Sénégal: Les exigences d’une décentralisation pour le développement

Après 50 ans d’indépendance et plusieurs expériences de décentralisation, le Sénégal ne semble pas avoir fini de chercher la bonne formule. Babacar Diouf la pose à travers une conception de la culture comme condition et moyen de développement, pour «valoriser les ressources, le patrimoine matériel et immatériel d’un terroir par et pour les groupes qui l’occupent».

Cinquante ans après notre accession à l’indépendance, nous restons encore, dans une vision ascendante de l’Etat sans concertation avec les populations à la base. Le modèle de développement global ne tient pas compte des préoccupations des communautés à la base, particulièrement dans les zones rurales. Sans identité nationale au plan culturel, au plan linguistique ou encore au plan historique nos institutions ont atteint leurs limites.

Depuis 2001, le président Abdoulaye Wade avait annoncé son idée de provincialisation du Sénégal, sous tendue par la double planification, sans jamais présenter le fond de son projet. Il semble ne pas convaincre l’opinion, particulièrement des hommes politiques, si l’on se limite aux quelques réactions que nous avons observées dans les medias. Ceci pose le débat qui doit désormais être décloisonné pour aller bien au-delà de sa seule dimension politique et administrative.

Dans les pays en développement, il est souvent prôné un complément de mesures macro économiques, compte tenu, des déterminants de la pauvreté ainsi que des politiques à mettre en œuvre pour sortir de leur état de sous-développement et assurer un progrès économique, socialement équitable et qui préserve l’environnement. Le développement à la base utilise les initiatives locales au niveau des collectivités comme un moteur du développement économique et l’aménagement du territoire en est un instrument.

Dans cette perspective, depuis l’indépendance acquise en 1960, le Sénégal tente de promouvoir une politique de décentralisation qui repose sur un aménagement du territoire qui peut être considéré comme le volet spatial de notre planification. L’aménagement du territoire et le transfert de compétences semblent avoir été mal utilisés car ils ont produit un pays mal découpé en six régions d’abord, en onze régions ensuite et enfin en quatorze régions aujourd’hui, caractérisées par l’absence d’entités culturellement et historiquement homogènes. Il existe de grandes disparités régionales, la partie ouest du pays regroupant l’essentiel de la population et les activités économiques modernes du pays avec une concentration qui se renforce à Dakar à cause de l’exode rural qui a fini par exacerber son urbanisation.

Que représentent alors les régions au Sénégal, en dehors des entités administratives qui relèvent d’un découpage cherchant à promouvoir une cohésion nationale construite sur un consensus fort qui porte en soi les germes, comme un lest, d’une aliénation culturelle née d’une très longue période de domination coloniale ? Pour l’essentiel, nos Institutions politiques et administratives sont encore fortement influencées par le modèle français et notre économie est extravertie avec de grandes distorsions au plan interne.

Au même moment, tous les acteurs locaux engagés à la base considèrent que le développement d’une localité doit prendre en compte les besoins et les aspirations de ses habitants et nous assistons ainsi à la naissance d’un mouvement associatif, très dynamique, tourné vers des actions d’appropriation de principes de la bonne gouvernance, de promotion des langues locales comme outil d’émancipation, de renforcement de la participation des populations dans la gestion de leurs cités et le renforcement de leurs capacités. De plus en plus, les associations de migrants, avec souvent des noms très évocateurs d’une revendication d’identité, développent des stratégies de transformation de leur terroir par les populations qui y vivent à travers des projets qu’elles ont elles-mêmes conçus avec l’aide de partenaires non gouvernementaux. Cette forme de collaboration suscite souvent des relations empreintes d’hostilité entre l’administration et les ONG qui disposent de moyens d’intervention beaucoup plus importants que les services extérieurs de l’Etat ou des Collectivités Locales.

Ce mouvement associatif, représenté par les Organisations Communautaires de Base et les Organisations de la Société Civile, assure une véritable mission de service public caractérisée par une participation des communautés dans l’élaboration et la gestion de politiques de développement de leur terroir. Cette participation se manifeste dans le secteur de l’éducation par l’alphabétisation et la construction d’écoles et la production en langues nationales, dans le secteur de la culture par l’organisation de festivals, de journées culturelles, de rites cultuels ou, dans le secteur de la santé, avec la réalisation d’infrastructures et le renforcement des capacités de relais communautaires. L’ensemble de ces promoteurs est constitué de communautés organisées autour d’une aire géographique, d’une langue ou d’une entité historique. L’Etat évolue souvent à la périphérie de ce généreux mouvement endogène, spontané et encore informel, ce qui constitue une contrainte majeure pour sa prise en charge.

Le développement local n’est pas la croissance mais c’est plutôt un mouvement culturel, économique et social qui vise à promouvoir le bien être d’une société. Ce bien être doit commencer au niveau local avant de se propager au niveau supérieur, il doit valoriser les ressources, le patrimoine matériel et immatériel d’un terroir par et pour les groupes qui occupent ce territoire. Il doit être global et multidimensionnel.

Au Sénégal, la décentralisation en tant que processus a connu une évolution notable au cours du mois de mars 1996 avec la régionalisation, le transfert de neuf domaines de compétences et la création de communes d’arrondissement. La coïncidence entre la régionalisation et la délivrance de la première fréquence de radio communautaire semblait indiquer que les autorités avaient voulu responsabiliser davantage les populations dans la gestion de leur quotidien. Malheureusement, la profondeur de cette décentralisation n’a pas pu engendrer l’émergence de nouveaux enjeux de développement portés par les habitants d’un terroir avec leurs spécificités culturelles.

C’est pourquoi en toute sérénité, après cinquante ans d’indépendance, nous avons aujourd’hui l’obligation d’engager la réflexion sur la question de la Provincialisation que nous définissons comme étant «un mode de gouvernance locale participative fondée essentiellement sur un aménagement du territoire tenant compte de tous les déterminants géographiques, des réalités historiques, économiques, politiques, sociologiques, culturelles, écologiques, entre autres, pour aboutir à l’émergence d’entités politiques et administratives viables disposant de leurs propres institutions ». Cette réflexion devra être menée dans une approche multidisciplinaire autour de la notion de géographie économique qui est la branche de la géographie qui étudie la répartition spatiale et la localisation des activités économiques, la sociologie du développement qui étudie les processus de développement sociaux et économiques et qui pourrait prendre en compte l’histoire, l’anthropologie, la science politique et l’étude des systèmes productifs caractérisée par des aires spatiales délimitées par des frontières naturelles qui peuvent être politiques , culturelles ou sociales.

Compte tenue de l’évolution du Sénégal au plan politique, économique, socioculturel et historique, il y a forcément des avantages et des inconvénients à engager une politique de provincialisation que personne n’a le droit d’occulter mais, après cinquante années d’indépendance vécues avec un très lourd héritage colonial, le moment n’est-il pas venu de nous affirmer et d’aller dans le sens de la promotion endogène d’un développement durable ?

La provincialisation constituera très certainement, dans ces résultats attendus une solution durable curative ou préventive pour des crises identitaires dans des régions dites périphériques grâce à une architecture institutionnelle autour d’une Assemblée provinciale et des structures administratives et techniques capables de travailler dans une belle symbiose avec les services déconcentrés de l’Etat.

Dans un contexte de mondialisation, la provincialisation pourrait contribuer à la conservation et à la promotion de notre diversité culturelle reposant sur la force des convergences culturelles du Sénégal et notre conscience identitaire positive. L’initiative de la provincialisation devrait ainsi reposer sur une conception de la culture comme une condition et un moyen de développement politique, économique et social. Elle pourrait s’inspirer de notre riche diversité culturelle pour l’émergence d’une nouvelle société ouverte et participative avec des institutions modernes culturellement enracinées, participatives et démocratiques.

* Babacar DIOUF est ancien Conseiller de la République pour les Affaires économiques et sociales

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