Déconstruire le syndrome de Gorée

Le débat continue de monter sur la place, le rôle et l’importance de la Maison des esclaves de Gorée dans la Traite négrière. Mais d’un point de vue pédagogique, il y a des sentiers que la déconstruction du syndrome de Gorée ne devrait jamais emprunter. Ce travail de déconstruction ne saurait aucunement consister à jeter l’anathème sur ceux qui ont contribué à la naissance du phénomène. Il doit s’inscrire dans un cadre strictement scientifique sans passion ni complaisance.

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J G

Ce cher M. Jean-Luc Angrand a récemment fait publier un texte sur ce qu’il appelle la «fausse maison des esclaves» (1). Permettez-moi de vous apprendre que M. Angrand est un véritable imposteur. Il se dit historien, mais il ne suit pas les règles de la discipline. Au début, je le ménageais, mais il ne mérite aucun égard. Il reproche aux Sénégalais de se sucrer par le «Gorée business» alors que c’est lui qui fait le tour du monde pour insulter des gens qui ne lui ont rien fait. Comme un disque rayé, il continue d'invectiver un défunt (Joseph Ndiaye – Ndlr : il a été conservateur de la Maison des esclaves de Gorée) et maintenant les historiens de Dakar, y compris M. Boucoum, directeur de l’Ifan et Directeur du patrimoine au ministère de la Culture, et même des Sénégalais qui enseignent dans de prestigieuses universités comme Columbia. J'invite donc mes compatriotes à se méfier de la propagande acharnée qu’il mène contre Gorée.

Le texte qu’il fait circuler à travers le monde, nous ramène en arrière par rapport à un débat qui ne cesse d'évoluer. Un article du journal Le Monde avait provoqué la tenue d'un séminaire sur le sujet. Les conclusions ont été publiées par l'Ifan (Djibril Samb - 1997) : «Gorée et l'esclavage»). D'autres travaux ont suivi. J'ai publié un texte dans lequel je parle du syndrome de Gorée (Seck 2009, «Esclavage et traite des esclaves dans les manuels de l’enseignement secondaire du Sénégal : des programmes de domestication coloniale aux programmes dits d’enracinement et d’ouverture», Revue Historiens-Géographes du Sénégal, n°8, Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation, Ucad, Dakar). En voici une partie où j’aborde la question de Gorée, notamment la compréhension que nous devons avoir du discours de feu Joseph Ndiaye.

En décembre 1996, un article du quotidien français Le Monde se faisait l’écho d’un courant de pensée qui, depuis bientôt vingt ans, conteste la légitimité de Gorée comme principal lieu de mémoire de la traite atlantique. L’article en question avait suscité une vive polémique qui avait abouti à la tenue, en avril 1997, d’un séminaire sur la place de Gorée dans la traite atlantique, organisé par l’Ifan et dont les actes ont été publiés la même année (2). Mais un débat scientifique n’est jamais clos.

En mars 2007, dix ans après le séminaire de Gorée, la question est toujours d’actualité. Elle a été récemment portée à la Sorbonne par Jean Luc Angrand, auteur de l’ouvrage «Céleste ou le temps des Signares» (Edition Anne Pépin, 2006), autour d’une rencontre qui devait apporter des réponses aux questions ainsi posées : «Quelle a été la vraie place de Gorée dans la traite des esclaves ? Qui était la propriétaire de la maison dite ‘des esclaves’ ? Quelle a été réellement la fonction de la porte dite ‘du sans retour’ ? Comment un simple vide-ordure a été transformé en mythe dans le mythe ? A-t-il été possible de stocker 20 millions de personnes dans cette maison en 33 années, comme l’affirme le conservateur Joseph Ndiaye ?» (3).

La scientificité de cette problématique était d’emblée faussée par l’annonce de la conclusion : «la fin du mythe de la maison des esclaves de Gorée» que la note de présentation du thème considérait comme ayant été «inventé par Pierre André Cariou, médecin chef de la marine française en poste à Gorée en 1940 (…) sous la forme d’un manuscrit non édité qui devait aboutir à l’édition d’un roman historique» (4). En attendant la publication des minutes de ce débat, l’initiateur a clairement dévoilé ses intentions avec la publication dans son blog personnel d’une attaque au vitriol, en cinq langues européennes dont le français, contre la personne de Joseph Ndiaye, conservateur de la Maison des esclaves de Gorée (5) :

«Non ! Monsieur N’Diaye, les signares ne dansaient pas au premier étage de la fausse maison des esclaves dont le vrai nom est «Maison d’Anna Colas» comme vous l’avez dit à de nombreux touristes crédules. Votre «mentor» Monsieur Cariou a appelé cette maison «Maison des esclaves» (maison qui pourtant a été le refuge de nombreux Africains sauvés in extrémis de la déportation par les signares) dans le seul but de distraire les rares visiteurs de Gorée, dans les années 1940. Votre position est indéfendable, il est temps pour vous d’ouvrir les yeux et d’arrêter de jouir des larmes des touristes américains et des Caraïbes, dont vous vous moquez éperdument. Désormais, le monde des chercheurs et les médias du monde entier savent l’ampleur de ce qui était, au début, dû à «votre ignorance», puis l’argent arrivant, est devenue une falsification honteuse de l’histoire, dont le seul but était de faire tourner la boutique. Allons Monsieur Ndiaye ! Ayez le courage de vous libérer des chaînes du mensonge et de présenter vos excuses aux nombreux descendants des victimes de l’esclavage.» (Jean Luc Angrand, Paris 16 août 2008).

Joseph Ndiaye a joué un rôle évident dans la visibilité de l’île comme un lieu de première importance dans la traite atlantique et qui lui a valu son classement au patrimoine mondial par l’Unesco. Il est bien vrai, comme le soulignaient Ibrahima Thioub et Hamady Bocoum, lors du séminaire de Gorée, que «ce tragique succès s’est imposé avec tellement d’évidence qu’on a peu songé à questionner scientifiquement l’importance de la place et du rôle de Gorée dans le trafic négrier». Ces deux auteurs avaient aussi fait une autre observation, autrement plus édifiante : «Le discours qui commémore cette fonction de l’île n’a jamais prétendu obéir aux règles universitaires de production du savoir et, en conséquence, ne peut être mesuré à cette aune» (6).

Pour avoir fait fi de cette disposition épistémologique, M. Angrand s’est plus engagé dans un autre discours mémoriel, dont l’un des objectifs est apparemment de corriger les dommages collatéraux du discours de Joseph Ndiaye sur les métis goréens dont il est un descendant. Cet extrait du texte de présentation de son ouvrage le prouve amplement : «Jean-Luc Angrand a enfin le mérite de s'attaquer au mythe solidement implanté et développé pour les touristes qui fait de Gorée un centre de traite d'esclaves en partance pour l'Amérique. En fait, il n'y a jamais eu de traite d'esclaves à Gorée. Les esclaves achetés y ont été peu nombreux et s'y sont perpétués au fil des mariages et des ans. Les signares se sont appliqués à protéger et à veiller sur leurs domestiques, esclaves de case et sur ceux qu'elles ont formés comme ouvriers du bâtiment, de charpente navale de marins pour assurer leur commerce, d'artisans divers et même de bijoutiers. La célèbre «maison des esclaves» de Gorée où l'on s'apitoie sur le sort des malheureux esclaves de plantation, victimes de la traite n'est en fait que l'habitation d’Anna Colas Pépin, ancêtre de l'auteur, et les cachots des entrepôts de marchandises» (6).

A propos de la porte du voyage sans retour, il est important de rappeler que son symbolisme n'a pas été inventé qu'à Gorée. Au Ghana, Elmina a aussi sa porte du non retour alors qu'il s'agirait en réalité d'une meurtrière. A Ouidah, où la traite ne s’est pas accompagnée de l’impressionnante monumentalité encore visible sur l’ancienne Côte de l’or, le programme de la Route de l’esclave de l’Unesco y a érigé un monument sous la forme d’un énorme portail face à la mer pour donner un support matériel au symbolisme du voyage sans retour. Ces portes relèvent d'une mise en scène où elles marquent le sommet de l'émotion sans laquelle la présence de milliers de visiteurs dans ces lieux de mémoire n’aurait pas de sens pour la grande majorité d’entre eux. Enfin, il faudrait aussi souligner le véritable sens de la Maison des Esclaves qui ne représente ici qu’un symbole où se sont cristallisées les mémoires de l’esclavage. Il ne suffisait pas d’avoir l’île comme support du discours mémoriel, il fallait aussi qu’une bâtisse fût disponible pour représenter une captiverie où, dans chaque recoin, devait s’incruster une portion de ce discours.

D’un point de vue pédagogique, ce qui précède nous permet préalablement d’identifier les sentiers que la déconstruction du syndrome de Gorée ne devrait jamais emprunter. Ce travail de déconstruction ne saurait aucunement consister à jeter l’anathème sur ceux qui ont contribué à la naissance du phénomène. Il doit s’inscrire dans un cadre strictement scientifique sans passion ni complaisance. Le séminaire de Gorée a permis à de nombreux historiens de clarifier davantage le rôle de Gorée dans la traite atlantique. Nous ne revenons à ce débat que pour souligner quelques confusions à l’origine des malentendus.

La première relève de la mauvaise définition de l’espace goréen que l’on limite trop souvent à ce rocher juché sur l’océan. Or Gorée, c’était avant tout sa rade, c’est-à-dire tout l’espace maritime protégé par la presqu’île du Cap-Vert jusqu'au lieu dit Rio Fresco (Rufisque), ou momentanément Baie de France, premier comptoir permanent des Français avant Saint-Louis du Sénégal, qu’ils abandonnèrent après la conquête de l’île de Gorée en 1677 au détriment des Hollandais. Il est d’ailleurs assez symptomatique que ces derniers aient choisi d’appeler le site Goe Ree, la bonne rade.

Sieur Pelletan, ancien directeur de la Compagnie, nous apprend que, sur toute la côte, depuis le port de Mogador au Maroc jusqu’à la Côte de l’or, nulle part on ne pouvait ni caréner ni même abattre sur le côté pour réparer une voie d’eau. L’île de Gorée se trouvant protégée par la pointe avancée du Cap-Vert et à la distance d’une petite lieue de terre, offrait un mouillage excellent pour les gros navires de même que des facilités pour faire de l’eau et du bois. Il n’est pas alors étonnant qu’on eut pu y compter parfois jusqu'à une centaine de vaisseaux attendant de bénéficier des services mentionnés (8).

En outre, avec le bénéfice de la sûre protection de l’eau, Gorée constituait un entrepôt où l’on portait les marchandises et les esclaves à mesure qu’on les traitait sur la côte. D’où la deuxième confusion qui consiste à chercher en Gorée une fonction de marché aux esclaves qui ne peut que conduire à la sous-estimation de sa place dans la traite atlantique. De ce point de vue, Pruneau de Pommegorge (1789 : Description de la Nigritie), soulignait au milieu du 18e siècle que «le commerce de cette île est peu considérable ; à peine en tire-t-on deux ou trois cents noirs par an». Ces captifs provenaient parfois des négociants privés, notamment les signares qui pouvaient en acquérir pour leur propre service ou pour les vendre à la Compagnie.

Toutefois, selon l’auteur de « Description de la Nigritie », dans des situations exceptionnelles, notamment de guerre dans les royaumes voisins, il arrivait que l’offre augmentât de façon substantielle. Cette brèche a été exploitée par certains auteurs tel Joseph Roger de Benoist qui, malencontreusement, parle d’une traite de 20 à 30 Noirs par an en citant Pruneau de Pommegorge (89. En fait, cette erreur, qui pourrait aussi être attribuée à la secrétaire qui a saisi le texte, ne représente pas grand-chose surtout rapportée à la mise en garde formulée comme un appel à la décence par un philosophe lors du séminaire de Gorée, juste avant la grande bataille des chiffres : «Il est insupportable, moralement et historiquement, de juger de l’effroyable tragédie humaine qu’a été la traite négrière, et par conséquent de la valeur symbolique de ses repères, par le nombre d’hommes qu’elle emporta. S’il n’y avait qu’un seul homme, cet homme eût été de trop, parce qu’à lui tout seul, il eut symbolisé la honte pour toute l’humanité» (10).

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** Dr. Ibrahima SEK - Université Cheikh Anta Diop, Département d'Histoire

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NOTES
1 – Vous pouvez accéder à ce texte dans le site suivant : http://huff.to/13Yqrdc
2 - Samb Djibril, 1997.
3 - Rencontre annoncée dans la section Art & Culture du journal sénégalais Sud Quotidien du samedi 3 mars 2007 : la «Maison des esclaves» de Gorée, «un mythe inventé» selon une certaine idéologie.
4 - Le texte en question a pour titre Promenade à Gorée.
5 - http://jeanlucangrand.blogspot.com/2008/08/lettre-joseph-ndiaye.html Ce texte est reproduit sans aucun changement à l’orthographe et aux fautes de grammaire inhérentes aux productions sur internet.
6 - Thioub & Bocoum, in Samb 1997, p. 200.
7 - Texte de Jean Serre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, qui lui a décerné le prix Cornevin en novembre 2006 (http://jeanlucangrand.blogspot.com/).
8 - Pelletan de Caplon, Mémoire sur la colonie du Sénégal, par le citoyen Pelletan, ancien administrateur et ancien directeur de la Compagnie du Sénégal (Paris, An X [1802]), p.93-94.
9 - Joseph Roger de Benoist 1997, p. 129.
10 - Djibril Samb 1997, «Discours d’ouverture par D. Samb, directeur de l’Ifan».