Kenya : Les origines de la crise
Pour beaucoup de par le monde – et même pour nombre des Kenyans, la violence qui a suivi l’élection présidentielle du 27 décembre 2007 au Kenya se présente comme une surprise. Malheureusement, cela n’aurait pas dû être le cas. La conjugaison de facteurs économiques et ethnico-politiques au Kenya avait créé un mélange explosif qui n’attendait que le bon – ou « mauvais » moment pour exploser. Lors de l’élection de 2002, on avait presque frôlé la catastrophe; cette fois par contre les circonstances favorables qui l’avaient entourée ne se sont pas présentées à nouveau.
La « démocratie » dans la vie politique au Kenya
Pour comprendre la crise au Kenya dans le contexte de sa situation nationale, régionale et mondiale, il est nécessaire de s’intéresser à la nature du régime qui a suivi l’indépendance en 1963. La Grande Bretagne s’était retiré du pays sur fond de peur bleue que la révolte anticoloniale Mau Mau de 1952-1960 pourrait empiéter sur la pratique politique du nouvel Etat et déboucher sur une violence accrue. Rien de pareil ne s’est passé, en partie grâce à l’accession à la présidence du leader du mouvement nationaliste Jomo Kenyatta qui, une fois arrivé au pouvoir, est passé d’un nationalisme radical à une pratique politique conservatrice de type bourgeois.
Kenyatta appartenait au groupe ethnique des Kikuyu (ou Gikuyu) et l’énigmatique mouvement Mau Mau était en grande partie un phénomène Kikuyu (la plupart des 12 000 rebelles ou "suspects" tués par les forces coloniales dans une brutale campagne étaient des Kikuyu). Ceci avait fait croire à tort aux Britanniques que Kenyatta était le leader des Mau Mau. Mais dans tous les cas, en devenant président, Kenyatta – chef de l’Union Nationale Africaine du Kenya (Kanu) dans un système de parti unique – adhérait à la politique extrémiste tribaliste et a gagné à ses vues la nouvelle bourgeoisie « kenyane » composée des Kikuyu et des membres des tribus connexes telles que les Embu et les Meru. Au moment de sa mort en 1978, la plupart des richesses du pays et le pouvoir étaient entre les mains de l’organisation qui regroupaient toutes ces tribus : L’Association Gikuyu-Embu-Meru (GEMA).
Le Kenya compte quarante huit tribus, dont trois à elles seules - les Kikuyu, les Luo et les Luhyia – représentent près de 65% de la population. Au même moment, les tribus GEMA qui pendant le règne de Kenyatta (1963-78) représentaient près de 30% des Kenyans, s’étaient concentrés dans la région montagneuse de la province centrale. (…) Pendant le règne de Kenyatta le deal était simple: les Kikuyu et leurs parents de moindre envergure, après s’être mis en accord avec les tribus minoritaires, géraient tout. Les Luo, qui ont finalement tenté de défier ordonnancement, ont été marginalisés par la force sous les yeux des Luhyia plutôt prudents.
Après la mort de Kenyatta en 1978, son vice-président Daniel arap Moi – qui appartenait à la tribu minoritaire des Kalenjin – a hérité du pouvoir, avec l’assentiment qu’il ne violerait pas l’arrangement conçu pour maintenir les deux autres grandes tribus (et en particulier les Luo) hors du pouvoir. Mais Moi a utilisé son nouveau statut pour diviser de manière intelligente ses alliés Kikuyu (parmi eux l’homme qui devait lui succéder comme président, Mwai Kibaki), dans le but évident de les reléguer au second plan.
Avant 1986, Moi avait concentré la réalité du pouvoir – et l’essentiel des avantages économiques qui vont avec – entre les mains de sa tribu des Kalenjin et une poignée d’alliés appartenant à des groupes minoritaires. Mais la domination des Kikuyu avait seulement été contenue, pas détruite. Sous le règne de Jomo Kenyatta, ces derniers – qui jouaient les martyrs en raison de leurs souffrances pendant “l’état d’urgence” Mau-Mau, et comptant sur le soutien tacite du gouvernement - avaient étendu leur influence bien au-delà de leurs territoires traditionnels et « repris les terres qui leur volées par les Blancs », même lorsque ces dernières appartenaient précédemment à d’autres tribus. Ainsi, les « colons » Kikuyu s’étaient déployés partout au Kenya, créant souvent de sourdes hostilités en milieu rural.
Daniel arap Moi, fera montre d’un art consommé pour tourner l’équilibre ethnico politique à son avantage. Les deux premières élections multipartites, suite à l’émergence d’autres mouvements défiant le Kanu (en 1992 et 1997), ont ainsi été l’occasion pour l’Etat de gérer avec doigté la violence ethnique en vue de réaliser deux objectifs : mettre les kikuyu hors d’état de nuire et dresser les alliés minoritaires des Kalenjin les uns contre les autres afin de mieux les contrôler.
Cependant, au moment où survient l’élection de 2002, le système avait fini de suivre son cours : les bailleurs de fonds étrangers se détournaient du pays, le président Moi (après vingt-quatre ans de règne) vieillissait, et l’opposition “démocratique” prenait de la vitesse. Mais si tout le monde s’accordait sur le principe de débarrasser le Kenya de son Etat autoritaire dirigé par les Kalenjin, la question de savoir qui le remplacerait restait ouverte.
Moi pensait que la meilleure façon pour lui de maintenir son influence sur la politique, après avoir quitté la présidence, serait de choisir le propre fils de Kenyatta, Uhuru, comme candidat du parti au pouvoir. Cette manœuvre, à ses yeux, rallierait tous les Kikuyu derrière un symbole prestigieux mais vide (Uhuru n’était pas particulièrement brillant et son nom sonnait plus fort que sa personnalité). Mais le stratagème a eu l’effet inverse et l’opposition se rallia à l’homme politique chevronné kikuyu qu’était Mwai Kibaki, créant ainsi une situation exceptionnelle dans laquelle tous les deux candidats les plus en vue appartenait à l’ethnie kikuyu. Toutefois, ils étaient très différents à bien des égards : l’un incarnait le fantôme de la quasi-dictature d’hier, tandis que l’autre était perçu comme une lueur d’espoir de voir l’ouverture démocratique se produire.
Ce contraste a fort heureusement débarrassé l’élection de son caractère ethnique, la transformant en une confrontation entre l’ancien et le nouveau. A l’époque, Raila Odinga, homme politique le plus en vue de l’ethnie luo, battait une campagne sans relâche pour Kibaki et mobilisait ses partisans tribaux derrière un homme perçu comme le candidat du changement. Le marasme économique qui a caractérisé les années précédentes a fait que la plupart des espoirs placés en Kibaki étaient à caractère économique, avec cette vision qu’il relancerait l’économie et procéderait ensuite à une répartition plus équitable des retombées.
L’Administration Kibaki
Mwai Kibaki a été élu président de la république en décembre 2002 avec plus de 62% des voix. Les bailleurs de fond étrangers du pays se sont empressés de qualifier le scrutin de “triomphe de la démocratie”. Ils avaient raison d’une certaine manière – le scrutin avait été libre et démocratique, et le candidat du changement avait été élu. Mais, sous un autre rapport, c’était comme prendre ses désirs pour des réalités, car ce qui apparaissait comme une “détribalisation” de l’élection était plus un concours de circonstances fortuites qu’une perte de vitesse de la force d’attraction de la politique à caractère ethnique.
N’empêche, les mots clés qui ont dominé la campagne avaient été l’« espoir » et le « changement », et dans une certaine mesure la nouvelle administration Kibali a réussi à tenir ses promesses. L’économie a effectivement été relancée et le Kenya a enregistré une reprise économique spectaculaire largement basée sur les recettes économiques keynésiennes et profitant d’un environnement international favorable.
Ceci s’illustre par le taux annuel de croissance durant la période 2002-2007, qui révèle une amélioration progressive passant de -1,6 % en 2002 à 2,6% en 2004, 3,4 en 2005 et une estimation de 5,5% en 2007. Mais ceci n’était qu’une seule face de la pièce. De l’autre côté, les inégalités sociales se sont intensifiées, les fruits de la croissance économique ont été distribuées de manière disproportionnée en faveur des riches (et, parmi ceux-ci, aux riches Kikuyu) et la corruption a atteint des proportions inédites qui rappellent à bien des égards les excès des années du règne de Moi.
Lorsque John Githongo, l’homme nommé par le président Kibaki pour combattre la corruption, a sonné l’alerte en janvier 2005, il a dû aller se réfugier en Grande Bretagne craignant pour sa vie. Githongo est lui-même Kikuyu, et sa dénonciation d’une longue série de scandales financiers dans laquelle des centaines de millions de dollars avaient disparu avait été perçue comme une trahison de sa tribu ainsi que du gouvernement qu’il servait.
En outre, la situation sécuritaire au Kenya s’était vite détériorée, les citoyens ordinaires étant les principales victimes d’un triple processus:
- une montée fulgurante de la criminalité dans les zones urbaines,
- des revendications agraires rivales débouchant sur des batailles rangées entre des groupes ethniques se battant pour la possession des terres, surtout autour du Mont Elgon et à Kisii,
- une vendetta entre la police et la secte Mungiki, qui a causé la mort de plus de 120 personnes au cours de la période de mai-novembre 2000.
Mungiki est un croisement bizarre le néo-traditionalisme pré-chrétien des Kikuyu et une bande d’extorqueurs de fonds. La secte a effectué des rackets de protection sur les itinéraires empruntés par les matatu (taxi collectifs), qui l’ont aidée à prospérer dans les voisinages urbains les plus pauvres et dans les squatter des paysans sans terres de la province centrale ; elle a également une tradition consistant à louer les services de ses nervis à des candidats en lice au cours des campagnes électorales.
En 2002, les Mungiki avaient soutenu le camp perdant d’Uhuru Kenyatta. Cette alliance leur ayant coûté cher en termes d’influence politique, ils ont tenté en vain de reconquérir le terrain perdu en intensifiant leur emprise terroriste sur la population vivant dans des taudis et sur les propriétaires des matatu.
Le résultat conjugué de ces diverses opérations était un sentiment de profond mécontentement – pas autant envers la personne du président Kibaki que de son entourage, avec ses inconditionnels voleurs, et avec son incapacité à compatir et à faire quelque chose au sujet du sort des pauvres Kenyans (rendu d’autant plus choquant par le niveau de croissance économique que connaissait le pays). Raila Odinga, le candidat du Mouvement Démocratique Orange (MDO), était alors en mesure de faire fonds de cette frustration d’une manière qui faisait apparaître des motivations de divers ordres:
- ethnique : les Kikuyu s’étaient emparé de tout et toutes les autres tribus avaient perdu,
- politique : Kibaki n’a pas tenu ses promesses de changement,
- social : la criminalité et la violence sont hors de contrôle
- économique : à quoi sert la croissance économique si ses retombées ne sont pas ressenties par les citoyens ordinaires.
Alors que la campagne électorale s’approchait de son point d’orgue en décembre 2007, l’opposition représentée par le MDO jouissait d’une large avance dans les sondages d’opinion et semblait prête à bouter hors du pouvoir le Parti de l’unité Nationale de Kibaki (PNU)
L’élection de décembre 2007
Les élections du 27 décembre 2007 ont été à la fois des élections présidentielle et législatives. Au niveau législatif, 2.548 candidats issus de 108 partis politiques se sont disputés 210 sièges ; au niveau présidentiel, trois candidats – le président sortant Mwai Kibaki , le leader du MDO Raila Odinga et l’ex-ministre des Affaires étrangères Kalonzo Musyoka (qui est entré en dissidence contre le MDO) – étaient en lice.
Tout le monde (y compris lui-même) savait que Kalonzo Musyoka n’avait aucune chance de remporter l’élection présidentielle et qu’il cherchait simplement à occuper la position stratégique d’allié post-électoral qui pourrait vendre son soutien au candidat sorti en tête du scrutin avec une légère avance sur son rival, pour lui reporter ses voix. Kalonzo Musyoka appartient à l’ethnie des Kamba, et les Kamba – quoique étroitement liés aux Kikuyus avaient choisi de soutenir le camp britannique durant la révolte des Mau Mau. Ceci leur confère un statut hybride dans le paysage ethnico politique du Kenya, dans lequel ils ont la capacité de s’allier aux Kikuyus ou de voter contre eux.
Le scrutin a été controversé pour un certain nombre de raisons. Les listes électorales ont fait l’objet d’une révision incomplète ou, dans certains cas, n’ont même pas été révisées. Les noms de personnes décédées figuraient encore sur les listes électorales et les électeurs ayant changé de domicile n’ont pas vu leurs noms rayés et se sont réinscrits à leur nouvelle adresse. Les règles régissant l’assistance qui pourrait être donnée aux électeurs analphabètes (près de 80% du corps électoral dans des circonscriptions éloignées) n’ont pas été rigoureusement appliquées. Les observateurs nationaux et étrangers n’avaient pas toujours accès aux bureaux de vote, et plus tard aux bulletins de vote.
Mais tout compte fait, la partie législative des élections s’est correctement déroulée. Vingt deux partis ont obtenu des sièges, quoique seuls quatre partis politiques puissent être considérés comme “sérieuses” (les dix-huit autres ont eu entre un et trois députés, partageant un total de vingt huit sièges) :
- Le MDO de Raila Odinga a obtenu quatre-vingt douze sièges,
- Le PNU de Mwai Kibaki a obtenu trente quatre sièges
- L’ODM-K faction dissidente de Kalonzo Musyoka a obtenu seize sieges
- Le Kanu de Uhuru Kenyatta a obtenu onze sièges.
Les résultats parlent d’eux-mêmes : avec 45% des députés, l’opposition dispose d’une majorité absolue sur l’administration actuelle.
Voilà ce qui explique que les résultats de l’élection présidentielle sont effectivement suspects. La Commission électorale du Kenya (ECK) a déclaré le 30 décembre que Kibaki avait recueilli 4.584.721 voix contre 4.352.993 pour son rival Raila Odinga, et a immédiatement procédé à l’installation officielle du président sortant comme président de la république. Cette faible marge (d’un peu plus de 230.000 voix, soit environ 2,5% des suffrages exprimés) est très fragile en raison des faits suivants.
Dans soixante douze des circonscriptions électorales, les chiffres sur les feuilles d’émargement signés par les membres de la ECK et les représentants des candidats sont différents des chiffres publiés par la Commission nationale de recensement des votes. Dans la circonscription de Ole Kalou, par exemple, les chiffres de la ECK locale créditent Mwai Kibaki de 72.000 voix et Raila Odinga de 5.000 voix sur 102.000 suffrages enregistrés. Avant que les chiffres pour la même circonscription ne soient publiés au niveau central, le décompte des voix de Kibaki avait atteint 100.980 voix (soit 99% des électeurs inscrits).
La même tendance s’était répétée ailleurs. Dans la circonscription de Elmolo, la ECK locale avait crédité Kibaki de l’avoir remporté avec 50.145 voix, ce chiffre a été porté par la suite à 75.261 voix au niveau national. Dans celle de Kieni, l’écart était de 54.337 (au niveau local) et 72.054 (au niveau national). Dans diverses autres circonscriptions (Lari, Kandara, Kerugoya) plusieurs autres centaines avaient "voté" dans l’élection présidentielle que dans les législatives, même si les deux scrutins ont eu lieu en même temps.
Tout ceci laisse penser à une forme limitée mais généralisée de bourrage des urnes qui n’aurait pas eu de telles conséquences désastreuses si la course à la présidence n’avait pas été si serrée. Le 1er janvier, le président de la ECK, Samuel Kivuitu, a reconnu : "Je ne sais pas celui qui a remporté l’élection et je ne le saurai que lorsque j’aurai accès aux archives originales, ce que n’est actuellement pas dans l’ordre du possible à moins que les tribunaux ne l’autorisent".
Il semble que le vote en faveur de Mwai Kibali ait été artificiellement gonflé, et que celui pour Raila Odinga n’ait fait l’objet d’aucune manipulation. Les preuves en attestent à suffisance : même si le redécoupage abusif des circonscriptions électorales avait dénaturé le scrutin des législatives par rapport à la présidentielle (pendant le règne de Moi, les circonscriptions kikuyu “défavorables” avaient vu leur poids démocratique fortement érodé de cette manière là), comment la tendance pro-MDO au niveau parlementaire pourrait-elle se transformer en un soutien contradictoire en faveur du président anti-MDO ? La perspective d’un vote à double personnalité est lointaine, puisqu’elle requiert que presque tous ceux qui votent pour les partis minoritaires votent également pour Kibaki.
La suite sanglante
Les résultats de cette manipulation ont été désastreux (Ndlr : le chiffre de 700 morts est avancé). Presque immédiatement après que la ECK a déclaré Kibati vainqueur, les taudis de Nairobi et la province occidentale ont explosé, la violence des habitants des taudis exprimant leur frustration sociale et les attaques des habitants de la province occidentale à coup d’incendie criminel et d’attaques à la machette, le fruit de la haine des « colons » Kikuyu. La violence politique doit donc être perçue comme ayant un caractère à la fois tribal et socio-économique ; parce que, même si tous les Kikuyus bénéficient des largesses du régime, plusieurs bénéficiaires riches du régime sont des Kikuyus. Une telle situation rappelle – surtout pour les Luo – les frustrations des années 1960 et 70.
Cependant, le vote en soi était d’abord et avant tout un vote contre le régime, plutôt qu’un vote simplement anti-Kikuyu : six membres du gouvernement seulement ont survécu au raz-de-marée, et nombre des victimes – y compris le vice-président Moody Awori, le ministre du plan Henry Obwocha, le ministre des routes Simeon Nyachae, et le ministre du tourisme Moses Dzoro – n’étaient pas d’origine kikuyu. Même les quelque Luo ou autres habitants de la province occidentale qui étaient membres du PNU ont perdu leurs sièges. Plusieurs survivants de l’administration Moi – tels que l’ex-ministre Nicholas Biwott ou le propre fils de Moi, Gideon Moi – ont également été battus à plate couture, souvent par des candidats inconnus qui ont facilement conquis leur siège. C’est la raison pour laquelle les partis minoritaires ont remporté autant de sièges : le fait d’être député sortant était un handicap et les électeurs semblaient être prêts à élire quiconque emblait prêt à promouvoir le changement.
C’est lorsque la tendance vers le changement tant attendu semblait sur le point d’être bloquée, encore une fois, par l’homme qui l’avait déjà trahie après 2002 que la violence a explosé. La configuration des deux rapports - Luo-Kikuyu, et Kikuyu avec le pouvoir – signifiait, dans les circonstances actuelles, que la situation ne pouvait tourner qu’au désavantage des Kikuyus.
Pendant que les Luo ont massacré les colons Kikuyu en leur sein dans l’ouest, les bandits Mungiki ont rallié la tribu et se sont mis à tuer les Luo dans les taudis de Nairobi, espérant entrer dans les bonnes grâces des grands patrons de Kiambu, Nyeri et Murang'a. Il y a déjà 250 000 personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays et des réfugiés (en Ouganda). Les usines ne fonctionnent pas, plusieurs routes sont fermées et les crises alimentaires et humanitaires pointent à l’horizon. En Ouganda, au Rwanda et dans la partie orientale de la RD Congo, l’interruption des approvisionnements en carburant venant de Mombasa constitue une menace contre le transport. Même la Tanzanie commence à sentir les contrecoups des perturbations. Selon une estimation conservatrice, l’économie kenyane est en train de perdre $30 millions de dollars par jour et les pertes pour la région dans ensemble doivent être beaucoup plus lourde.
Le 2 janvier 2008, Kibaki a annoncé qu’il était prêt à dialoguer avec les parties concernées". Ceci constituait un bon départ mais, encore une fois, le président, âgé de 76 ans, semble prisonnier de son passé (et peut-être de son entourage). Il a fait patienter Desmond Tutu venu d’Afrique du Sud dans un effort de médiation (ce qui contraste avec l’attitude de Raila Odinga qui a immédiatement reçu Tutu) ; et lorsque le 3 janvier le procureur général Amos Wako a annoncé la création des trois comités destinés à trouver une solution à la crise (sur la paix et la réconciliation, sur les aspects médiatiques de la situation et sur les questions juridiques), ces structures étaient remplies de politiciens en perte de vitesse comme Simeon Nyachae, Njenga Karume ou George Saitoti, dont la plupart avaient perdu leurs sièges au terme de l’élection.
Le 7 janvier, Kibaki a invité le président du Ghana, John Kufuor, à reprendre l’effort de médiation qui était proposé au tout début de l’escalade de la violence ; et a proposé de créer un gouvernement d’union nationale avec l’opposition qui (selon une déclaration officielle) "réaliserait non seulement l’unité des Kenyans, mais aussi aiderait dans le processus de salut et de réconciliation". Ceci constitue une rupture habile avec la vantardise de son mot de remerciement précipité du 30 décembre, lorsqu’il avait déclaré: "Mes chers concitoyens, vous m’avez accordé votre confiance en me confortant dans les valeurs et principes... que nous avions définies il y a cinq ans. Vous avez choisi les dirigeants que vous souhaitez être à votre service au cours des cinq prochaines années".
Dans les circonstances actuelles, la prétention n’a été ni véridique ni réaliste. On ne sait pas si les dernières manoeuvres de Mwai Kibaki représentent un véritable changement de position ou un réajustement tactique à des conditions difficiles. De toute façon, la formation d’un gouvernement d’union nationale est maintenant le seul compromis, quoique pénible, disponible pour que la violence au Kenya puisse être contenue et que des progrès soient réalisés au delà ce cauchemar. Après tout, une appréciation juste et franche de ce qui est arrivé au Kenya doit être tenté.
* Gérard Prunier, historien et chercheur au CNRS, spécialiste du Soudan, de l'Afrique de l'Est et de la région des Grands Lacs
* Texte publié par OpenDemocracy, un site web sur les affaires internationales...
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