Sarkozy, la France et Haïti
Le président de la République française, M. Nicolas Sarkozy, se prépare à visite Haïti. Pour Claude Ribbe, cette visite est «lourde de sens», au regard de la manière dont l’histoire de Haïti a été dramatiquement marquée par la France. Cette visite, soutient-il également, appelle des préalables : avant de fouler le sol d’Haïti, Sarkozy doit avoir rendu justice au général Alexandre Dumas, un des héros noirs de la Révolution française
Le président de la République française s’apprête à se rendre en Haïti, à la suite du cataclysme qui a frappé ce pays, faisant plus de deux cent mille morts. C’est la première fois qu’un chef d’État entreprendra une telle visite qui est lourde de sens, quand on sait le rôle peu glorieux que la France a joué dans cette île depuis le traité de Ryswick en 1697. La France a martyrisé HaÏti pendant quatre siècles. La compassion un peu forcée affichée aujourd’hui ne saurait le faire oublier.
1. La traite, tout d’abord : Un million d’hommes, de femmes et d’enfants, ont été déportés d’Afrique en Haïti par la France, entre 1697 et 1791, laissant au cours des opérations de traite cinq millions de victimes en Afrique.
2. L’esclavage ensuite : Ces déportés ont été exploités en Haïti dans des conditions qui furent les plus dures de toute l’histoire de l’esclavage aux Amériques. L’espérance de vie d’un esclave déporté par la France en Haïti n’était que de quelques années. Heureusement, les esclaves se révoltèrent et devinrent citoyens français en 1794. Avant l’abolition, ils faisaient vivre un Français sur huit et assuraient l’équilibre du commerce extérieur de ce pays. Les richesses procurées aux Français par le travail criminellement infligé aux esclaves se chiffrerait en dizaines de milliards d’euros. Ce préjudice n’a jamais été réparé, ni seulement regretté.
3. Les crimes contre l’humanité de 1802-1803 : En 1802 et 1803, la France, bafouant les acquis de la Révolution, a tenté de rétablir l’esclavage en Haïti. Devant l’impossibilité de ce rétablissement, un génocide a été tenté avec des moyens qui rappellent parfois les heures les plus sombres du XXe siècle. La guerre civile et les exactions commises par la France pendant la période 1802-1803 ont causé autant de victimes parmi les Haïtiens que le tremblement de terre de 2010.
4. L’extorsion frauduleuse d’une indemnité aux Haïtiens en 1825 : Sous la menace d’une reconquête, la France a exigé d’Haïti, le pays qui l’avait vaincue, le paiement d’une ignoble indemnité de 150 millions de francs or, ultérieurement réduite à 90 millions. C’était le prix des esclaves perdus. Au lieu de les indemniser pour le mal qu’on leur avait fait, on leur a fait payer, à eux et à leurs descendants, le prix d’une liberté qui n’a jamais appartenu à la France. Au paiement du principal, est venu s’ajouter le paiement de nombreux emprunts consentis par des banques françaises. Malgré l’établissement de la République et la proscription générale de l’esclavage, les Haïtiens ont continué à payer aux Français leur dette jusqu’au beau milieu du XXe siècle. En 2004, le gouvernement haïtien estimait le préjudice à 21 milliards de dollars.
5. L’hébergement du dictateur Duvalier : La France héberge depuis 1984 le dictateur Jean-Claude Duvalier, alias «baby Doc», accusé de violation des Droits de l’homme et de vol de sommes appartenant aux Haïtiens. Le statut dont il bénéficie a été refusé à des centaines de milliers d’Haïtiens, expulsés du territoire français.
6. La participation au coup d’État du 29 février 2004 : La France, au mépris de la Constitution haïtienne et des élections régulières qui s’étaient déroulées, a participé, d’une manière aujourd’hui indiscutable, à un coup d’État contre le président Jean-Bertrand Aristide, qui était le premier président légitimement élu de l’histoire d’Haïti. Elle a également participé à son enlèvement et à sa séquestration dans un pays qui était notoirement, à l’époque, sous le contrôle de la France, la République centrafricaine. Elle a en outre organisé une campagne de diffamation à son encontre, notamment par le biais du ministère des Affaires étrangères.
7. La réglementation particulière imposé aux Haïtiens à l’entrée des départements d’outre-mer français : Alors que la France se gargarise de grands principes et de « continuité territoriale », le visa d’entrée en France pour un Haïtien n’est valable ni en Guadeloupe ni en Martinique, ni en Guyane. Un second visa doit être accordé par le préfet de ces départements, qui agit dès lors comme pouvait agir le gouverneur d’une colonie au temps de l’esclavage. Ces mesures résultent de la hantise de la France esclavagiste de voir ses colonies contaminées par le virus de la liberté dont le germe s’était développé en Haïti.
8. La symbolique vexatoire : La France a donné à l’aéroport de Cayenne en Guyane le nom de Rochambeau, le général qui tenta d’exterminer les Haïtiens en les gazant au souffre et en les livrant à des chiens dressés à dévorer les « nègres ».
9. La volonté constante d’empêcher Haïti de se développer : La politique de la France à l’égard d’Haïti depuis 1802 est de s'en servir comme d’un épouvantail pour les Français d’Outre-mer qui songeraient à l’indépendance. De ce fait, la prétendue « coopération » n’a toujours été qu’un mélange de saupoudrages, de mesures factices, et d’actions de déstabilisation. On notera que les Français descendants d’esclaves sont systématiquement écartés depuis 1802 de toutes responsabilités liées à la politique française à l’égard d’Haïti.
Même si la France n’est pas le seul pays à avoir martyrisé Haïti et à se comporter avec une telle violence, ces faits constituent un lourd passif et donnent à la visite du président de la République française un caractère éminemment historique et solennel qui n’échappera à aucun observateur, en France, comme à l’étranger. Il appartient aujourd’hui à la France de changer de cap et de rompre avec quatre siècles d’agissements honteux.
Sans attendre qu’Haïti soit frappée par une catastrophe qui n’est qu’un malheur naturel venant s’ajouter à la cruauté des nations réputées civilisées, l’association des amis du général Dumas a présenté au président de la République française une demande symbolique.
Le général d’armée haïtien-français Alexandre Dumas, père du célèbre écrivain, fut la victime collatérale de la politique menée par la France contre Haïti. Né esclave, donc victime de ce qui est aujourd’hui reconnu comme un crime contre l’humanité, il fut également victime en 1802 d’un fléau qui continue de ravager la France non seulement dans sa relation avec certains pays tels qu’Haïti, mais aussi dans la relation de ses gouvernements avec certains Français, descendants d’esclaves ou d’indigènes. Ce fléau a pour nom le racisme. Le général Alexandre Dumas est le plus grand héros de la Révolution française. Mais sa couleur de peau l’a privé de tous les honneurs auxquels sa bravoure et son dévouement à la nation lui donnaient droit. Il est le seul général de l’histoire de France depuis 1802 auquel on ait refusé la Légion d’honneur. Bien plus, le gouvernement français, pour une raison qui ne peut s’expliquer autrement que par le racisme, est allé jusqu’à refuser, en 2006, d’inscrire le bicentenaire de sa mort sur la liste des commémorations nationales officielles.
Le général Dumas avait reçu un sabre d’honneur lors de la prise d’Alexandrie en juillet 1798. La remise de ce sabre est attestée, de manière incontestable, par un document autographe, tracé de la main du général Dumas et conservé au musée Dumas de Villers-Cotterêts. La remise de ce sabre d’honneur par Bonaparte faisait du général Dumas un membre de droit de l’ordre de la Légion d’Honneur. Un second document, daté de 1804, et signé de la main du maréchal Murat, également conservé au musée de Villers-Cotterêts, établit que le général Dumas a accompli la démarche pour que ce droit lui soit au moins reconnu. Même le maréchal Murat, beau-frère de Napoléon, dès 1804, soutenait publiquement le général Dumas, dans cette démarche légitime.
Pourtant une certaine France, depuis 1802, refuse, par racisme, d’accorder au général Dumas ce qu’il demandait. C’est la même France qui, par racisme, s’attache aujourd’hui à salir la mémoire de son fils, en lui contestant jusqu’à sa qualité d’auteur, en lui contestant jusqu’à la couleur de sa peau. L’admission à titre posthume du général Dumas dans l’ordre national de la Légion d’honneur a été refusée par Jacques Chirac en 2002. C’est le même Jacques Chirac qui, assisté de Dominique de Villepin, a refusé que le bicentenaire du général Dumas soit commémoré en 2006. Ces deux hommes, il est vrai, venaient de soutenir un coup d’État en Haïti.
L’association des amis du général Dumas a réintroduit la demande d’admission de cet officier dans l’ordre national de la Légion d’honneur auprès du nouveau président, M. Nicolas Sarkozy, appuyée par une pétition signée par plus de 2000 personnes de par le monde, dont de très nombreux Haïtiens. Pour l’instant, il n’a pas été donné satisfaction à cette demande, sans qu’elle soit pour autant rejetée. Rien n’indique que jusqu’à présent ce dossier ait été prioritaire pour M. Nicolas Sarkozy. Mais le voyage qu’il a décidé change la donne.
Le fait, en effet, pour le président de la République française, de se rendre en Haïti, sans se prononcer au préalable, de manière claire et solennelle sur cette demande, qui se trouve du reste soutenue par M. René Préval, actuel président de la République d’Haïti, serait le signe que l'attitude du président Sarkozy envers Haïti reste dans la continuité des exactions négrophobes plus haut évoquées. Il appartiendrait, dans ce cas, à tous les Haïtiens et aux Français de métropole et d’Outre-mer victimes de discriminations d’en prendre immédiatement acte. Car que pourrait-on espérer d’un président de la République qui promettrait la justice pour les Français d’aujourd’hui et se refuserait, quelles que soient les raisons invoquées, à réparer, sans que cela coûte un centime à la République, une injustice vieille de plus de deux cents ans ? Un président de la République qui promettrait de promouvoir la « diversité», mais qui refuserait d’honorer le plus illustre des héros de cette « diversité ». Un président de la République, en outre, qui ne tiendrait pas sa parole, puisqu’il s’est engagé dès le 8 février 2008, les yeux dans les yeux, à « faire le nécessaire pour le général Dumas » ?
C’est pourquoi l’association des amis du général Dumas vous demande aujourd’hui de soutenir publiquement cette démarche symbolique et légitime, non seulement vis-à-vis d’Haïti, mais de tous les Français discriminés, en signant la pétition pour que le général Dumas soit rétabli dans ses prérogatives et en intervenant dans ce sens auprès du Président de la République française avant qu’il ne se rende en HaÏti le 17 février 2010.
* Claude Ribbe, écrivain, est président des Amis du général Dumas
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Signature de la pétition : http://tinyurl.com/dn6l4w