereur et renversé par l’opération française « Barracuda », M. André Kolingba, qui instaura un régime militaire, M. Patassé, premier chef d’Etat élu « démocratiquement », et enfin M. Bozizé, la France a systématiquement contrôlé le pouvoir, plaçant, pour parfois ensuite les destituer, ses protégés.

Si, à l’occasion d’une réforme de la coopération, les deux bases permanentes de Bouar et de Bangui furent fermées en 1998 – à l’issue des « mutineries » de 1996 au cours desquelles les soldats français firent la loi dans la capitale centrafricaine –, l’opération « Boali » repositionna dès 2002 une garnison opérationnelle formée en partie de « spécialistes » du commandement des opérations spéciales (COS). Autre illustration de la constance tricolore : depuis 2003, un officier français, le général Henri-Alain Guillou, est conseiller militaire de la présidence, tandis qu’une soixantaine d’autres coopérants sont placés dans les ministères.

Car il existe une réalité géographique : même si la RCA paraît encore relativement « épargnée » par la prédation industrielle organisée dans les pays voisins, sa position, au centre du continent, reste stratégique et relève des objectifs traditionnels de la politique française en Afrique (diplomatique et... affairiste). Discrètement, la Centrafrique est devenue, au cours de ces cinquante ans, le pays de tous les trafics. Sa déliquescence entretenue a favorisé l’extraction de pierres, de minerais et l’exportation d’ivoire hors de tout contrôle. En 1979, l’affaire des diamants n’a constitué qu’une toute petite évocation de l’énorme fuite d’or et de diamants orchestrée par divers entrepreneurs hexagonaux. Il en est de même pour les marchés du bois et de l’hévéa, concédés à des individus en mal d’aventures tropicales, généralement français. Les régimes Kolingba (1982-1993) et Patassé (1993-2003) s’inscriront dans la même logique de « comptoir ».

La présence militaire française, quasi continue depuis l’indépendance, tient à la fois de la tutelle politique et du rôle global qu’entend jouer Paris dans l’ensemble de la sous-région. Le moindre n’étant pas la capacité de projection et de surveillance des pays voisins. A cela s’ajoute que l’Afrique est un terrain d’exercice apprécié des soldats français. Les combats y tournent toujours à leur avantage du fait de leur supériorité militaire et technologique, la guerre n’y ayant pas encore pris la tournure terroriste affrontée au Proche-Orient. Ainsi, on aurait tort de négliger le rôle de l’état-major des armées dans nombre de décisions de politique africaine, comme l’ont prouvé les drames du Rwanda ou de la Côte d’Ivoire.

Dans ce système, les médias de l’Hexagone tiennent eux aussi leur place : le 14 juillet 2007, la chaîne de télévision publique France 2 diffusa l’un des rares reportages sur la RCA, tout entier à la gloire des militaires français de Birao. Pas une fois il ne fut fait allusion aux raisons de la présence française, aux revendications de la rébellion, ni même à l’état du pays, encore moins aux exactions des FACA.

Il est vrai qu’en RCA on ne trouve pas trace d’une guerre totale, porteuse d’une crise humanitaire majeure capable de susciter un émoi international. Mais c’est bien dans cette médiocrité sur l’échelle des tragédies mondiales que se joue le drame. Car, en silence, le pays souffre d’un mal de basse intensité : son extrême pauvreté. Tous les indicateurs de développement humain sont au rouge, plaçant la Centrafrique au rang de cinquième pays le plus pauvre du monde. De plus, l’Etat, devenu quasiment fantôme en dehors de la capitale, ne dispense guère d’aide et d’assistance à une population livrée à elle-même. Au mois de janvier 2008, les fonctionnaires déclenchèrent une grève générale afin d’obtenir le paiement de sept mois d’arriérés de salaires. Le 18 janvier, le Premier ministre démissionnait. Depuis 1960, la RCA a été maintenue sous le joug de dirigeants d’abord choisis pour leur docilité. Le pays s’est retrouvé exsangue, ceci justifiant l’« aide » accordée – militaire, économique, politique.

Pourtant, le président Bozizé a commencé à prendre quelques libertés avec son protecteur historique. En avril 2007, le gouvernement a nationalisé sans préavis le secteur pétrolier, excluant brutalement Total, jusque-là actionnaire majoritaire de la Sogal, société de gestion des hydrocarbures. Autre signe : la nomination en juillet du neveu du président, M. Sylvain Ndountingaye, déjà ministre des Mines, au poste de l’économie, contre l’avis de M. Nicolas Sarkozy et de la Banque mondiale. De même, les exigeantes conditions financières imposées à Areva, récent acquéreur d’Uramin, ex-concessionnaire canadien de l’uranium centrafricain, pour l’exploitation de la mine de Bakouma. Enfin, il y a eu la visite du président Bozizé à son homologue soudanais, M. Omar Al-Bachir, à Khartoum, le 27 août, malgré le veto de l’Elysée. Des actes directement dirigés contre Paris.

Dans le même temps, en raison de ses liens avec le régime et les FACA, la France voit se dessiner le spectre d’une nouvelle accusation de « complicité avec un régime criminel ». Malgré quelques gestes d’ouverture politique, la RCA est encore loin du compte puisque les officiers accusés de crime ont simplement été écartés. De même, le dialogue national annoncé n’est pour l’instant qu’une promesse. Si l’accalmie est le fruit de pressions diplomatiques, Paris s’est bien gardé d’un geste fort, le seul capable de mettre à mal cette complicité : retirer ses troupes. Seuls quelques conseillers militaires ont quitté Bangui cet été. Mais, dans les couloirs du palais présidentiel, circulent désormais des diplomates sud-africains. Un accord secret a été signé en mars avec le président Thabo Mbeki venu discrètement à Bangui ; l’un de ses premiers résultats a été la reprise en main de la garde présidentielle par une trentaine d’instructeurs de Pretoria... La partie engagée est donc claire : après tout, s’il y a plusieurs prétendants à la tutelle sur la RCA, les prix montent...

La fronde centrafricaine n’est pas isolée. En effet, en des termes différents, le président tchadien Idriss Déby Itno a manifesté une relative indépendance vis-à-vis de Paris lors de l’affaire de L’Arche de Zoé. De même, le président nigérien Mamadou Tandja se tourne-t-il vers d’autres partenaires économiques. Dans ce contexte, la traditionnelle coopération bilatérale, les accords militaires, les réseaux politiques français apparaissent désuets. D’où, peut-être, l’insistance de la France à mettre en place l’Eufor, qui va doubler la présence de soldats français dans les zones stratégiques de l’axe Tchad-RCA. Or le mandat de la mission n’éclaircit pas le rôle futur d’« Epervier » et de l’opération « Boali », une confusion restant largement possible.

Mais, en 2007, la seule présence militaire ne suffit plus à garantir la prééminence française. C’est ce que peuvent méditer parachutistes et légionnaires en armes lorsque, sillonnant quotidiennement Bangui, ils passent devant les ruines du palais omnisports dans lequel Bokassa fut couronné empereur. Ce bâtiment, cadeau de la France giscardienne, s’effondre un peu plus chaque jour, tandis qu’à quarante mètres s’élève désormais le plus bel édifice de la ville : un stade flambant neuf de trente mille places. Don de la Chine.

Vincent Munié est administrateur de Survie-France.

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