Analyses critiques sur les problèmes économiques du monde : Déconstruire le discours néolibéral

Ce livre (1) rassemble les communications faites durant l’année 2013 au cours des différentes séances du Forum appelé les « samedis de l’économie », organisé au siège de la Fondation Rosa Luxembourg (Frl) à Dakar, sous l’égide de celle-ci et de l’Africaine de recherche et de coopération pour l’appui au développement endogène (Arcade).

L’idée qui a présidé à cette publication est de mettre à la disposition d’un large public ces communications pour partager avec les lecteurs et lectrices les analyses critiques sur les problèmes économiques nationaux, africains et internationaux.

Les communications ont abordé des sujets, tels que la crise du capitalisme mondial, le concept de développement endogène, les Accords de partenariat économique entre l’Afrique et l’Union européenne. Les débats ont également porté sur le socialisme bolivarien du 21e siècle, la bataille pour la décolonisation de la pensée, en général, et en sciences sociales, en particulier, ainsi que sur la relation – douteuse ou pour le moins controversée – entre démocratie et développement.

Toutefois, les problèmes et politiques économiques du Sénégal ont tenu une large place dans les débats. Avec notamment l’analyse des options économiques du nouveau régime, les questions foncières, celle de l’emploi des jeunes et la politique économique de la Gauche sénégalaise.

Samir Amin a présenté les principales idées contenues dans le livre «L’implosion du capitalisme contemporain». Il a organisé son exposé en quatre points : la nature du capitalisme contemporain ; l’impérialisme collectif de la Triade ; les facteurs explicatifs de l’implosion du capitalisme ; les alternatives.

Avant d’analyser chacun de ces points, S. Amin a tenu à souligner que le capitalisme est un système obsolète qui n’a plus rien à offrir à l’Humanité, sinon encore plus de misère, d’inégalités et de destruction de ressources humaines (chômage à une échelle sans précédent ; sous-emploi de millions de personnes) et de la nature (aggravation du changement climatique ; dégradation de l’environnement). Par conséquent, au lieu de chercher à «sortir de la crise du capitalisme», il faut plutôt «sortir du capitalisme». Et il explique que cette alternative est la seule qui soit dans l’intérêt des peuples et mérite que lui soient consacrés les combats des forces progressistes et révolutionnaires. A la suite de cette introduction, il est revenu en détails sur le contenu de son livre.

Pour S. Amin, le capitalisme contemporain est caractérisé par la domination de monopoles généralisés. Cela veut dire que toutes les sphères de l’économie dans les pays occidentaux et les pays du Sud encore sous domination sont sous le contrôle de monopoles ou d’oligopoles, tant au niveau de la sphère réelle (production et commerce de biens physiques) qu’au niveau de la sphère financière (banques et assurances). Et ce sont ces monopoles qui dictent la conduite des affaires aux politiques, comme on le constate dans pratiquement tous les pays occidentaux. Et la crise actuelle du capitalisme n’a fait que se renforcer ce processus avec les fusions entre grandes entreprises qui se passent dans ces pays.

La transformation du capitalisme contemporain a donné lieu à la transformation de l’impérialisme. A l’existence de divers centres impérialistes, comme on en voyait aux 19e et 20e siècle, a été substitué un impérialisme collectif composé de la Triade : Etats-Unis, Japon et Europe. Les instruments économiques et financiers de cette Triade sont la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (Fmi) et l’Organisation mondiale du commerce (Omc). Son principal bras armé est composé de l’Armée des Etats-Unis et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) dirigé par ces derniers. Cet impérialisme collectif a disposé pendant longtemps de cinq monopoles mais dont certains ont été déjà perdus. Ces monopoles étaient :

1) le monopole de l’accès aux ressources naturelles ;
2) le monopole du contrôle du système financier et monétaire international ;
3) le monopole des systèmes de communication de masse ; 4) le monopole de la technologie de pointe ; enfin
5) le monopole de destruction massive.

Selon S. Amin, des pays comme la Chine, la Russie, l’Inde et dans une moindre mesure le Brésil, ont commencé à briser certains de ces monopoles, notamment les monopoles 1, 4 et 5. Quant au monopole 2, il est en voie de désagrégation par suite de la crise profonde que traversent les pays de la Triade, avec l’affaiblissement du dollar et la montée en puissance des pays du groupe Brics (Brésil, Russie ; Inde, Chine & Afrique du Sud). Seul encore subsiste le monopole du système de communication de masse, mais pour combien de temps encore ?

Les débats qui ont suivi l’intervention de S. Amin ont été très vifs, animés et stimulants. La plupart des intervenants ont mis l’accent sur les responsabilités des forces sociales et politiques de gauche dans la lutte contre le système néolibéral en crise. Toutefois, des divergences sont apparues à propos de la voie que doivent emprunter les forces de gauche pour abattre le système capitaliste et passer à un autre système.

Pour Samir Amin et beaucoup d’autres participants, le marxisme historique et ses développements ultérieurs offrent les outils d’analyse et de mobilisation permettant de dépasser le capitalisme et de construire un système économique et social plus avancé. Toutefois, l’utilisation de l’analyse marxiste doit être adaptée aux conditions de chaque pays, comme l’ont montré les exemples réussis en Chine et au Vietnam notamment. Cependant, d’autres intervenants pensent qu’en Afrique il faut peut-être essayer d’autres voies, comme le Panafricanisme, étant donné que les forces de gauche n’ont pas été capables d’utiliser les outils d’analyse marxiste, excepté dans quelques grands pays, comme l’Egypte, le Soudan et l’Afrique du Sud.

Le marxisme semble offrir les outils nécessaires dans la mesure où toutes les révolutions radicales qui ont émancipé les damnés de la terre l’ont été sous la bannière du marxisme. Cela peut réussir en Afrique comme cela a réussi dans d’autres pays. Il n’y a pas d’incompatibilité entre marxisme et panafricanisme, dans la mesure où les figures de proue du panafricanisme comme Nkrumah, Cabral, Dubois et bien d’autres encore ont été des marxistes ardents. Même ceux des panafricanistes qui ne se réclament pas explicitement du marxisme ne lui sont pas hostiles. Dans leurs écrits ont constate nettement l’influence de l’analyse marxiste.

En ce qui concerne le Sénégal, des appels ont été lancés aux forces de gauche pour qu’elles explorent la voie vers la mise sur pied d’un véritable parti de gauche capable d’offrir une alternative crédible au peuple et de le mobiliser pour apporter les changements économiques, sociaux et politiques auxquels il aspire. De l’audace, encore de l’audace, de la témérité et du courage pour relever les défis du système capitaliste/impérialiste : telles sont les qualités requises pour frayer la voie pouvant mener à la transition au socialisme !

La victoire de Macky Sall le 25 mars 2014 avait fait espérer des changements, voire des ruptures, dans les politiques économiques suivies par le régime de l’ex-président Abdoulaye Wade. Un an après sa prise de fonction, les politiques déclinées par le président Sall sont un mélange de continuité et de rupture timide.

Dans le registre de la continuité, il faut ranger les relations avec les institutions financières internationales, notamment la poursuite de l’instrument de soutien aux politiques économiques (Ispe) ave le Fmi ; la poursuite de l’accaparement des terres au détriment des populations rurales, le train de vie dispendieux de l'Etat du fait de la pléthore de ministères et départements.

Mais quelques ruptures sont à relever, avec la réforme du Code des impôts et l’annonce de la réforme du Code minier, de même que la création de nouvelles institutions de financement, tels que la Banque nationale de développement économique (Bnde), le Fonds stratégique d’investissement souverain (Fondis) et le Fonds national de garantie de l’investissement prioritaire (Fongip). Il y a également un timide retour de l’Etat dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques économiques, avec le rétablissement du ministère du Plan.

Au final, il est difficile de dire qui l’emporte : la continuité ou la rupture. C’est ce que le Dr Chérif Sy essaie de décrypter dans sa communication.

Les négociations entre l’Afrique de l’Ouest et l’Union européenne sont dans une phase critique et les dangers sont réels pour la sous-région. Il y a un risque évident d’éclatement de la sous-région Si l’Ue persiste dans son exigence d’ouverture à 80%. Une telle ouverture serait un très grave danger pour les économies de la sous-région qui ne pourraient pas supporter la concurrence des produits européens, subventionnés de surcroît.(Dr Cheick Tidiane Dièye).

Le lien établi entre démocratie et développement ne correspond ni à l’expérience des pays du Nord ni à celle du Sud. Ce lien est même contraire à la pensée économique néoclassique qui ignore les classes sociales et fustige l’intervention de l’Etat comme une « entrave au développement ». L’on peut dès lors s’interroger sur les motivations réelles des pays occidentaux quand ils font croire aux Africains que la « démocratie » est une condition sine qua non du développement.

La démocratie précède-t-elle le développement ou en est- un des résultats? La démocratie et le développement ont-ils un caractère « universel », revêtant les couleurs de l’expérience occidentale, ou sont-ils tributaires de l’histoire et de la culture de chaque peuple ?

Le Dr Ndongo Samba Sylla pose le débat dans son texte qui est stimulant et provocateur. Les régimes autoritaires ont été plus efficaces pour éliminer l’extrême pauvreté. Parmi les meilleures « démocraties » recensées dans les pays en développement (Inde, Costa Rica, Venezuela, Botswana, Jamaïque, Philippines, Sri Lanka), aucune n’a fait mieux que Taiwan, Hong-Kong et la Corée du Sud par exemple, pays qui ont réussi à éradiquer l’extrême pauvreté.

La démocratie n’a jamais été considérée comme un bien pendant la majeure partie de l’histoire de la pensée politique occidentale. Elle était perçue comme une forme de gouvernement despotique basée sur la terreur et l’injustice. On l’associait également avec la pauvreté et avec une distribution égalitaire des ressources économiques et du pouvoir politique. A la fin du XVIIIe siècle, dans la période révolutionnaire, les pères fondateurs américains, et les classes dominantes plus généralement, était d’avis que la démocratie est un frein au progrès économique et qu’elle est incompatible avec le capitalisme.

Le premier terrain de la lutte pour l’émancipation des peuples est celui des idées, des représentations, et des connaissances (on connaît la dialectique entre vie sociale et conscience sociale telle que développée par Karl Marx). Il existe encore des clichés : les sociétés sont à l’étape «primitive», «sous-développées» de l’évolution de l’Humanité (on parle encore des arts « premiers/primitifs »). L’histoire africaine est définie par rapport à la colonisation : elle est dite «précoloniale» ; «coloniale» ou «postcoloniale».

Dr Ebrima Sall, secrétaire exécutif du Codesria analyse la contribution de son organisation à la décolonisation de la recherche en sciences sociales. Il évoque certains thèmes comme L’Afrique, Berceau de l’Humanité (Lucy, creuset des civilisations, les variantes et les limites de la bibliothèque coloniale.

Ibrahima Sène s’est penché sur la question foncière et notamment sur l’accaparement des terres, la montée de l’agro-business et son impact sur l’avenir des paysans et producteurs du Sénégal.

Les communications du Dr Ndongo Samba Sylla et de Babacar Ndour, enrichies par les observations de Moulaye Seck, tentent de cerner les racines du problème du chômage et de proposer des solutions à ce douloureux problème. Ndongo Samba Sylla s’est livré à l’examen de quelques considérations conceptuelles et méthodologiques. Il a essayé de bien cerner la définition statistique du chômage (selon le Bureau International du Travail, Bit). Babacar Ndour pense qu’il existe des solutions à portée de main. La gauche radicale doit oser penser en dehors du cadre conceptuel conventionnel et proposer des politiques en rupture d’avec celles en cours et dont la poursuite risque de coûter encore plus cher au peuple travailleur, aux masses populaires et même à la classe moyenne en termes de détérioration de leur condition de vie.

En effet, depuis plus de trois décennies, les gouvernements successifs du Sénégal n’ont fait qu’appliquer à la lettre des politiques économiques dictées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Les résistances à ces politiques avaient contraint les différents gouvernements à faire des concessions aux forces populaires sans pour autant rejeter les prescriptions désastreuses de ces deux institutions. Celles-ci sont aujourd’hui discréditées suite à l’effondrement du fondamentalisme de marché dont elles étaient les propagandistes les plus zélés en Afrique.

Cette séance des « samedis de l’économie » a été l’occasion de vérifier si la Gauche avait l’audace intellectuelle et le courage politique de proposer de véritables politiques de rupture capables d’apporter des réponses aux multiples problèmes auxquels est confronté le peuple sénégalais. En fait, la Gauche a été obligée de « sortir du bois », pour ainsi dire, pour expliquer ses options économiques, comme le montrent les trois présentations faites par Mamadou Lamine Diallo, Ibrahima Sène et Ousseynou Ndiaye.

Mamadou Lamine Diallo traite de quelques caractéristiques de l’économie sous le régime du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) et de la nécessité de développer les forces de production dans une perspective historique. Il trace les lignes d’orientation d’une nouvelle gouvernance économique fondée sur le patriotisme économique. Pour lui seule une élite politique nationaliste, acceptant l’esprit scientifique, alliée aux travailleurs et entrepreneurs patriotes des secteurs modernes et informels urbains et ruraux ainsi que ceux de la Diaspora, est en mesure de développer les forces de production. Ce sont ces forces sociales qui sont capables de mettre en pratique le patriotisme économique.

Ce livre est un document qui peut éclairer utilement les discussions relatives au projet de société présenté par la Gauche sénégalaise. Mais certains concepts comme patriotisme économique devraient faire l’objet de débats sérieux et approfondis.

NOTES
1) Volume I des Samedis de l’économie – Par Demba Moussa Dembélé et Alii (Arcade – Fondation Rosa Luxembourg, 2014, 198 pages)

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** Amady Aly Dieng est économiste, chroniqueur littéraire

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