L’Union européenne a un double langage vis-à-vis de l’Afrique et des autres
PAMBAZUKA NEWS : Pourquoi, selon vous, l’Union européenne n’a pas voulu signer avec l’Amérique du Nord ou l’Asie ces accords régionaux qu’elle cherche à arracher aux pays Acp?
MARC MAES : La question est légitime et je n’ai pas encore eu de réponse. Il y a des voix en Europe qui poussent la Commission à signer des accords de libre-échange avec les Etats-Unis et le Canada. Mais elle hésite. Pourquoi ? Est-ce parce qu’elle a des liens commerciaux étroits avec les Etats-Unis, ou parce que les droits de douane ne sont pas élevés et que les investisseurs des Etats-Unis peuvent venir librement s’installer en Europe ? On ne sait pas. Par contre, mon hypothèse pour l’Asie c’est que l’Union européenne a peur de la compétitivité de cette région dans des secteurs comme les services, les marchandises, l’électronique, l’informatique, etc.
Par rapport à l’Amérique, une autre raison pourrait être qu’entre les deux plus grandes régions du monde il y a déjà un tel niveau de relation qu’il n’y a pas besoin de signer des accords. J’y ajouterais aussi le fait qu’il y a une différence d’approche entre Américains et Européens sur des thèmes importants comme la propriété intellectuelle, les services, etc. La dernière raison que j’avancerais tient à une démarche stratégique des deux partie. La Commission européenne cherche d’abord à obtenir un maximum d’accords bilatéraux pour faire accepter dans le monde son approche, de même que les Américains, et quand il faudra discuter chacun viendra avec ses atouts.
PAMBAZUKA NEWS : Y a-il d’autres raisons que celle que vous avez avancées pour l’Asie ?
MARC MAES : Je disais que s’il n’y a pas encore eu de signature d’accord avec l’Asie, c’est parce que l’Union européenne a peur de la compétitivité de cette région dans certains secteurs. Elle sait que pour obtenir des accords avec ces régions, elle ne doit pas seulement demander mais aussi donner. Et la Commission a un peu peur d’ouvrir l’accès à ses marchés à des entreprises qui sont compétitives.
PAMBAZUKA NEWS : Y a-t-il des évolutions à ce propos ?
MARC MAES : Jusqu’en octobre de l’année dernière, l’Ue n’était pas pressée de signer des accords avec l’Asie. Mais cette politique a changé quand la Commission a adopté une nouvelle stratégie commerciale qui s’appelle Global Europe (l’Europe mondiale) et vise à obtenir aussi des accords de libre-échange avec l’Asie. Car des pays de cette région négocient de tels accords entre eux et en font de même avec les Américains. Dès lors, les Européens ont peur de disparaître de ces marchés.
Cette course aux rapports bilatéraux a changé la position des Européens qui veulent maintenant négocier des accords de ce type. Mais la Commission se rend compte que cela va lui coûter cher en termes d’ouverture de son marché. La concurrence sera difficile dans les secteurs où elle n’est pas tellement compétitive comme les textiles, les chaussures, certaines machineries, etc. Malgré tout, il a été calculé que ces accords vont augmenter les exportations et cela pousse à vouloir ouvrir les marchés. Car certains pays d’Europe ont encore une industrie compétitive dans les secteurs concernés.
PAMBAZUKA NEWS : On sait que certains pays d’Asie sont exclus des accords régionaux avec l’Europe, sous le prétexte que leur région n’a pas atteint un certain niveau d’intégration. Or cette logique ne semble pas avoir prospéré avec les pays d’Afrique avec lesquels on serait prêt à signer en rompant les solidarités régionales…
MARC MAES : C’est en effet étrange que la Commission utilise des arguments différents selon les régions. Par rapport à l’Asean, la région du sud de l’Asie, la Commission dit que les pays les moins avancés de cette zone, que sont la Birmanie, le Vietnam et le Cambodge, ne devraient pas participer aux négociations parce qu’ils sont trop faibles pour intégrer des accords de libre-échange. Et pourtant les pays Afrique-Caraïbes-Pacifique sont presque tous des Pma, surtout en Afrique. Donc le raisonnement change selon les régions.
Mais la raison pour laquelle la Commission ne veut pas négocier avec les Pme d’Asie tient au cas de la Birmanie, un pays qui ne respecte pas les droits humains à propos desquels l’opinion publique en Europe est sensible. Donc, une façon diplomatique de rayer la Birmanie c’est d’exclure tous les trois pays pour des motifs liés à leur niveau de développement.
Ce double langage vis-à-vis de l’Asie et de l’Afrique montre que l’argumentaire qu’utilise la Commission ne couvre pas toujours la réalité, ne traduit pas les vraies raisons de son comportement.
PAMBAZUKA NEWS : On parle aussi des mêmes contradictions dans les positions vis-à-vis de l’Amérique centrale et de l’Amérique andine.
MARC MAES : Oui. La Commission leur a toujours demandé d’achever leur intégration avant de négocier avec l’Union européenne, parce qu’ils sont jugés faibles. Mais on voit qu’elle exige déjà des pays Acp qu’ils ouvrent leurs marchés en continuant leur intégration régionale. Je ne comprends pas pourquoi la Commission a toujours ralenti les négociations avec l’Amérique centrale et andine tout en les accélérant avec les Acp. Sans doute est-ce parce que ces régions sont en négociations avec les Etats-Unis et que l’Europe voudrait attendre les résultats de ces négociations pour récolter les avantages concédés aux Américains.
L’autre raison pourrait être que ces deux régions n’ont pas, aux yeux de l’Ue, les mêmes avantages économiques que l’Afrique. Surtout l’Afrique de l’Ouest, qui est un grand importateur des produits agricoles européens.
PAMBAZUKA NEWS : Dans les négociations sur les Ape, la Commission soutient qu’il est impossible de reporter la date-butoir du 31 décembre. Pourquoi est-ce impossible ?
MARC MAES : Quand la Commission assure qu’elle ne va pas reculer, alors que la Cedeao assure qu’elle ne peut pas signer à cette date, on va, dans la région ouest-efricaine, vers une politique de deux poids deux mesures. Avec des pays Pma qui vont bénéficier du programme Tout sauf les armes et des Pays en développement qui seront soumis au système généralisé des préférences. Est-ce un bon moyen de faciliter l’intégration ? Je ne pense pas. L’Afrique de l’Ouest a dit qu’elle n’est pas, comme région, prête à signer. La Commission européenne lui propose de signer des accords intérimaires ou provisoires. De même que des pays pourraient signer individuellement des accords bilatéraux en tournant le dos à la dynamique régionale. Cela va encore nuire l’intégration régionale.
Même dans le cas où tous les pays en développement signent et que les Pma ne signent pas, parce qu’ils ont déjà un accès aux marchés dans le cadre du régime Tous sauf les armes, cela aurait le même effet sur l’intégration. Or, à côté de tout ce qui est économique il y a la nécessité d’avoir une vison régionale. Si les pays ne se trouvent plus dans un même régime, ne négocient plus ensemble, cela va freiner la dynamique d’intégration régionale qui existe.
Au lieu de chercher à tout prix à signer des accords provisoires, intérimaires, exhaustifs, bilatéraux ou régionaux, la Commission doit donner plus de temps à la négociation pour que la région, dans son ensemble, négocie des accords qui sont dans son intérêt. Pour cela, elle doit retourner vers l’Omc et demander une extension de la dérogation pour les Accords de Cotonou, ou bien accorder d’autres mesures transitoires pour assurer que la région reste ensemble et que l’intégration régionale sera renforcée.
PAMBAZUKA NEWS : Le Commissaire européen, M. Mandelson, soutient que l’Ue pourrait se contenter pour le moment d’un accord sur les marchandises. Mais cela aussi semble poser problème.
MARC MAES : La Commission a toujours insisté sur le fait que les accords de partenariat économique sont des accords exhaustifs. Donc on n’y retrouve pas seulement des accords sur les marchandises, mais aussi des accords sur les services, les investissements et d’autres thèmes. Mais sachant qu’il est impossible d’obtenir des accords exhaustifs d’ici la fin de l’année, elle a abandonné cette idée et elle veut se concentrer sur les marchandises. Mais cette position ignore le fait que la plus grande partie du blocage dans les négociations actuelles tourne autour des marchandises.
La question de la période transitoire, des règles d’origine, du taux de couverture, des produits sensibles, des mesures de sauvegarde, etc., constitue un dossier important pour des régions où l’agriculture est importante. Pour les Acp, ce sera donc difficile d’arriver à des conclusions communes, région par région, vers la fin de cette année. Cette proposition d’un accord portant sur les marchandises seulement ne résout donc pas les problèmes des négociations. Il faut la rapporter.
PAMBAZUKA NEWS: Si le blocage persiste, et que la Commission européenne ne veuille pas demander une dérogation auprès de l’Omc, comment voyez-vous l’évolution des relations commerciales internationales ?
MARC MAES : Il y a beaucoup de problèmes dans les négociations mondiales, avec le Cycle de Doha qui n’avance pas. Doha a toujours été présenté comme un cycle de développement, mais on voit qu’après six ans de négociation il ne va nulle part. Les positions restent bloquées sur les questions de développement et on se retrouve dans le même cas de figure avec les Ape. Peut-être que les deux échecs vont encourager les pays riches et l’Union européenne à réfléchir sur ce que le commerce signifie pour le développement, sur ce qu’ils peuvent demander aux pays en voie de développement et aux Pma dans les négociations de ce genre.
Le problème des Ape c’est qu’ils sont basés sur un article de l’accord international sur les marchandises (Article XXIV du Gatt, Ndlr) qui ne prévoit pas de traitement spécial et différencié pour les pays en voie de développement, et certainement pas pour les pays les moins avancés. Donc, la Commission européenne utilise un outil qui n’est pas adapté à la situation des pays pauvres. En tout cas, il est inacceptable qu’au 1er janvier 2008 l’Union européenne introduise des droits de douane qu’elle n’a pas utilisés depuis trente ans. Elle doit chercher une autre solution et ne pas pousser les pays en voie de développement à accepter des accords qui ne sont pas dans leur intérêt.
• Marc Maes est chargé des programmes de l’Ong belge CNCD-11.11.11, qui mène campagne en faveur de la souveraineté alimentaire, avec le soutien de la Plate-forme souveraineté alimentaire, qui rassemble en Belgique francophone les ONG de développement, les environnementalistes, les associations de consommateurs et les organisations paysannes et d’agriculteurs.
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