« Aller au travail à pied » : Les leçons de Soweto et de la place Tahrir

Lors de sa conférence au Rotary International de district à Munyongo, Mahmoud Mamdani met en relation les évènements de la place Tahrir et le soulèvement de Soweto en Afrique du Sud en 1976. Pour lui, «bien que la révolution égyptienne soit survenue plus de trois décennies après Soweto, elle évoque puissamment le souvenir de Soweto. Ceci pour au moins deux raisons». Pambazuka News vous propose le texte intégral de son discours

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A M F

Ceux d’entre vous qui viennent de l’extérieur ont peut-être entendu parlé de la nouvelle forme de protestation en Ouganda connue sous le nom de ‘Aller au travail à pied’. Mais l’opposition qui a commencé à aller au travail à pied et le gouvernement qui est déterminé à mettre un terme à la marche sont tous deux portés par le souvenir du même évènement.

Le souvenir de la place Tahrir alimente les espoirs de l’opposition et les craintes du gouvernement. Pour les membres de l’opposition, l’Egypte est devenue le symbole de la terre promise, la page qui se tourne. Pour de nombreux membres du gouvernement, l’Egypte représente une défiance fondamentale du pouvoir, à laquelle il s’agit de résister, quel qu’en soit le prix.
Les choses en sont au point où même la suggestion de protestation provoque une réaction maximale du gouvernement. Au point que le gouvernement qui vient d’être élu avec une majorité écrasante de voix semble aujourd’hui manquer de flexibilité et n’a pas de stratégie de sortie.

Pour les civils, les supporters et les sceptiques, la vue des moyens militaires déployés pour maintenir l’ordre dans les rues brouille la distinction entre police civile et forces militaires, compte tenu du fait que ceux au pouvoir s’obstinent à considérer la moindre contestation civile comme une rébellion armée.

Si le gouvernement semble perdre la cohérence et l’unité affichées pendant les élections, l’opposition commence à trouver un semblant d’unité et de vision qui semblait lui faire défaut pendant la période électorale. Si vous gardez à l’esprit que de nombreux membres de l’opposition, dont ceux qui ont fait partie du dernier parlement, étaient complices des péjorations de gouvernance, alors vous vous émerveillez de la nature de ce changement.

Comment se fait-il que ceux qui, hier seulement, considéraient le parlement comme un passeport vers le favoritisme et le pillage, se découvrent subitement la détermination morale et le courage, pour rejoindre cette même opposition, bien qu’aucune élection ne soit en vue et que les temps sont relativement durs ? Cette situation est source de contradictoires dans le domaine de la politique, générant aussi bien l’optimisme que le scepticisme.

Mon propos aujourd’hui ne vise pas à idéaliser l’opposition ni à diaboliser le gouvernement. Je veux parler du souvenir qui semble pousser beaucoup vers l’opposition et hante de nombreux autres au gouvernement. C’est le souvenir de la place Tahrir. Ce n’est pas une exagération de dire que la grande révolution égyptienne à commencé en Tunisie. Où va-t-elle aboutir ? Dans une décennie la considèrerons-nous comme un évènement local, continental ou global ? Comment devons-nous comprendre sa signification aujourd’hui ?

Les historiens reconnaissent qu’il n’y a pas de récit objectif unique d’un évènement donné. Le récit dépend en partie de la localisation de l’observateur. Pour beaucoup, en Europe, les évènements en Tunisie et au Caire sont la preuve que la révolution qui a commencé en Europe de l’Est avec l’effondrement de l’Union Soviétique et a fini par s’étendre au-delà de cette région.

En Afrique de l’Est, il y a eu pléthore de commentaires, principalement dans la presse. Beaucoup se sont demandé si la révolution égyptienne allait s’étendre au sud du Sahara. Ils ont répondu, sans une arrière pensée : non. Pourquoi ? Parce que les experts des médias disaient que les sociétés subsahariennes étaient tellement divisées le long de lignes ethniques, tellement déchirées par le tribalisme, qu’aucune d’entre elles ne seraient capables d’atteindre le degré d’unité requis pour permettre à une confrontation avec le pouvoir d’aboutir.

Pour moi, cette réponse n’a pas beaucoup de sens. Elle ressemble à une caricature. Il n’y a pas de trace dans l’histoire de lutte aboutie entreprise par des gens uni au préalable. Pour la simple et bonne raison que l’un des résultats d’une lutte qui aboutit est l’unité. L’unité est forgée par la lutte.

Pour illustrer cet aspect, et quelques autres, je veux examiner la révolution démocratique en Egypte dans le contexte d’une histoire de lutte démocratique qui dure depuis plus longtemps sur le continent. Je veux commencer avec un évènement qui a eu lieu, il y a plus de trois décennies, en Afrique du Sud. Je fais référence au soulèvement de Soweto en 1976, qui a fait suite à la formation de syndicats indépendants à Durban en 1973. Ensemble, ces deux développements ont inauguré une ère nouvelle dans la lutte contre l’Apartheid en Afrique du Sud. Le soulèvement de Soweto était le fait des jeunes. A une époque où les adultes croyaient qu’un changement significatif ne pouvait se produire que par une lutte armée, Soweto a inauguré un mode de lutte alternatif. Ce nouveau mode substituait la lutte populaire à la lutte armée. Il a mis un terme à l’idée que la lutte est le fait de combattants professionnels, de la guérilla, avec la population qui applaudit depuis la périphérie, mais qu’il s’agit bien d’un mouvement de gens ordinaires comme agents déterminants. La force d’un mouvement populaire réside dans le nombre qui est guidé par une nouvelle imagination et de nouvelles méthodes de lutte.
La signification de Soweto est double. D’abord, comme je l’ai déjà dit, Soweto a vu naître la croyance en la puissance d’un peuple organisé face à l’oppression, plutôt qu’en la puissance des armes. Deuxièmement, Soweto a forgé une nouvelle unité. Le règne de l’Apartheid a divisé la société sud-africaine en de multiples races (blanche, indienne, de couleurs) et en de nombreuses tribus (Zoulou, Xhosa, Pedi, Venda et ainsi de suite) et en soumettant chaque groupe à des lois différentes. Avec pour conséquence que lorsqu’ils ont voulu s’affranchir des lois en question, ils l’ont fait séparément.

Dans ce contexte est survenu un nouveau venu, Steve Biko, un leader visionnaire à la tête du mouvement de la Black Consciousness Movement (Le mouvement de la conscience noire). Le message de Biko a miné la construction étatique de l’Apartheid. Noir n’est pas une couleur, avait dit Biko. Noir c’est une expérience. Si vous êtes opprimés, vous êtes noir. Ceci était un message révolutionnaire. Pourquoi ? Dès l’élaboration du Freedom Charter (la Charte de la liberté) au milieu des années 50, l’ANC a refusé le racisme. Mais l’absence de racisme n’a touché que l’élite politique. Les individus blancs, indiens ou de couleur ont rejoint l’ANC a titre individuel. Mais les gens ordinaires sont restés confinés et piégés par des perspectives politiques délimitées par les frontières tribales. Biko a forgé une vision qui faisait éclater ces frontières.

A peu près à la même époque, un autre évènement a eu lieu qui lui aussi signalait une nouvelle ouverture. C’était l’Intifada palestinienne. Ce qui était connu sous le nom de la ‘Première Intifada’ avait un potentiel du type de Soweto. Comme les enfants de Soweto, les enfants palestiniens ont eu l’audace d’affronter des balles réelles avec rien de plus que des pierres. Face a des mouvements de libération en conflit les uns avec les autres, chacun prétendant être le seul représentant des opprimés, la jeunesse de l’Intifada a exigé une plus grande unité.

Bien que la révolution égyptienne soit survenue plus de trois décennies après Soweto, elle évoque puissamment le souvenir de Soweto. Ceci pour au moins deux raisons.

Avoir recours à la violence ? D’abord, à l’instar de Soweto en 1976, la place Tahrir de 2011 a fait table rase de la romance de la violence chère à une génération. La génération de Nasser ainsi que celle qui a suivi ont intégré la violence comme un élément clé pour des changements fondamentaux en politique et dans la société. Cette tendance était laïque dès le début. Plus Nasser a opprimé l’opposition, en usant du langage du nationalisme laïc, plus l’opposition a eu recours à l’idiome religieux. La mouvance politique la plus importante qui voulait rompre avec le passé utilisait maintenant le langage de l’islam radical. Son principal représentant en Egypte était Said Qutb.

J’ai commencé à m’intéresser à l’islam radical après le 11 septembre et c’est là que j’ai lu le livre le plus important de Said Qutb, intitulé ‘ Signposts’. Il me rappelait la rhétorique de la politique radicale à l’université de Dar es Salaam où j’enseignais dans les années 1970. Dans son introduction, Said Qutb explique qu’il a écrit ce livre pour l’avant-garde islamique. Je croyais que j’étais entrain de lire une version de ‘What is to be done ?’ (Que faire ?) de Lénine. L’argument principal de Said Qutb, dans le texte principal, était qu’il fallait distinguer entre ses amis et ses ennemis, parce qu’avec les amis on use de la persuasion cependant qu’avec les ennemis on use de la force. Je crois lire Mao Tsétoung ‘ on the correct handling of contradictions amongst people’ (de la façon correcte de gérer les contradictions entre les gens).

Je me suis demandé comment je devais comprendre Said Qutb. Comme faisant partie d’une tradition linéaire appelée islam politique ? L’histoire de la pensée était-elle plus facilement compréhensible avec des contenants étiquetés ‘civilisation, islam, hindouisme, confucéen, chrétien ou encore, européen, asiatique ou encore africain ?

L’apologie de la violence politique de Said Qutb n’était-elle pas en phase avec l’extension des mouvements de lutte armée dans le sillage des libérations nationales des années 50 et 60 ? L’hypothèse centrale n’était-elle pas que la lutte armée était, non seulement, la forme la plus effective de lutte mais le seul mode authentique de lutte ? Plus je lisais à propos de la distinction de Said Qutb entre les amis et les ennemis, qu’on use de violence à l’égard de ses ennemis et de persuasion à l’égard de ses amis, plus je comprends que Said Qutb faisait partie de son temps. Aucun doute. Said Qutb, comme chacun d’entre nous, était impliqué dans une multitude de conversations et de débats et pas seulement avec des intellectuels islamiques, mais se confrontait aussi à des intellectuels inspirés par d’autres modes de pensée politique. La principale compétition provenait du marxisme léninisme, une idéologie militante laïc qui a influencé aussi bien le langage de Qutb que son organisation et sa lutte.

La première signification de la Place Tahrir a été de se défaire de l’emprise de Said Qutb et de sa romance avec la violence révolutionnaire. La deuxième ressemblance entre la Place Tahrir et Soweto a trait à l’unité. Et comme la lutte anti-Apartheid a reproduit sans discrimination les divisions de races et de tribus institutionnalisées par l’Etat, de même la division entre religions est devenue partie intégrante de la convention politique dominante en Egypte.

La Place Tahrir a innové de nouvelles politiques. Elle a exclu le langage de la religion du domaine politique sans toutefois s’adonner à une laïcité militante qui aurait totalement banni la religion de la sphère publique. Elle appelait ainsi à une plus grande tolérance des identités culturelles dans l’espace public, un espace où il y aurait de la place aussi bien pour la laïcité que pour les tendances religieuses. Le nouveau contrat dit que pour participer à la sphère publique vous devez pratiquer une politique inclusive qui respecte les autres.

* Prof Mahmoud Mamdani est le directeur de l’Institut de recherche en sociologie à l’université de Makerere en Ouganda.
Cet article est paru pour la première fois dans le Daily Monitor - Traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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