Je voterai contre les Ape
Les négociateurs de l'Afrique de l'Ouest et les Etats qui les ont encouragés à signer les Accords de partenariat économiques se sont basés sur une série de contrevérités déjà largement démenties par des études rigoureuses effectuées par des experts ouest africains et d'autres centres de recherche et d'analyse internationaux à l'objectivité sans tâche.
«Nul ne peut nous abaisser sans notre consentement» - Gandhi
L'Accord de partenariat économique (Ape) entre l'Union européenne et les pays de l'Afrique de l'Ouest, a été officiellement approuvé par les chefs d'Etat de la Cedeao le 10 juillet 2014 à Accra. En dehors de l'Union européenne et de quelques négociateurs et diplomates ouest-africains, il est unanimement reconnu que l'Ape ne contribuera pas au développement des Etats de l'Afrique de l'Ouest. Au contraire, il sapera les bases économiques déjà fragiles de la plupart des pays, au nom d'un libre-échange faussement asymétrique et mettra en compétition la première puissance commerciale du monde et les pays les moins avancés (Pma).
Tout dans cet accord est basé sur une série de contrevérités pour faire passer la pilule, amère, contre laquelle de nombreux acteurs ouest-africains se sont mobilisés depuis de nombreuses années. Oui, ce sont bien les organisations de la société civile, les organisations paysannes, mouvements de jeunes et de femmes, les syndicats, les organisations du secteur privé et j'en passe, qui ont véritablement joué le rôle attendu des gouvernements ouest-africains, dont la plupart, comme à leur habitude, se sont cachés derrière l'alibi du manque d'alternative pour ne pas prendre leurs responsabilités.
L'Ape, nous dit-on, permet de sauver l'intégration régionale ouest-africaine profondément menacée en cas de non signature à cause des accords intérimaires de la Côte d'Ivoire et du Ghana, signés en 2007 et 2008 sous la pression européenne. Mais qui donc a menacé cette intégration et pour quels intérêts ?
L'Ape de l'Afrique de l'Ouest ne profite qu'aux intérêts "court-termistes " et de courte vue d'une poignée de pays et d'acteurs de l'Afrique de l'Ouest congénitalement reliés à des intérêts européens, et plus particulièrement français. En effet, Jérôme Fabre détient 100% du capital de La Compagnie fruitière qui produit 210 000 tonnes de bananes en Côte d'Ivoire et 50 000 tonnes au Ghana ainsi que 30 000 tonnes d'ananas en Côte d'Ivoire et 10 000 tonnes au Ghana, sans oublier les 9 000 tonnes de tomates cerise et 1 500 tonnes de maïs doux au Sénégal. L'Ue ne voit à travers cet accord qu'une facette de sa stratégie commerciale globale alors que les pays de l'Afrique de l'Ouest se sont embarqués sans vision stratégique.
Comment comprendre qu'une région composée de 12 pays les moins avancés sur 16 puisse s'engager dans un tel accord alors que tout indique que ces Pma perdront beaucoup sans rien gagner de nouveau ? Comment comprendre que la Cedeao puisse s'engager dans cet accord alors que le Nigeria, économie la plus forte de l'Afrique de l'Ouest, a dit clairement, et preuves à l'appui, que l'accord détruira son économie émergente ?
Dites-nous monsieur le ministre du Commerce du Sénégal, messieurs les diplomates et les négociateurs de la Cedeao, pour qui donc avez vous négocié cet accord ?
Si cet accord, comme ça semble être le cas, est conclu pour protéger les intérêts d'une minorité de pays et pour donner à l'Europe un coup de main dans sa stratégie politique et économique globale, alors je suis légitimement fondé à défendre les intérêts de mon pays le Sénégal. Car le Sénégal est un Pma et aucune des raisons évoquées pour justifier son adhésion à l'Ape n'est valable.
Les négociateurs de l'Afrique de l'Ouest et les Etats qui les ont encouragés se sont basés sur une série de contrevérités déjà largement démenties par des études rigoureuses effectuées par des experts ouest africains et d'autres centres de recherche et d'analyse internationaux à l'objectivité sans tâche.
PREMIERE CONTREVERITE : L'Ape va accroître la compétitivité des entreprises sénégalaises
Cette affirmation n'est statistiquement pas vérifiable. La compétitivité des entreprises sénégalaises dépend des politiques d'incitation mises en place par l'Etat et des coûts des facteurs de production comme l'électricité, l’eau, le carburant, la main d'œuvre, la terre, le capital, etc. Ceci relève plus des plans et des stratégies de l'Etat que d'une quelconque ouverture au marché européen.
Un pays qui peine à fournir l’électricité et l’eau convenablement à ces populations peut-il objectivement être compétitif ?
De plus, l'argument selon lequel la suppression des droits de douane sur les intrants et matières premières importées d'Europe est le meilleur moyen pour accroître la compétitivité des entreprises sénégalaises est aussi faux. Ce que l'Ape peut faire dans ce domaine, le Tarif extérieur régional (Tec) que l'Afrique de l'Ouest vient tout juste d'adopter en 2013 peut aussi le faire. Et mieux ! Le Tec a inscrit à taux 0%, 5% ou 10% tous les biens intermédiaires et les intrants indispensables aux industries.
La vérité est que l'Ue, qui est déjà le premier fournisseur du Sénégal avec 41% des importations de notre pays devrait accroitre sa prépondérance avec l'Ape. Les simulations effectuées en 2012 sur la base d'une ouverture de 70% du commerce par la Direction de la prévision et des enquêtes économiques (Dpee) montrent une augmentation croissante et régulière des importations en provenance de l’Ue. Or on sait que cette ouverture sera maintenant officiellement de 75% sur 20 ans, et le South Centre a montré – les annexes du texte de l'Ape le confirment – que ces 75% correspondent au pourcentage des lignes tarifaires alors que le pourcentage de la valeur des importations libéralisées sera en moyenne de 82%, dont 86,1% pour le Sénégal. Ce qui est infiniment plus grave et un paradoxe puisque l'ouverture se limitera à 75,3% pour la Côte d'Ivoire et à 80,4% pour le Ghana.
Cette hausse des importations devrait s’élever à 1,55% en 2016 et atteindre 2,67% à la fin du processus de libéralisation selon la Dpee. Ce démantèlement tarifaire en faveur des produits provenant de l’Ue s’effectuerait au détriment des autres partenaires commerciaux du Sénégal. Ce qui est en contradiction avec la politique actuelle du gouvernement consistant à diversifier ses partenaires commerciaux et à encourager le commerce Sud-Sud.
DEUXIEME CONTREVERITE : L'Ape va renforcer l'intégration régionale et offrir des possibilités d'exportation supplémentaire
Le processus de négociation de l'Ape a engendré, à partir de 2007, la fragmentation de l'Afrique de l'Ouest en quatre régimes commerciaux vis-à-vis de l'Ue : le système généralisé de préférences (Sgp) pour le Nigeria, le SGP+ pour le Cap Vert, les deux Ape intérimaires du Ghana et de la Côte d'Ivoire, le régime "Tous sauf les armes" pour les Pma dont le Sénégal.
On sait que la Côte d'Ivoire et le Ghana avaient paraphé puis signé leurs accords intérimaires sous une forte pression politique et économique de l'Union européenne. Et ce sont les ministres du Commerce de la Cedeao eux-mêmes qui l'ont reconnu lors du comité ministériel de suivi tenu en décembre 2007 à Ouagadougou : "La réunion a déploré les pressions exercées par la Commission européenne sur les pays de la région et en particulier les non Pma, qui sont de nature à diviser la région et à compromettre le processus d’intégration régionale."
Mais le plus grave, c'est qu'en permettant de sauvegarder provisoirement le processus d'intégration, en cherchant seulement à protéger les préférences dont bénéficient la Cote d'Ivoire et le Ghana sur le marché européen, l'Afrique de l'Ouest créera un tort infiniment plus grand à l'économie régionale à long terme.
En effet, toutes les études, y compris celles de la Cedeao, aboutissent à la conclusion selon laquelle l'Ape aboutira à un détournement de commerce à l'intérieur de l'Afrique de l'Ouest. Autrement dit, les pays de la région perdront leurs parts de marché dans d'autres pays de la Cedeao au profit de l'Ue. Les produits européens libéralisés et subventionnés, désormais plus compétitifs, chasseront ceux du Sénégal du Mali. Ceux du Mali seront chassés du Burkina Faso, ceux du Ghana éjectés du Nigeria, etc. Comment peut-on accepter une telle situation sans rien faire ?
TROISIEME CONTREVERITE : l'Union européenne apportera les financements nécessaires pour compenser les pertes fiscales et financer les secteurs prioritaires
Le programme de l'Apr pour le développement (Paped), tel qu'il a été adopté, ne contient aucun mécanisme financier différent de ce que l'Ue accorde déjà aux pays de la région : les Programmes indicatifs nationaux (Pin), les Programmes indicatifs régionaux (Pir), les aides bilatérales des pays européens et les prêts de la Banque européenne d'investissement. Où se trouve la nouveauté ?
On affirme que l'Ue aidera les pays de l'Afrique de l'Ouest en compensant leurs pertes fiscales. Mais quel effort fera-t-elle quand on sait que les gains qu'elle prélèvera de la libéralisation commerciale sur les 15 ans dépasseront de loin le montant de l'aide qu'elle apportera. D'après le South Centre, les pertes annuelles de recettes douanières seraient de 746 millions d'euros à partir de l'année 5 pour la Cedeao, dont 90 millions pour le Sénégal (contre 48 millions pour la Côte d'Ivoire) et elles atteindraient 1,9 milliard d'euros à partir de l'année 20, dont 215 millions d'euros pour le Sénégal (115 millions pour la Côte d'Ivoire).
Au contraire, ne pas ratifier l'Ape ne coûterait que les 149,7 millions d'euros que les exportateurs de Côte d'Ivoire (99 millions), du Ghana (39,4 millions) et du Nigeria (11,3 millions) auraient dû payer à l'entrée sur le marché de l'Union européenne en 2013 sous le régime tarifaire du Spg qui prévaudra si l'APE régional n'est pas ratifié.
Il serait dans l'intérêt évident des 15 Etats membres de la Cedeao de rembourser ces 150 millions d'euros aux exportateurs, ce qui équivaudrait sur 5 ans aux 746 millions d'euros de pertes de recettes douanières à partir de l'année 5 de mise en œuvre de l'Ape.
Le remboursement des pertes auxquelles les exportateurs ivoiriens ou ghanéens pourraient faire face est une alternative non seulement crédible mais possible. Il suffit de mettre en place un Fonds régional de solidarité (Frs) alimenté à partir du prélèvement communautaire (Pcir) qui sera collecté sur les importations à l'entrée en vigueur du Tec Cedeao. Ces prélèvements seront reversés à la Cedeao et à l'Uemoa pour financer leurs activités. Mais on sait qu'une bonne partie de cet argent sera gaspillé dans le financement de réunions aussi nombreuses qu'inutiles ou les participants se partageront des perdiems généreux sans le moindre résultat pour les citoyens de nos pays.
CONCLUSION
Nul ne peut me convaincre que l'Ape est ce qu'il faut à l'Afrique de l'Ouest, une région qui n'a aucune des politiques sectorielles nécessaires à la conclusion d'un accord de libre-échange. Loin de moi l'idée de rejeter les accords de libre-échange par principe. Des accords de cette nature entre partenaires égaux peuvent apporter les plus grands bienfaits à chacun d'eux. L'Ue aura peut être un bel accord commercial avec le Canada (Ceta) et plus tard avec les Etats-Unis (Ptci), comme elle en a déjà eu avec la Corée du Sud et de nombreux autres pays qui ont une certaine cohérence dans leurs politiques et qui ont des structures de production bien établies.
L'Afrique de l'Ouest n'a rien en commun, à part un tarif extérieur commun non encore appliqué. La sagesse aurait commandé que l'Europe aidât notre région à approfondir son processus d'intégration régionale.
Il ne faut sûrement pas attendre un miracle pour nous sauver si nous ne prenons pas nous-mêmes les mesures qu'il faut pour défendre les intérêts de nos pays. L'Europe poursuit ses intérêts géostratégiques et peu importe si les pays africains devront continuer à être d'éternels assistés et des exportateurs de matières premières à l'état brut.
Il est temps de dire non à ce que nous ne voulons pas. Il est temps de refuser l'inacceptable pour se construire un avenir conforme à nos propres rêves et non à ceux des autres.
Je suis un député élu par le peuple sénégalais pour défendre ses intérêts d'aujourd'hui et de demain.
Votre mission primordiale, Monsieur le président de la République, est de protéger nos intérêts et l’avenir de nos enfants. Ne soyez pas le bourreau qui décapitera notre avenir économique avec le sabre de l’Union européenne.
Je refuse de participer à la trahison. Je refuse de participer à la mise à mort de l’avenir de nos petites et moyennes entreprises. Je refuse de participer à la suppression de milliers d’emplois. Je refuse de participer à une reconquête coloniale de l’Afrique de l’Ouest à travers des accords suicidaires.
Je voterai contre les Ape et je lance un appel solennel à tous les députés patriotes à faire de même en déclarant publiquement devant le peuple sénégalais qu'ils s'opposeront à la ratification des Ape.
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** Cheikhou Oumar Sy est député à l'Assemblée nationale du Sénégal
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