Cette Afrique-là: Une démocratie en dents de scie
La crise qui déchire la Côte d’Ivoire ne découle pas de la dérive d’un système. C’est plutôt la force d’une logique qui tente de s’imposer. Pour Hadiyah Tandian, on se retrouve face aux limites objectives de la démocratie dans un environnement où les référents religieux, traditionnels et politiques contredisent sa pleine expression. Et cela, les quelques exemple de «modèle de démocratie» salués ici ou là, à l’occasion, sur le continent, ne parviennent pas à l’effacer.
S’il y a une école à laquelle l’Afrique doit bien s’inscrire, c’est celle de la démocratie, de la gouvernance, de la gestion de l’Etat, de la souveraineté et de la citoyenneté, bref, elle doit se mettre à l’école de la modernité. Aujourd’hui, les peuples du continent africain, leurs régimes politiques, leurs structures sociales peinent à trouver les voies et moyens adéquats pour déterminer leur devenir. Après 50 ans de souveraineté, peut-on encore réitéré, au détriment de ce continent, la fameuse boutade de René Dumont ‘l’Afrique est mal partie’ ?
Jadis, autant que je m’étais toujours méfié du concept de ‘l’Africain’ dans mes analyses scientifiques, autant aujourd’hui, je suis obligé d’utiliser ce moyen terme pour décrire la similitude des peuples africains du point de vue de leurs choix et de leurs méthodes de gouvernance. Quelle ordonnance pour nous ?
Sur mon chemin, je m’en vais rencontrer Ahmadou Kourouma, auteur de ‘Soleil des indépendances’ pour qu’il nous propose le ‘crépuscule des indépendances en Afrique’. Aimé Césaire viendra-t-il à ma rescousse, cette fois-ci avec ‘Le procès des Pères fondateurs de nos Etats’ ; ou bien encore, Ferdinand Oyono, me proposera-t-il ‘Le Vieux nègre et la Démocratie’. Senghor avait-il raison de dire après la ‘Grande royale ‘ que ’l’émotion est nègre, la raison est Hélène’ ? Elle qui nous avait autorisé à aller ‘apprendre l’art de vaincre sans avoir raison’, Thierno a-t-il eu raison sur elle, au vu qu’après nos 50 ans d’indépendance, l’Afrique est toujours noire de fumée.
D’une part, pour peu que l’on rencontre quelques signes de maturité démocratique çà et là en Afrique (Bénin, Mali, Sénégal, et tout récemment en Guinée), on jubile, on congratule, on se satisfait et on croit administrer des leçons de maturation politique aux nations civilisées. Alors que de l’autre, chaque jour, tous les jours, les peuples africains et leurs régimes s’inscrivent au rallye des infirmes de la Démocratie, où ils arrivent en rangs dispersés, en dents-de-scie, preuve non de leur mal formation, mais en réalité, de leur inculture par rapport à ce que le Professeur Raymond Aron enseignait à la Sorbonne en 1950 dans ses cours de philosophie politique : ‘La Démocratie est une concurrence pacifique en vue de l’exercice du pouvoir’. Celui qui cherche une autre définition de la démocratie en dehors de celle-ci est voué au sentiment ethnocentrique.
La situation actuelle dans la Côte d’Ivoire interpelle toutes les sensibilités africaines (sociétés civiles libres, sociétés civiles politiques, groupes politiques, religieux, économiques, confédérations et fédérations) ! En effet, de quoi il s’agit en Côte d’Ivoire ?
Aujourd’hui, il est pratiquement impossible de parler objectivement de ce qui arrive chez nos frères ivoiriens ; quelle que soit l’analyse qu’on en fera, la subjectivité s’en est déjà mêlée à la première loge.
1 - Qui pourrait aujourd’hui se payer le luxe de prendre le contre-pied de l’opinion internationale, de saper le capital de sympathie du vainqueur proclamé de la Commission électorale indépendante, sans passer pour un demeuré ? C’est comme prendre faits et causes pour Alassane Dramane Ouattara (Ado), est l’attitude attendue de tous. Est-ce que tous les intellectuels, les analystes politiques et les chroniqueurs en Afrique et dans le monde, parlent avec raison face à cette situation ?
N’ont-ils pas quelque part nourri, préalablement, un sentiment prélogique qui ferait de Ado, irréversiblement, le quatrième président de la République de Côte d’Ivoire, au point que le ‘coup d’Etat’ de Laurent Gbagbo serait vu comme une couleuvre à avaler ? Pourtant, selon une certaine opinion africaine, Ceylou Dallen Diallo aurait gagné les élections en Guinée, mais, elle suppose qu’un mauvais arrangement en faveur de la stabilité du pays a fait d’Alpha Condé le vainqueur des élections !
Pouvons-nous donc dire, qu’il existerait, à coup sûr, un ‘establishment’ qui fait et défait les régimes en Afrique au gré de ses intérêts, qui fait que le forfait institutionnel est toléré dans certains endroits, mais répugné ailleurs, suivant toujours le sens de ses intérêts ? Son acceptation ou son rejet, varie suivant le capital de sympathie que ‘l’establishment’ aurait eu en faveur d’une ou de l’autre partie en conflit.
Le sentiment subjectif qui s’empare du cœur du camp favorable à Ado pourrait se traduire par cette logique irrationnelle : ‘Des trois grosses pointures, à savoir Bédié, Gbagbo et Ado, les deux premiers ont goûté au pouvoir, donc logiquement, c’est le tour à Alassane D. Ouattara’. Si ce sentiment est très présent dans nos jugements, quelle distance nous séparerait alors de la réalité ?
Mais loin, de ces sentiments subjectifs qui animent la plupart des souteneurs du camp de Ado, celui-ci tient sa victoire, comme l’avait dit Montesquieu, des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses donnés par la logique mathématique et la proclamation des résultats par la commission électorale indépendante, en l’occurrence la Cei. Dans ce rapport, on peut retirer le quitus à la première logique ; c’est-à-dire celle mathématique. Elle ne nous offre pas la constance et la régularité nécessaires pour se fonder en science en la matière ; tantôt elle est vraie, comme le cas du Sénégal en l’an 2000, tantôt elle est fausse comme le cas de la Guinée tout récemment.
2 – Ensuite, qui peut dire aujourd’hui que l’attitude de Gbagbo est défendable ? En effet, Gbagbo se fonde en droit en tenant sa légalité de l’acte qui le proclame vainqueur par le Conseil constitutionnel. Or en la matière, il ne suffit pas d’être légal, il faut également être légitime. Si l’on s’en tient à sa première raison, on peut dire que c’est le Conseil constitutionnel qui est fautif, c’est lui qui est habilité à vider les contentieux issus des élections, à leur donner suite favorable ou à les classer sans suite, après quoi, il dit le droit. Donc s’il proclame Gbagbo vainqueur, il en assume toute la responsabilité, de la même manière qu’Ado dit tenir sa légalité de la Commission électorale indépendante, laquelle également est responsable de ce fait. Ce dernier est fondé en droit et a la faveur de l’opinion internationale, contrairement à son adversaire. Donc, l’opinion nationale et internationale est partagée non en partisans de Ado ou de Gbagbo, mais en adeptes de la Cei ou du Conseil constitutionnel, les deux structures toutes légales du processus électoral.
Ce qui est constant chez Laurent Gbagbo, c’est qu’il y avait présomption de coup d’Etat’ au vu de ses agissements, de ses propos et de son attitude truffée d’incohérences.
Au-delà de ces deux pistes, d’autres peuvent être explorées. La situation actuelle en Côte d’Ivoire s’explique par les limites objectives mêmes du système démocratique. Une quatrième piste tiendrait à la nature de nos structures sociales africaines. Une cinquième raison s’explique par le statut des opposants en Afrique. Ainsi, j’invite l’ensemble des acteurs intéressés par les élections en Côte d’Ivoire à explorer les liens qui suivent.
Dans ses cours de philosophie politique donnés à la Sorbonne, le Professeur Raymond Aron énumère les trois causes d’instabilité du régime démocratique à partir des exemples tirés de l’histoire. Au regard de ces causes, j’exposerai pour notre cas, deux raisons politiques et deux raisons sociales qui suffisent à expliquer l’acte de ‘Son trop-Excellence Laurent Gbagbo’.
A - Premièrement, selon le professeur, la démocratie est le seul régime qui se croit tenu, par ses principes, de ne pas se défendre contre ses ennemis. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le principe démocratique stipule que tout acteur ayant respecté les règles du jeu, c'est-à-dire qui arrive au pouvoir par les règles de la concurrence pacifique, a droit de siège sur le palais. Mais, comment, se demande-t-il, la démocratie peut se prémunir de ses ennemis qui, une fois arrivés au pouvoir, refusent complètement le droit aux autres de jouir de ces mêmes règles ?
De ce point de vue, la démocratie n’a aucun moyen pour interdire à ses ennemis d’utiliser ses principes pour arriver au pouvoir, même si l’intention de ces derniers serait de tripoter les règles, après qu’ils se soient établis au dessus de l’Exécutif. C’est en cela que les Jacobins disaient : ‘Pas de liberté pour les ennemis de la liberté !’ Laurent Gbagbo arrive par les règles démocratiques au pouvoir, mais il refuse ce privilège aux autres citoyens ivoiriens, quitte à mener la République vers le gouffre.
B - Deuxièmement, le professeur évoque que le système démocratique est le seul système qui favorise l’arrivée de ‘petites gens’ au pouvoir. Le système d’élection ou le système de concurrence pacifique, dit-il, a pour résultat que souvent ceux qui commandent ne sont pas ceux qui ont l’habitude d’exercer le commandement de par leur situation sociale, mais des gens qui viennent du deuxième rang de la société. Seuls les ‘grands’ ont une vision assez large pour gouverner convenablement la société. L’attitude de Gbagbo est celle de ‘petites gens’, il n’admet pas de vie en dehors du palais. Pour y arriver, il est prêt à sacrifier la Nation ivoirienne à ses ambitions qui ne dépassent pas son nombril.
C - Troisièmement, il est courant que les opposants aux premiers régimes africains cherchent le pouvoir à tout prix. Une fois qu’ils s’emparent du pouvoir, ils cultivent le despotisme. Ils versent dans le népotisme et même dans le cynisme du fait des brimades et des privations de liberté dont ils avaient fait l’objet lorsqu’ils cherchaient le pouvoir. Or dans la généralité des traditions africaines, il est enseigné que le pouvoir ne se cherche pas, il est donné par Dieu. Dans nos traditions, il y a une morale qui dit qu’’il ne faut pas donner le pouvoir à celui qui le demande, il ne pourra pas le supporter !’ Celui qui cherche le pouvoir à tout prix, le conservera à tout prix ! Il faut donc trouver un système de maillage pour empêcher les gens à personnalité faible, à l’instar de Gbagbo, d’arriver au pouvoir !
D - Une dernière raison relève de la nature antidémocratique de nos structures sociales. En fait, les structures sociales africaines existent en marge de la démocratie. Nos systèmes religieux, traditionnels et politiques fonctionnent en dehors des principes de la démocratie tels que dit par l’Occident. Il n’y a que notre Etat politique qui se soumet aux principes démocratiques, et cela sans trop y croire. N’eussent été l’assistance des bailleurs de fonds, de la surveillance de la communauté internationale en l’occurrence les Nations Unies, ou des critiques acerbes dont ils font l’objet, nos dirigeants n’ont que faire de la démocratie, car ils ne l’ont jamais vécue par leurs structures sociales.
En l’espèce, ce qui arrive en Côte d’Ivoire, à mon avis, n’est ni plus ni moins différent de ces éléments qui précèdent. En conclusion, il faut dire que Laurent Gbagbo a trouvé les moyens de se jouer du système démocratique, il utilise des thèmes ethnocentriques (dichotomie nord/sud) pour mettre au jour les failles de la démocratie.
En fait, dans le système démocratique, chacun des acteurs politiques, inscrit dans la concurrence en vue de l’exercice du pouvoir, agit sur le système pour l’orienter ou l’infléchir en fonction de ses objectifs, ceux-ci sont parfois définis en marge de la Constitution. La Constitution ne tient son prestige qu’à la croyance en son efficacité. Elle est, tout comme les autres institutions sociales, rationnelle par les circonstances et les considérations d’opportunité qui l’ont engendrée. Or, d’après Nicolas de Machiavel, la distance qui sépare la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre est si grande, que quiconque ferme ses yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait être, apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver.
Le jeu de Gbagbo n’est-il donc pas fonction de la peur qu’il a de quitter le pouvoir ; puisqu’il se dit n’être en sécurité nulle part que dans sa petite Côte d’ivoire (palais présidentiel). Ayant perdu tous les partenaires, c'est-à-dire les partenaires stratégiques, il ne perd rien à se barricader derrière l’armée, le Conseil constitutionnel et son parti. Comme il sent qu’il y a déséquilibre au niveau des soutiens, il se contente du petit territoire qu’il espère utiliser pour imposer un ‘équilibre de la terreur’ entre lui et ses adversaires nationaux et internationaux. Parviendra-t-il à ses fins ? That is the question !
* Hadiya Tandian - Ce texte a été publié dans le journal Wal Fadjri
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NOTES
1 - In Aventure ambiguë, Cheikh Amidou KANE