Répression et lutte de classes au Maroc
Les secousses subies par le régime marocain, dans la mouvance du Printemps arabe ne l’ont pas obligé à une véritable mutation. Une classe dominante dont les intérêts matériels sont liés à un ordre toujours plus inégalitaire, bâti sur la violence sociale et prédatrice de l’accumulation capitaliste continue de régner. Le Roi des pauvres est devenu le Roi de l’impunité, des richesses colossales, de la matraque, de la torture et de l’impunité des militaires. Mais la conscience populaire d’une lutte pour le changement est toujours là.
Au Maroc, il n’y a ni transition démocratique, ni dialogue sociale : il n’a que la guerre sociale contre les classes populaires. Le « nouveau règne » n’a pas débouché sur un « nouvel concept de l’autorité », ni sur l’ouverture d’un espace démocratique autonome du pouvoir, ni sur l’amélioration même partielle des conditions de vie de la grande majorité. En réalité, la répression n’a jamais cessé. Ce qui a changé, c’est les formes qu’elle prend et son intensité.
Après la longue nuit des années de plomb, le pouvoir a cherché à institutionnaliser les oppositions, à intégrer la « société dite civile », à récupérer et à détourner les revendications, à épuiser les mobilisations en les laissant isolées, en opérant parfois des concessions formelles. Il a réussi à intégrer, acheter, corrompre les « oppositions », à gagner du temps en jouant sur le renouvellement de « la façade démocratique » et par l’instauration d’un pseudo « dialogue social ». C’est ainsi qu’il a pu concéder une marge à la contestation, opérer une répression sélective, tout en s’assurant que ne se construise pas une force enracinée, sociale et politique, capable d’articuler les luttes autour des perspectives communes. Ce qui a changé depuis, et on trouve les signes de ce changement bien avant l’éclosion du M20F, est la gestation d’un mouvement populaire qui lutte sans les partis de la « façade démocratique », les directions syndicales corrompues et sans accorder la moindre confiance aux relais du pouvoir. Et qui lutte d’une manière souvent déterminée. On se rappelle les mobilisations populaires de Bouarfa, les dynamiques révélées par les coordinations contre la vie chère, la révolte populaire de Sidi Ifni pour ne prendre que ces exemples. Cette nouvelle vague de la lutte des classes a connu depuis une accélération sous l’impact combiné de deux facteurs :
LE DEVELOPPEMENT DE LA CRISE DU CAPITALISME MONDIAL
La bourgeoisie prédatrice dont le bras armé est le palais ne peut tolérer des mobilisations populaires contre les politiques de paupérisation. Toute sa politique vise à élargir l’austérité et les conditions de la surexploitation. L’augmentation des prix de gazoil er celui des denrées alimentaires, la remise en cause de la gratuité de l’enseignement public, les lignes directrices de la Loi de finance, leur volonté de casser le droit de grève, le gel des salaires ne sont que les aspects les plus connus. Elle ne peut accepter l’extension géographique des mobilisations sociales qui mettent en mouvement « les dépossédés », elle ne peut accepter que les campagnes que le pouvoir pensait contrôler se réveille, ni l’extension des terrains de luttes qui ne sont que le revers d’une violence sociale généralisée. Car s’il y a une « nouveauté » de la situation, c’est que tout devient un terrain de confrontation : l’insalubrité des logements et la spéculation immobilière, le délabrement des hôpitaux publics, l’absence d’emploi, l’augmentation des prix et des factures d’eau et d’électricité, la marginalisation de régions entières qui n’ont droit à rien, la baisse du pouvoir d’achat, les retraites volées et non payées , l’arbitraire généralisé., un enseignement qui exclut les pauvres, la faiblesse des salaires, les transports publics, les expropriations de la terre et on peut allonger la liste.
Le pouvoir ne peut accepter que les habitants des quartiers populaires qui constituent le cœur du prolétariat informel revendique, il ne peut accepter que Chlihat et Beni Bouayach entrent de plein pied dans le Maroc de la contestation. Car satisfaire les revendications, répondre à l’urgence sociale est antagonique avec la logique prédatrice et la dictature du (sur)profit du capitalisme dépendant. Mais ce qu’il ne peut accepter, et ce qui affole ce pouvoir, est que des forces nouvelles, parfois, souvent sans tradition de lutte résiste avec détermination malgré la répression. Et dont les revendications ne sont pas solubles dans un tour de passe-passe constitutionnel ou une quelconque alchimie électorale. La répression c’est d’abord cela : une violence politique organique d’une classe dominante dont les intérêts matériels sont liés à un ordre social toujours plus inégalitaire et à la violence sociale et prédatrice de l’accumulation capitaliste. La répression est un élément structurel du pouvoir pour maintenir et reproduire le despotisme social et économique. D’autant plus dure quand les formes de luttes mises en avant sortent des schémas classiques de sit-in ou manifestations et prennent la forme d’une occupation des lieux, des voies ferrées, des routes quand on bloque le fonctionnement normal de l’économie. Nos camarades chômeurs de Khouribga et D’Asfi en savent quelque chose.
Le deuxième facteur est lié à la crise de la façade démocratique. Le recours au PJD n’offre aucune garantie sur la durée. Le soutien de ce dernier aux politiques antipopulaires, au tournant répressif avec un profil idéologique ultra réactionnaire, sa lutte symbolique contre la corruption, son incapacité à imposer la paix sociale, montrent les limites d’une démagogie quand elle est confrontée aux décisions réelles que lui dicte la classe dominante des prédateurs.
La monarchie peut de moins en moins masquer sa responsabilité centrale dans la dilapidation de richesses publiques, dans la corruption institutionnalisée, dans la mainmise sur les ressources par une minorité. Le pouvoir absolu ne se partage pas. Mais un pouvoir absolu qui ne peut s’appuyer sur des relais politiques et sociaux crédibles dans la société (relais qui par le passé ont pu jusqu’à un certain point canaliser le mécontentement), tend à créer les conditions d’un vide politique et les possibilités d’un choc frontal avec les majorités populaires. Nous ne sommes plus dans la période du nouveau règne, où les illusions d’un changement progressif, d’une transition démocratique en douceur avait un appui relatif dans la société.
Le Roi des pauvres est devenu le Roi de l’impunité, des richesses colossales. Le Roi démocrate est devenu Le Roi de la matraque, de la torture et de l’impunité des militaires. Et rien ne vient enrayer dans la conscience populaire que ce système politique ne sert que les puissants et les corrompus. Cette perte de légitimité a été accélérée par le M20F qui a fait la démonstration que l’on pouvait construire un mouvement de masse démocratique dans la lutte et par la lutte et que la démocratie ne viendra pas d’en haut et se heurte à la nature despotique de l’ensemble du système politique en place. La répression est aussi cela : une réponse à la crise de légitimité de la façade démocratique vidée de toute substance et réduite à une pièce de théâtre avec des acteurs de seconde zone tout juste capables de jouer les bouffons de sa majesté, une réponse à la maturation d’une critique de la rue, de Tanger à Tata où le rapport d’obéissance au Commandeur des croyants a fait place à l’exigence de la liberté et dignité et au refus radical d’être cantonnée au statut de sujet.
Quand el haked fait l’objet d’une vengeance d’Etat c’est exactement pour cela, ses chants portent une autre légitimité, sans tabous, sans respect des sacralités où le peuple trouve sa propre voix. Et cela est impardonnable pour un régime pour qui la seule devise acceptable est « Dieu, la Patrie, le Roi », un régime qui sait que les mots ne sont pas que des mots mais un moyen de réveiller ou d’enterrer une nouvelle fois les morts et les vaincus, les espérances enfouies de tout un peuple. Il s’agit pour le pouvoir de stopper net les processus sociaux et politiques qui remodèlent la conscience collective des masses populaires, en « rétablissant l’autorité de l’Etat » (elle a donc été ébranlée ?), en avertissant tout le monde que les années de plomb n’appartiennent pas au passé. Si jusqu’ici, il a évité l’explosion, le climat général est celui d’une montée des luttes, même si celle-ci n’est pas linéaire et rencontre des obstacles. Le pouvoir se prépare à utiliser la force brute et généralisée. Vieille loi classique quand il n’y a plus de « consentement » des opprimés, reste la coercition. Quand la « façade démocratique « ne canalise plus rien, il reste le noyau dur de l’appareil d’Etat : son appareil répressif.
C’est donc la combinaison et l’approfondissement de la crise sociale et politique dans un contexte marqué par la crise du capitalisme mondial et l’irruption des peuples de la région sur la scène politique qui constitue la colonne vertébrale de la guerre répressive que mène le palais contre notre peuple et ses militants. En réalité, et c’est un point sur lequel nous voulons insister, il se prépare à faire face à l’éventualité d’un embrasement généralisé.
Il y a une volonté délibérée d’affrontement avec une volonté de tester les capacités d’intervention des forces de l’ordre entièrement rééquipées et formatées pour faire face aux « mouvements sociaux ». Tant le matériel utilisé que les tactiques d’intervention montrent que le régime a bien travaillé pendant nos manifestations « silmia » du dimanche. Il s’est doté d’un commandement unifié et mobile capable de coordonner dans les conditions les plus diverses l’action répressive : dans les périphéries des villes sur la question du logement, au cœur des grandes villes contre les manifestations syndicales et les actions revendicatives, dans les régions plus enclavées. Mettre sous état de siège, expéditions punitives, répression de masse et ciblée, tactiques de harcèlement et de dispersion, combinaison des services sécuritaires et armées.
En réalité le pouvoir vise à court terme trois objectifs :
- En imposant des arrestations de masses et de lourdes condamnations, il vise à la fois à décourager les résistances en montrant que le prix à payer est très lourd mais aussi à reconfigurer les objectifs de lutte en imposant une lutte de longue durée pour la libération des détenus en espérant que cette lutte ne regroupe que les éléments les plus déterminés et ne prennent pas un caractère de masse.
- Eviter les risques d’explosions populaires même localisées qui peuvent avoir un effet de contagion non maitrisé surtout dans les régions qui ont été marquées par une longue marginalisation ou qui ont fait preuve par le passé d’une grande combativité (le Rif par exemple)
- Affaiblir les équipes militantes, démanteler les mouvements sociaux combatifs, décourager la participation populaire. Il s’agit en réalité à la fois d’affaiblir les « cadres organisés mais aussi de faire face aux luttes spontanées ou semi spontanées et de tuer dans l’œuf la combativité émergente et les possibilités de jonctions entre les courants militants radicaux et les résistances populaires.
Le pouvoir a adopté une stratégie de harcèlement continue visant à nous mettre sur la défensive. C’est le défi qui nous est posé. Mais l’erreur serait d’avoir une lecture statique du tournant répressif. De ne pas voir son caractère durable et global. Il sait que le feu couve partout, ne s’éteint pas, se propage dans un embrasement lent. Même si l’incendie n’est pas encore déclaré, Il se prépare à l’affrontement global. La loi sur l’impunité des militaires ne signifie rien d’autre que le droit de réprimer dans le sang pour sauver le trône. L’augmentation du budget d’armement, le renouvellement des contrats militaires et de l’équipement des forces de l’ordre en matériel répressif de tout ordre, les contrats signés avec la Russie, allié des dictatures les plus sanguinaires, le soutien accordé par les USA qui confirment le statut d’allié majeur hors Otan de l’Etat marocain, l’appui de l’Etat français plus soucieux de la défense des intérêts des multinationales que du sort du peuple marocain, tout cela indique que la machine de guerre du pouvoir se met en place.
En réalité, nous sommes dans une situation mouvante où les bruits de bottes s’agitent devant « l’ennemi intérieur », où les balles de caoutchouc précédent les balles réelles. Exagéré ? Seulement pour ceux qui ont la mémoire courte et ne voit pas que le régime ne reculera devant rien pour se maintenir.
Contre la répression et la dictature : marcher sous le feu de l’ennemi. Ne rien céder. D’abord en revendiquant que la lutte contre la répression doit être au cœur de la lutte pour l’émancipation sociale et démocratique. La question qui est concrètement posée n’est pas celle de faire pression pour arracher une signature par l’Etat des conventions internationale sur la torture, la peine de mort ou les droits des prisonniers et l’amener à respecter ses engagements ou le dénoncer quand il ne le fait pas. Bataille de Sisyphe où l’on demande aux ennemis de la démocratie de devenir des démocrates. Il ne s’agit pas non plus de dénoncer la répression comme un simple effet naturel, logique de la nature antipopulaire et antidémocratique du régime mais bien d’avancer des revendications, des objectifs de luttes qui permettent aux secteurs populaires de réaliser que si elles veulent satisfaire leurs aspirations et revendications les plus immédiates, elles n’auront pas d’autre choix que de s’unir et de faire face à l’appareil gouvernemental répressif.
La lutte pour le droit démocratique de manifester, de s’organiser, de s’exprimer n’est pas séparable de la lutte pour la satisfaction des revendications sociales. Tout comme la légitimité de résister par tous les moyens, y compris par l’autodéfense collective et la confrontation de masse face à l’Etat policier. En réalité, la lutte démocratique de masse doit viser le démantèlement de l’ensemble des appareils de répression et des institutions du pouvoir, à réaliser l’unité organique de la lutte contre l’exploitation, la dépendance et le despotisme. Elle n’exclut pas des objectifs spécifiques plus immédiats qui est celle de l’amnistie générale des prisonniers politiques et du mouvement social, la fin de l’impunité des tortionnaires et des responsables des crimes économiques et politiques, mais nous devons intégrer ces objectifs immédiats à des objectifs plus larges visant à mettre fin à la répression globale et au système politique qui la nourrit.
Dans cette perspective, ce qui importe est la capacité à donner un caractère populaire à la lutte contre la répression. C’est possible comme le montre, malgré des limites et difficultés, les initiatives de masses qu’ont pu prendre nos camarades étudiants de Fes au moment de la grève de la faim de Rouissi et de ses camarades. C’est possible comme en témoigne les résistances portées dans le Rif et à Taza. Mais l’enjeu est bien de donner un caractère national à cette dynamique, qui va bien au-delà des caravanes de solidarité ponctuelles ou des communiqués de soutien. C’est d’une manière consciente, prolongée, que la lutte contre la répression et pour la libération des détenus doit être au cœur des différents fronts de luttes. Y compris sur le terrain international. Une des faiblesses du régime tient à sa volonté de préserver son image extérieure qui lui donne l’illusion d’une exception marocaine.
L’impérialisme, fidèle soutien est prêt d’une manière pragmatique à lâcher tout régime qui lui parait incapable de mater la rébellion et d’assurer ses intérêts fut-il son allié de toujours. La façade démocratique et l’intégration soumise à la mondialisation capitaliste a permis de renouveler des soutiens néocoloniaux mais une des taches est justement de réduire ce soutien, de l’isoler sur le plan international, d’exiger l’arrêt des coopérations sécuritaires et militaires, de mettre fin au silence médiatique qui masque la réalité de l’autre Maroc. Travailler à l’émergence d’une solidarité internationale est d’une nécessité absolue pour l’obliger à reculer et de le faire dégager demain. La lutte pour la révolution populaire continue !
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** Chawqui Lotfi est militant de Solidarité pour une alternative socialiste
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