Réinventer la science pour construire les sociétés en Afrique
Réinventer la science pour participer à la construction des sociétés où l’être humain peut s’épanouir, tel est le projet qui met à l’épreuve les nouvelles générations de chercheurs dans les pays africains. Cet ouvrage de Jean-Marc Ela, docteur en anthropologie, sociologie et théologie, tente de fonder une autre manière de faire la science en examinant les enjeux auxquels l’Afrique est confortée.
Dans les sociétés africaines qui doivent apprendre à vivre dans un état de dissonance cognitive, en soumettant les savoirs ancestraux à la confrontation, les nouveaux défis de la connaissance, obligent à engager un débat fondateur sur les concepts qui déterminent les grilles d’analyse et les cadres de référence. Pour renouveler le regard sur l’Afrique, il s’agit de mettre en œuvre une science sans fétiche. Cette démarche s’impose à l’heure du Net où l’on risque trop souvent de confondre le savoir et l’information. Cet essai (1) décrypte les enjeux de savoir qui sont inséparables des enjeux de pouvoir.
A l’ère des réseaux, ces enjeux nécessitent de créer des liens novateurs entre les chercheurs et d’ouvrir la science à la société. Dans la mesure où l’innovation est la clé de l’avenir, il importe de mettre les sciences en culture dans les sociétés africaines. Volontairement provoquant et stimulant, cet ouvrage se réapproprie le projet auquel tenait Alioune Diop, fondateur de la revue Présence africaine. Il est écrit, selon une démarche pluridisciplinaire, à partir d’une longue expérience de recherche et d’enseignement. Il témoigne d’un véritable esprit d’impertinence qui permet de mieux cerner les enjeux de l’Afrique à l’ère du savoir.
Pour situer l’ouvrage qu’on va lire, Jean-Marc Ela ne peut résister à la tentation de revenir sur sa rencontre avec Alioune Diop, fondateur de la revue « Présence africaine ». Pour sa génération, il était impensable de monter à Paris dans les années 60 sans faire le pèlerinage de la rue Descartes. En cette période de bouillonnement intellectuel et politique où les écrivains et artistes noirs se font entendre et interpellent les intellectuels d’Occident comme le montre la préface de Jean-Paul Sartre à l’ouvrage terrible de Frantz Fanon – « Les Damnés de la terre » -, ce voyage était un véritable ressourcement. « Présence africaine » reliait à l’Afrique, à ses aspirations, à ses problèmes dans le mouvement et à ses enjeux. Or, par un étrange paradoxe, le rapport à la science était un sujet essentiel dans le mouvement d’idées qui s’est constitué autour d’Alioune Diop.
Après avoir mis à nu les tribus scientifiques, Jean-Marc Ela examine les problèmes posés aux sociétés africaines qui sont à l’épreuve de l’esprit scientifique.
A partir des traits profonds, mais non figés à jamais des cultures où l’Africain est dominé par les relations sociales qui renforcent son équilibre, sa personnalité et son être, Cheikh Anta Diop a perçu le malaise créé par la crise de la raison qui résulte du développement vertigineux des sciences. Pour le scientifique africain, cette crise oblige à réhabiliter le rôle de la philosophie afin de réconcilier l’homme avec lui-même en prenant en compte les rapports qu’il entretient avec la nature environnante.
Dans cette perspective, Diop s’interroge sur les lueurs d’espoir permettant à l’être humain de répondre à l’angoisse métaphysique face à laquelle la science reste muette sinon indifférente. Selon le physicien africain, «L’homme est un animal métaphysique et il serait catastrophique qu’une manipulation génétique ou d’ordre chimique le privât de son inquiétude innée, cela équivaudrait à lui infliger une infirmité qui le ferait cesser d’être lui-même, un porteur d’un destin, fut-il tragique».
Après avoir exploré les phénomènes para-psychologiques, Cheikh Anta Diop entrevoit le dépassement de la raison scientifique : «La raison raisonnante, appuyée sur l’expérience de la microphysique et de l’astrophysique, va accoucher d’une super logique que ne gêneront plus les matériaux archéologiques de la pensée, hérités des phases antérieures de l’évolution, de l’esprit scientifique » (Diop, Civilisation ou Barbarie, p, 472-474). Il parle de «disponibilité logique».
Plus précisément, en abordant les problèmes relatifs à la crise de la science dans le domaine de la microphysique, il propose de recourir à une «super logique». En définitive, pour répondre aux problèmes posés par la crise de la physique, il plaide pour l’avènement d’une nouvelle philosophie. Car, «la philosophie classique, véhiculée par des hommes de lettres pures, est morte. Une nouvelle philosophie ne pourra naître de ses cendres que si l’homme de science moderne […] se mue en un ‘nouveau philosophe ‘ : le scientifique a jusqu’ici, dans l’histoire de la pensée, presque toujours, le statut d’une brute, d’un technicien, inapte à dégager la portée philosophique de ses découvertes et inventions, cette tâche noble incombant toujours au philosophe classique» (op cit. p 475-476).
Selon Cheickh Anta Diop, le «nouveau philosophe intègrera dans sa pensée toutes les promesses qui pointent à peine à l’horizon scientifique, pour aider l’homme à se réconcilier avec lui-même». Dans cette perspective, «les philosophes africains devront participer à cette nouvelle théorie de la connaissance, la plus avancée et la plus passionnante de notre temps».
Jean-Marc Ela n’a pas cherché à masquer les difficultés que présente le projet de refonder les sciences dans le contexte africain. On peut se demander s’il existe dans les sociétés africaines des conditions favorables à l’émergence de la pensée scientifique. Plus radicalement, en Afrique, ce qui est en jeu, ce sont les conditions anthropologiques de l’émergence de la pensée scientifique. Il est nécessaire de préciser le sens de ce questionnement.
Il y a plus d’une trentaine d’années, Georges Balandier avait dirigé une étude sur Les implications sociales du progrès scientifique et technique. Selon cette étude, sans des réformes sociales appropriée, les pays en développement ne peuvent maîtriser la science et la technique moderne. En fait, il faut souligner l’importance du contexte culturel qui a favorisé l’émergence des connaissances scientifiques à l’époque moderne : la Renaissance a coïncidé avec une période de réexamen des textes et des valeurs. Pensons aussi à la philosophie des Lumières qui fut propice à l’éclosion de la pensée scientifique sous l’influence du mouvement des Encyclopédistes.
A ce sujet, la science s’accommode mal avec le dogmatisme. Car elle recourt au doute et à l’analyse critique. En définitive, elle a besoin d’un espace de liberté. De plus, la science s’est imposée par la rupture avec toute vision mystique du monde et de l’existence. Dans ce sens, l’absence de séparation entre le profane et le sacré qui s’impose avec force est un frein au développement de la science.
En considérant le rôle déterminant du contexte culturel dans ce développement, on comprend la question de Joseph Needham: Pourquoi la Chine a-t-elle pu conquérir une telle avance sur les autres civilisations et pourquoi n’a-t-elle pas conservé cet avantage? Tout cela résulte, croit-il, des différences structurelles entre ses systèmes économiques et sociaux et ceux de l’Occident ». (Les Chinois : des précurseurs de la science moderne, Le Courrier de l’Unesco, oct. . 1988, p.8).
On peut se demander si la majorité des Africains d’aujourd’hui s’est éloignée de l’esprit de la Négritude en dépit des ruptures de façade. Pour Senghor, «La Négritude, comme culture des peuples noirs, ne saurait être dépassée ». De fait, elle est la manière de vivre en Nègre. A travers la-non technicité du Noir chantée par l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire (Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole…), c’est le rapport à la science qui est en cause.
Dans Orphée Noir, Sartre a parlé jadis de l’« érotisme mystique » qui constitue un des éléments les plus importants de la Négritude.
Jean-Marc Ela relit Hegel sans discernement. Les propos du philosophe allemand sur l’Africain sont méprisants : «L’Africain ne pense pas, ne réfléchit pas, ne raisonne pas, s’il peut s’en passer. Il a une mémoire prodigieuse […]». Des travaux sont actuellement consacrés à Hegel sous un jour nouveau par des chercheurs africains comme Pierre Franklin Tavarès.
Il revisite des mythes qui ont été accrédités de Lévy-Bruhl à Lévy-Strauss. Il a réhabilité les savoirs des gens de la brousse. Il accepte de vivre dans un état de «dissonance cognitive». Il s’agit de passer d’une culture du consensus à une culture du débat critique et contradictoire. Sans cette mutation radicale de la vie de l’intelligence, aucune remise en question ne peut être toléré. Il faut s’affranchir de la tyrannie de l’Irrationnel.
Si l’Afrique ne peut se prévaloir d’être le continent du rythme et de l’émotivité exaltée par les écrivains de la Négritude, le rapport à la science doit revenir au cœur de toute réflexion sur l’entrée du continent noir dans le nouveau siècle. Ce rapport s’inscrit, en profondeur, dans la perspective de la Renaissance africaine dont Cheickh Anta Diop a pris conscience dans un contexte historique où il révèle les préoccupations qui mettent à l’épreuve les capacités de découverte et d’invention sans lesquelles les Africains sont condamnés à vivre à la marge de la société-monde en gestation.
Les réflexions consacrées à la critique des programmes d’ajustement qui ont eu des effets désastreux sur la recherche scientifique et notamment sur la recherche fondamentale méritent d’être lues attentivement.
Réinventer la science pour construire en Afrique les sociétés où l’être humain peut s’épanouir dans la totalité et la profondeur des dimensions de son existence : tel est de but des réflexions que Jean-Marc Ela soumet à l’examen de ses lecteurs.
NOTE
1) L’Afrique à l’ère du savoir : Science, société et pouvoir – Par Jean-Marc Ela – L’Harmattan 2005 – 410 pages
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** Amady Aly Dieng est économiste, chroniqueur littéraire
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