Faire la révolution à Cuba aujourd’hui

Pour de nombreux Cubains, Pedro Campos Santos n’a pas besoin d’être présenté. Toutefois, pour la plupart des Cubains et des Cubaines, il est probablement encore un inconnu. Dommage. Conséquence de l’absence de flux horizontal dans la transmission des informations et des idées. Perucho appartient à un collectif informel appelé SPD (Socialisme participatif et démocratique) qui depuis quelques années a consacré son activité à la promotion d’une voie socialiste pour le Cuba du futur et du présent. Une voie basée sur l’autogestion sociale et la liberté pour toutes les personnes qui la mettent en pratique, un socialisme avec tous et pour le bien de tous. Comme celui que souhaitait José Marti. Dans cet entretien, il relate des détails sur sa biographie et nous donne les raisons de son engagement politique, ainsi que certaines choses sur ses camarades du SPD.

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Perucho, tu appartiens à une génération qui a été directement impliquée dans les changements radicaux qui ont eu lieu à Cuba après 1959. Que signifie pour toi d’être révolutionnaire ?

Pedro Campos : Chaque moment de l’histoire exige une attitude spécifique des révolutionnaires. En 1953-1958, à Cuba, il était question de lutter contre la dictature de Batista, pour la restauration de la démocratie. Durant les premières années, après le triomphe de la révolution politique de 1959, la lutte a eu lieu pour la consolidation des acquis, pour la révolution culturelle, pour le transfert du pouvoir réel, pour le pouvoir économique et politique et pour la prise de décision par les travailleurs, par le peuple et pour des transformations socio-économiques de base qui permettent une avancée vers le socialisme. C’est à cette époque qu’ont commencé les déviations étatiques et centralisatrices.

Aujourd’hui, les objectifs de base de cette époque sont encore en suspens, il est donc à mon avis nécessaire de promouvoir, par tous les moyens possibles, le processus de démocratisation et de socialisation de la vie politique et économique du peuple cubain.

La Révolution de 1959 nous a libérés de la dictature de Batista. Elle a étatisé la propriété, toute la propriété, celle des capitalistes, des Cubains et des étrangers, les grandes propriétés, les moyennes et les petites. La Révolution a concentré et centralisé plus encore le capital, elle l’a déposé entre les mains de l’État centralisé qui prend toutes les décisions politiques. On croyait que c’était ça le socialisme. Cette centralisation typique du socialisme stalinien et ses variantes, conçues pour faciliter la socialisation de la propriété et des résultats économiques de la production, était pensée afin de faciliter la nécessaire démocratisation de la vie politique, a fini par devenir à la longue un obstacle insurmontable. C’est pour cela qu’elle échoua ici et là.

Pour consolider le processus révolutionnaire cubain, il est temps de faire avancer les objectifs en évoluant de l’étatisation à la socialisation, et de la concentration du pouvoir politique à sa démocratisation. Quels changements et comment les réussir, pour éviter qu’une décentralisation non démocratique conduise à de grandes privatisations et à l’augmentation du désenchantement des travailleurs et du peuple ? C’est de la stratégie à mettre en place que nous discutons aujourd’hui à Cuba. Les capitalistes se sont mis à saliver, en espérant que la mise à jour du modèle favorise le développement du grand capital privé national et étranger.

L’histoire de ce qu’on appelait le camp socialiste nous a permis de tirer très clairement des leçons sur ce qu’il ne fallait pas faire au moment de changer le système néo-stalinien. La marche lente et tortueuse a provoqué l’incapacité à effectuer des modifications qui permettent le contrôle direct des travailleurs sur les sociétés et le contrôle direct du peuple sur toutes les décisions importantes. L’ample pénétration du grand capital étranger et national simultanément à la transmutation de la bureaucratie en bureau-bourgeoisie, l’absence d’un programme clair de transformations socialistes, la poursuite de la centralisation excessive des décisions de toutes sortes, la permanence du verticalisme et des dinosaures néo-staliniens à des postes importants du parti et du gouvernement, ont été les erreurs principales dans le processus de renouvellement du socialisme d’État, en particulier en ex-URSS et en Chine. Ces deux pays qui se dirigent tous les deux vers le développement capitaliste.

La Perestroïka de Gorbatchev a tenté de renouveler le modèle avec la Perestroïka, de le réformer, quand il s’agissait de le changer à partir de ses bases. Comme nous ne voulons pas que la même chose arrive à Cuba, nous avons présenté un programme qui est peut-être incomplet. Mais nous l’avons présenté parce que nous refusons de renouveler le modèle capitaliste monopoliste d’État, ce que l’on a pris à Cuba pour le socialisme, nous voulons changer ce modèle pour créer un socialisme démocratique, avec une réelle participation des travailleurs et du peuple. Il s’agit d’un système dans lequel les travailleurs prendront, directement et démocratiquement, toutes les décisions qui les concernent. Il s’agit d’avancer dans ces deux directions principales : la socialisation et la démocratisation de l’économie et de la politique, d’un pas sûr et avec des projets clairs, c’est cela que je pense aujourd’hui être révolutionnaire à Cuba. S’opposer à ce projet est contre-révolutionnaire.

Dans tes textes, en particulier dans les derniers, tu es très critique envers les personnes en charge de la direction politique de notre pays, y compris la nouvelle direction élue lors du sixième Congrès du PCC. Être un révolutionnaire, cela n’inclut pas d’être loyal envers les dirigeants historiques du processus ?

Pedro Campos : Je ne ressens pas de différence spécifique entre mes textes actuels et les précédents. Je n’ai jamais critiqué les gens, je critique les méthodes, le sectarisme institutionnel, les déficits démocratiques, sociaux et libertaires du système étatique, que l’on veut nous présenter comme un modèle socialiste. En fin de compte, je suis actif dans le monde des idées. Moi et ma génération dans sa majorité, nous avons toujours été fidèles aux révolutionnaires qui ont dirigé le processus cubain. Nous avons beaucoup enduré et nous nous sommes tus pour ne pas perturber la cohésion dans les rangs révolutionnaires.

Nous avons toujours respecté les dirigeants, et nous souhaitons qu’ils restent dans l’histoire comme les dirigeants qui ont conduit à la naissance des fondements du socialisme marxiste. Mais cela dépend d’eux. Nos critiques et nos propositions privées et publiques sont des preuves de notre fidélité et non l’inverse. Sont déloyaux ceux qui préfèrent avec opportunisme occulter ou bien justifier les dégâts produits pour préserver un poste dans la bureaucratie.

Je ne me considère pas comme un acteur indépendant dans le processus révolutionnaire. J’ai été un participant actif dans l’œuvre révolutionnaire et je me suis engagé à ses réalisations, même si j’ai des désaccords avec beaucoup d’actions et beaucoup de choix politiques. En tant qu’historien, je ne confonds pas la fidélité avec l’ignorance ou l’inconditionnalité, encore moins avec la peur. Je ne pense pas non plus que ce qui est révolutionnaire soit mesurable par la fidélité à des personnes, mais au contraire avec la fidélité aux principes, aux méthodes, aux objectifs et aux contenus du processus révolutionnaire.

Les dirigeants politiques se trompent toujours conjoncturellement en raison du manque de confiance qu’ils portent envers ceux qui ne sont pas de leur rang et naturellement ils finissent par disparaître. Les dirigeants jouent un rôle important à certains moments historiques dans la mesure où ils sont en accord avec le caractère du processus révolutionnaire. Lorsque, pour une raison quelconque, ils cessent de l’être, ils perdent leur légitimité devant le peuple, devant l’histoire. Les dirigeants, au sens traditionnel du terme, perdent chaque jour de leur puissance et aujourd’hui ce sont les mouvements sociaux qui sont les principaux protagonistes des processus révolutionnaires.

Quel penseurs, quels héros, quels leaders et quels martyrs de notre Révolution t’ont le plus inspiré dans ton travail ?

Pedro Campos : Fidel et le Che, pour les plus récents, bien que je ne partage pas leurs actions et leurs positions face à certains événements ou dans certaines circonstances. J’ai appris d’eux à être cohérent avec mes principes, même si cela à des conséquences au niveau personnel, à ne jamais faire confiance à l’impérialisme, à toujours chercher la vérité et à la défendre. Comme tous les Cubains, j’ai été un disciple de José Marti dès mon enfance. Mes parents, des enseignants du primaire, m’ont inculqué la connaissance et le respect du travail de Marti, de sa vie faite d’amour et de sacrifices pour la liberté.

Je pense donc que dans l’ensemble la figure qui m’a toujours touché fut celle de José Marti. Je le considère comme le plus complet et le plus brillant de tous les Cubains et il est toujours présent parce que certains des objectifs révolutionnaires qu’il s’était fixé n’ont pas encore été atteints. Marti ne cherchait pas seulement l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne, il voulait une société égalitaire, avec tous et pour le bien de tous. Une société ultra-démocratique, avec la propriété partagée pour base de la liberté. Il critiqua très tôt le socialisme que l’on prétendait imposé à partir d’un État bureaucratique dans le futur esclavage. Même s’il s’agit d’une figure physique du XIXe siècle, son autorité intellectuelle dans le processus révolutionnaire cubain, est toujours présente au-delà du XXe siècle et couvre maintenant le XXIe siècle.

À quoi se consacrait Pedro Campos Santos avant de lancer sa proposition de projet socialiste autogestionnaire pour Cuba ?

Pedro Campos : J’ai toujours passé beaucoup de mon temps libre à étudier l’histoire de Cuba, à la philosophie et à l’économie politique marxistes. Après avoir quitté le Service extérieur, durant les années les plus dures de la période spéciale, j’ai travaillé dans le tourisme, ensuite dans une pizzeria, j’ai été chauffeur de taxi, j’ai vendu des livres et j’ai travaillé comme photographe de rue, et durant toute cette époque j’ai recommencé à étudier Marx, j’ai fait des recherches sur les causes de l’effondrement du camp socialiste, j’ai essayé de mieux expliquer le phénomène révolutionnaire cubain et j’ai formé un ensemble d’idées sur la façon de faire face à la complexe situation interne de mon pays, sans oublier que nous avons toujours là la menace impérialiste, afin de garantir la continuité du processus révolutionnaire et faire avancer Cuba vers le socialisme.

Au moment du quatrième Congrès du PCC en 1991, j’ai présenté dans ma cellule du Parti une analyse sur les problèmes et un certain nombre de propositions qui allaient plus ou moins dans la même direction que celles proposées. Ces propositions n’étaient pas seulement de mon fait, mais du fait d’autres aussi. Quand Fidel, en 2005, a dit que nous les révolutionnaires, nous pourrions détruire la Révolution si on ne faisait pas face à de graves problèmes de corruption et de bureaucratisme, et qu’il appela à les combattre, j’ai compris que nous étions sur le mauvais chemin et j’ai décidé de publier mes analyses et mes propositions.

J’ai écrit un livre sur l’autogestion des entreprises et sur l’autogestion sociale, et j’ai envoyé des copies numériques à plusieurs collègues de la direction du parti et du gouvernement. J’ai tenté de publier à Cuba, à propos de ce que j’avais étudié, et face au refus par la presse officielle de mes articles, j’ai commencé à les publier dans les pages internationales de la gauche : Rebelión, Kaosenlared, Insurgentes et d’autres. Tous mes articles furent envoyés en même temps à Granma, Trabajadores et Juventud Rebelde. Enfin, avant le lancement de nos propositions de programme, en 2008, j’ai effectué un travail théorique et pratique considérable afin de clarifier et de diffuser les idées du socialisme autogestionnaire.

Pourquoi as-tu lancé cette proposition ? Peux-tu définir sa signification en deux mots ?

Pedro Campos : Nous avons lancé plusieurs propositions. Pas seulement celles dont nous venons de parler. J’avais anticipé, en prévision du IVe Congrès du PCC, en présentant à ma cellule du Parti un ensemble de propositions pour la démocratisation et la socialisation de la vie politique et économique du pays. En 2006, le Congrès de la CTC (Confédération des travailleurs de Cuba) a présenté un plan général de socialisme autogestionnaire, publié sur Kaosenlared et sur d’autres sites. Puis, en 2007, j’ai publié 15 propositions spécifiques pour la renaissance du socialisme à Cuba.

En 2008, en vue du VIe Congrès du PCC, nous avons présenté un texte où il est dit que Cuba a besoin d’un socialisme participatif et démocratique. C’était des propositions programmatiques. En 2011, une nouvelle édition de ces propositions programmatiques, contenant bon nombre des suggestions que nous avions reçu, fut publié sous le titre : Propositions pour la marche en avant vers le socialisme à Cuba.

Notre objectif a toujours été d’essayer de contribuer à la discussion nationale sur les problèmes de la révolution cubaine. À ce stade, il s’agissait de faire parvenir des idées à tous les niveaux possibles et bien entendu aux discussions du VIe Congrès. Je me suis exprimé pour que des réalisations aient lieu quand on ne parlait pas du sujet. Comment les définir en deux mots? La socialisation et la démocratisation qui seraient incomplètes sans la liberté.

Peux-tu nous en dire plus de choses sur le groupe SPD, sur Pedro Campos et les autres compagnons ?

Pedro Campos : Nous sommes des combattants révolutionnaires, des travailleurs et des professionnels de différents âges, la plupart d’entre eux a fait des études universitaires et a une eu une vie révolutionnaire active. Nous avons tous travaillé directement à la base, comme salariés ou comme travailleurs indépendants. Nous avons des œuvres écrites. Certains d’entre nous ont eu des responsabilités de niveau intermédiaire au sein du gouvernement et nous avons été des dirigeants de base du Parti et de la Jeunesse communiste ? Certains compagnons ont eu des responsabilités au niveau régional, provincial et national, au titre de directeurs ou de directeurs adjoints d’organes de presse.

Sans aucun engagement organisationnel aujourd’hui, on peut trouver parmi nous des combattants de la clandestinité, des membres des anciennes Jeunesses socialistes, d’ex-combattants des organes de Sécurité et des Forces armées, des internationalistes, des diplomates, des juristes, des journalistes, des économistes, des théologiens, des historiens, des philosophes, des psychologues, des poètes, des universitaires, des écrivains, des artistes, des travailleurs manuels et d’autres métiers et professions.

Nous sommes des promoteurs d’idées et nous avons gagné des espaces d’expression tout en développant notre influence. Nous ne nous définissons pas comme une secte politique, nous ne prétendons pas faire l’unanimité et nous ne voulons imposer à personne nos points de vue. Nous sommes anti-capitalistes et partisans d’un socialisme très différent du réel, le socialisme d’État que nous connaissons. Nous défendons un socialisme ayant comme sujet et comme fin l’être humain dans sa globalité, un être libre.

Penses-tu que ce que tu fais a des répercussions parmi les décideurs cubains et les académiciens qui les conseillent ?

Pedro Campos : Je ne sais pas dans quelle mesure le travail que nous avons effectué avec plusieurs compagnons dans cette direction peut avoir influencé les décideurs publics et ceux qui les conseillent. Oui, nous savons qu’ils lisent ce que nous écrivons et certaines de nos propositions sont mises en œuvre. Je ne pense pas que c’est parce que nous avons écrit ces propositions, mais parce que la réalité elle-même les a imposée.

Qu’en est-il au niveau du peuple ?

Pedro Campos : De même, nous n’avons aucun moyen concret de mesurer l’impact sur les gens, mais nous avons reçu dans nos courriers électroniques, dans notre environnement et provenant de lieux que nous pouvons atteindre, des commentaires sur nos articles et des milliers d’opinions de Cubains de l’intérieur et du dehors du pays, qui échangent, qui soutiennent ou qui critiquent certaines parties ou l’ensemble de nos documents.

Nous savons que nos écrits sont largement diffusés sur l’intranet de Cuba et à l’extérieur du cyberespace, par d’autres moyens. Nous avons réalisé que si au début nous étions peu nombreux à parler ouvertement dans la presse internationale de gauche – en privé, dans les cercles universitaires et politiques proches, il y a toujours des gens qui les valorisent, il y a toujours eu des projets et des propositions autogestionnaires –, mais depuis un certain temps, cela a changé.

Aujourd’hui, parler de coopérativisme et d’autogestion aux travailleurs pour définir le socialisme est de plus en plus fréquent dans notre pays. Le VIe Congrès vient d’approuver l’extension des coopératives et du travail indépendant, quoique toujours avec de nombreuses limitations. Ce sont des choses qui sont conçues par un État centralisé, qui ne comprend pas que le coopérativisme et l’autogestion sont des formes génériques de production dans le socialisme. Elles devraient pour réussir, être prédominantes et s’intégrer dans un système d’économie solidaire. Un système qui tende à l’échange de produits, avec une planification démocratique, une base communautaire, afin de surmonter l’isolement auquel actuellement ces formes de production sont soumises par le marché, les États et les systèmes financiers du capitalisme.

Nous savons maintenant que dans presque toutes les provinces il y a des compagnons qui pensent de la même façon que nous et il est certain que notre travail a aidé à regrouper des gens, à partager nos idées, à clarifier les positions de certains et les nôtres aussi. Dans ce processus, nous avons beaucoup appris.

* Cet entretien réalisé par Dmitri Prieto a été publié par Havana Times, le 25 juin 2011 - Traduit par Daniel Pinós

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