L'homosexualité ce n'est pas les autres
«L’homosexualité expliquée à ma mère », c’est le titre d’un article publié dans la presse par l’écrivain marocain Abdellah Taïa (http://www.telquel-online.com/367/actu_maroc1_367.shtml). Une lettre qui commence ainsi : « C’est la première fois que je vous écris. Une lettre pour vous tous. Pour toi, ma mère M’Barka. Pour vous mes sœurs, mes six sœurs. Et pour vous mes deux frères. Je vous écris par mon cœur et ma peau ces lignes qui sortent enfin de moi et qui me viennent aujourd’hui dans l’urgence. Je ne peux pas ne pas les dire, les tracer. Vous les envoyer. Expliquer ma démarche, ce que je suis, ce que j’écris et pourquoi je le fais. »
Un autre écrivain marocain, Rachid Benzine, lui répond et le soutient.
Dans un pays fortement islamisé comme le Maroc, on l’homosexualité est réprimée, c’est une barrière qui tombe dans ces affirmations publiques.
Ces actes sont posés à un moment plusieurs pays en Afrique connaissent une grande mobilisation contre l’homosexualité. Parfois de façon violente. Il en est ainsi au Sénégal où, depuis 2008, plusieurs homosexuels ont été arrêtés dans ce pays. En février dernier, neuf d’entre eux avaient été condamnés à huit dans de prison. Leur libération en appel, après un procès qui a fait état de vice de forme dans l’enquête de police, a entraîné des réactions en chaîne. Des associations de religieux se sont ainsi liguées pour aller en guerre contre l’homosexualité (http://tinyurl.com/dlrm8c).
Les mêmes élans sont notés au Burundi, où les députés ont adopté le 22 avril un nouveau code portant sur la pénalisation de l’homosexualité (http://tinyurl.com/dcn9eg). Au Kenya, des violences sont signalées contre les homosexuels et les lesbiennes (http://pambazuka.org/en/category/action/55780), alors qu’en Ouganda un journal a publié une liste de cinquante personnes accusées d’être des homosexuels et des lesbiennes, mais dont la plupart se trouve être des activistes membres de l’associations Minorités sexuelles en Ouganda (http://www.pambazuka.org/en/category/blog/55795).
Face à l’homophobie, Rachid Benzine pose le débat. Pambazuka vous propose son texte.
(…) La "question homosexuelle" ne laisse personne indifférent. Quel père, quelle mère vivant dans une culture traditionaliste, où l'homosexualité est taboue, peut évacuer la pensée que l'un de ses enfants, fille ou garçon, puisse être homosexuel(le)? Quelle femme, quel homme, dans notre culture, peut accepter sans trembler que l'un de ses frères ou une de ses soeurs ait en propre cette tendance psychologique, affective, intellectuelle ? L'homosexualité, ce n'est pas (seulement) les autres. ??
Après t'avoir lu dans les colonnes de TelQuel, je veux te dire, d'abord, mon respect pour ton courage. Dans notre pays, l'homosexualité est toujours considérée comme un comportement méprisable et condamnable, quand bien même cette orientation de la sexualité humaine est très présente. Mais on ne veut pas se l'avouer. T'exposer ouvertement comme homosexuel dans un pays musulman, comme tu l'as fait à plusieurs reprises, est précieux pour que des débats féconds, à la fois historiques, éthiques, scientifiques et culturels, aient lieu dans nos sociétés conditionnées par une politique de traditionalisation.
(…) L'homosexualité appartient à l'histoire de la condition humaine. Il n'y a pas de civilisation qui n'ait connu et ne connaît ce phénomène. Certaines sociétés, cependant, se montrent plus tolérantes et permettent sa manifestation dans des limites plus ou moins étendues, tandis que d'autres - c'est le cas le plus fréquent - veulent l'"éradiquer", et punissent sévèrement les "coupables". Dans l'histoire des sociétés musulmanes, plusieurs grands poètes arabes, perses, ou turcs du huitième au quinzième siècles (Al-Jahiz, Abu-Nuwas, Khalid Al-Katib, Ahmad al-Tifachi, Muhammad Ibn-Daniyâl, Muhammad Al-Nawadji...) rappellent que l'homosexualité a été acceptée parfois bien mieux hier qu'aujourd'hui.
Homosexualité, pourquoi ?
Les "causes" de l'homosexualité font débat. Pendant des siècles, on a considéré que ce comportement était un défi lancé à une sexualité destinée avant tout à la reproduction de l'espèce humaine. C'est la perception courante, particulièrement celle des institutions religieuses, qu'elles soient juives, chrétiennes, musulmanes ou bouddhistes. Ne serait-on pas devant une négation de la différence des sexes présente dans l'ordre naturel, et donc voulue par Dieu ? Ne va-t-on pas freiner, voire arrêter, la procréation ?
Pourtant, depuis le développement de la psychologie et surtout de la psychanalyse, on sait que l'homosexualité n'est pas d'abord un choix libre, mais une orientation affective et sexuelle qui s'impose aux individus. Parfois ils peuvent la mettre en relation avec leur histoire personnelle, parfois non. Aimer ou éprouver une attirance physique pour des personnes de même sexe est d'abord un fait, et non pas une transgression volontaire. C'est ainsi, et c'est vécu plus d'une fois de façon dramatique - comment pourrait-il en être autrement dans le contexte social actuel ? ??
Mais la plupart des sociétés démocratiques du monde ont, ces dernières années, pris en compte cela et dépénalisé l'homosexualité. Elles ont avancé vers une égalité des droits qui, à son tour, contribue à une acceptation plus grande par l'opinion publique. Des personnages politiques de premier plan, comme l'actuel maire de Paris, ont été élus sans cacher leur homosexualité. Le Maroc va-t-il suivre cette voie, la refusera-t-il en bloc, ou cherchera-t-il à trouver sa propre voie ? (Le) combat, c'est qu'un jour proche, la législation et les mours de notre pays puissent suivre, ou du moins s'inspirer du chemin qu'ont pris, ces dernières années, de nombreuses sociétés occidentales mais aussi, par exemple, celle de l'Afrique du Sud. ??
Une telle voie est-elle possible aujourd'hui au Maroc ??Il faut dire que nous autres Marocains ne sommes pas très lucides sur certains de nos comportements. Notre grand souci de la pudeur fait que la plupart d'entre nous vivent en général dans des espaces où hommes et femmes sont séparés. Mais, alors que l'homosexualité est fortement condamnée, nous vivons dans un climat qu'on peut qualifier de très "homo-sensuel". Si les gestes d'affection entre hommes et femmes sont prohibés en public, ils sont en revanche considérés comme normaux entre hommes ou entre femmes ! Nulle part autant qu'au Maghreb, les hommes ne se touchent et s'embrassent autant et aussi affectueusement !
Mais ne serait-ce pas là, même s'il ne s'agit pas d'homosexualité "génitale", un prolongement ou une forme "atténuée" ou imparfaite d'homosexualité ? Ainsi le perçoit en tout cas le regard occidental. J'entends les cris d'horreur ! Et pourtant ! Nous devons, maintenant que nous sortons de la société traditionnelle, regarder ces questions en face et de façon responsable.
Mais plutôt que de comprendre, d'expliquer et de légiférer, on préfère "diaboliser". C'est tellement plus simple de décréter que ce que nous n'aimons pas, pour diverses raisons, "c'est la faute des autres". Je m'interroge vraiment sur les fondements de cette incompréhensible haine que beaucoup de gens vouent à l'homosexualité et aux homosexuels. Cette haine incompréhensible est-elle motivée par l'angoisse que les homosexuels sapent les fondements de la famille ?
(…) En réalité, cette incompréhension, si répandue dans l'ensemble de notre société, est sans doute le résultat de toutes les frustrations accumulées, particulièrement les frustrations sexuelles. Il faut y voir, me semble t-il, un exutoire commode, comme l'a montré l'ahurissante et inquiétante histoire de Ksar El-Kébir, en novembre 2007. Il faut peu de choses pour faire jaillir la violence, la colère et la haine de beaucoup de nos concitoyens ! ??
Sexe, individu et religion ??
Dans la société marocaine, le "phénomène homosexuel", ses manifestations, sa visibilité, ne sont évidemment pas sans liens avec la dimension religieuse. Ici, il ne faut pas se le cacher : nous nous trouvons confrontés à de sérieuses difficultés. Mais je fais remarquer ceci : on peut faire dire au Coran bien des choses, et souvent par ignorance. Si, pour les versets concernés, l'on prend en compte, comme on doit le faire aujourd'hui, l'histoire, l'anthropologie, la linguistique, l'analyse littéraire, l'intertextualité avec la Bible, et bien d'autres référents, que constate-t-on ? Et d'abord, quels sont ces versets ? ??
Dans la sourate 7, versets 80 et 81, se trouve cette admonestation de Loth, le neveu d'Abraham, adressée à son peuple : "Allez-vous en venir à une turpitude où nul de par les mondes ne vous a précédés ? Vraiment ! Vous allez de désir aux hommes au lieu de femmes ! Vous êtes un peuple outrancier !" D'autres passages coraniques identifient le crime commis par le peuple de Loth à la pratique de l'homosexualité. Ainsi, dans les versets 165-166 : "Faut-il qu'entre tous les mondes vous alliez aux mâles et laissiez de côté ce que votre Seigneur vous a créé d'épouses ? Non, mais vous êtes gens transgresseurs !" Ou encore, versets 28-29 : "Et Loth, quand il dit à son peuple : Vraiment, vous commettez une turpitude où nul de par les mondes ne vous a précédés."
Prendre des versets en les isolant de tout ce qui précède et suit n'est pas un exercice recommandable, et j'y consens ici par nécessité. Une lecture rapide et provisoire du Coran nous permet de dire ce qui suit : si on en reste à ces versets, on note d'abord que l'interprétation n'est pas évidente (des exégètes de la Bible ont eux-mêmes souligné l'imprécision textuelle des passages de l'"histoire de Loth" à Sodome). ??D'autre part, si actes de copulation entre hommes il y a chez le peuple de Loth (ce n'est pas dit dans le texte), ils ne sont pas suivis de châtiments nommés avec précision.
Bien entendu, on objectera que (d'après le Coran) ce peuple a connu la destruction par l'envoi de pavés de glaise meurtriers. Mais est-ce en raison de pratiques homosexuelles qu'il a subi ce châtiment ? Ou bien est-ce parce que la violence contre les hôtes de Loth a porté une atteinte grave aux lois de l'hospitalité ? Les commentaires juifs de cette histoire que l'on trouve déjà dans la Bible (en Genèse 19) portent sur le crime de non-respect de l'hospitalité due à tout visiteur, même ennemi, et non pas sur des mœurs homosexuelles.
L'hospitalité est l'expression de la solidarité entre les hommes exposés à tout moment au danger qui menace la survie d'une famille, d'un groupe, d'un clan. Dans ce contexte, l'homosexualité devient un élément secondaire. Elle ne perturbe pas les éléments de solidarité qui permettent la survie des sociétés contrairement à l'hospitalité. ?
?Notre lecture du Coran est tributaire de nos présupposés et de nos habitudes de lecture. Mais dans une attitude de dialogue avec le texte coranique, à partir de l'aujourd'hui des sociétés humaines et de la condition humaine, les interprétations doivent être plurielles, et discutées sérieusement. Ainsi, les mots employés actuellement par les savants religieux pour désigner les pratiques homosexuelles ("liwat" et "luti") ne sont en aucun cas coraniques et datent probablement de l'"âge juridique" de l'islam (le huitième siècle). Les juristes de l'islam ont alors assimilé les pratiques homosexuelles à la fornication et à l'adultère, désigné par le terme "zinâ".
Ajoutons que selon les diverses écoles juridiques, les peines appliquées ont été et restent variées. Une croyance populaire véhicule certes l'idée qu'en islam, les homosexuels méritent la mort, et certaines autorités religieuses abondent dans ce sens depuis des années. Or, cette idée s'appuie sur une seule tradition, attribuée à Ibn Abbas, cousin du Prophète : "Tuez l'actif et le passif parmi ceux qui commettent l'acte du peuple de Loth, ainsi que la bête et celui qui copule avec une bête". Mais ce hadith unique ne se trouve pas dans les collections les plus importantes, celles de Boukhari et de Muslim. ??
* Rachid Benzine est écrivain et chercheur marocain (Les nouveaux penseurs de l’islam, Ed. Albin Michel, 2004). Ce texte est extrait d’une réaction à une lettre adressée par l’écrivain marocain Abdellah Taïa à la presse (Tel Quel n°367), pour parler de son homosexualité ?(http://www.telquel-online.com/369/actu_maroc3_369.shtml)
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