«La crise mondiale a fait voler en éclats le vernis des apparences en Guadeloupe»

Depuis le 5 janvier, la Guadeloupe est agitée par un large mouvement social. Lancé par des forces syndicales et porté aujourd’hui par un collectif global, ce soulèvement qui s’exprime à travers des revendications contre la vie chère et contre un système d’exploitation qui assujettit les populations, porte en lui même des remises en cause plus profondes. Deux cents ans après la fin de l’esclavage, une faible minorité, descendants des «maîtres blancs», contrôlent le destin de toute une population, dans un ordre capitaliste que la Métropole a laissé prospérer et que les populations contestent.

Après un mois d’agitations dont l’intensité est allée croissant, jusqu’à la mort d’un des leaders du mouvement social, dans la nuit du 17 au 18 février, le président Sarkozy a pris les choses en main. Mais pour quelles solutions ? Pambazuka News a invité la romancière guadeloupéenne Maryse Condé et le journaliste guadeloupéen Luigi Trèfle, à analyser les fondements et les perspectives de ce mouvement social dont les racines dépassent l’expression des frustrations actuelles.

Maryse Condé constate qu’«en dépit des appellations qui ont changé au cours des siècles, «Vieille colonie», «Département français d’Outremer», «Département français des Amériques», le statut de la Guadeloupe n’a pas été modifié. Elle vit toujours un système colonial. Cela signifie qu’elle doit servir de marché aux produits manufacturés de la Métropole et en échange fournir de la matière première. Cette matière première était le sucre de canne dont on connaît les avatars. Depuis la chute de ses cours, due à la concurrence du sucre de betterave, le sucre de canne a été remplacé tour à tour et sans grand succès par la banane, les agrumes…

«Mais la Guadeloupe, poursuit Mme Condé, a continué à ne cultiver aucune plante qui puisse servir à son alimentation et à tout importer. Les partis politiques indépendantistes n’ont pas réussi à faire passer le message que seul un changement de statut politique pourrait remédier aux dysfonctionnements nés de la persistance d’un tel système d’échanges colonial.»

Mais les avatars de ce système ont fini par dégénérer. Depuis le 20 janvier 2009, des manifestations contre la vie chère ont éclaté en Guadeloupe. Le 5 février, elles se sont étendues à la Martinique. La Réunion est en passe de rejoindre le mouvement, avec un mot d'ordre de grève lancé pour le 5 mars.

Dans ces excroissances de la France, survivances de la conquête coloniale, le vase des frustrations et des maux sociaux a ainsi débordé. Paris a maintenu ces dépendances dans l’esprit des comptoirs qui a prévalu en Afrique durant la période coloniale. Aucun investissement de valeur ne permet aux Antilles françaises de vivre par elles-mêmes. Les biens de consommation, largement importés de la métropole, coûtent 20% plus cher qu’en Métropole. Le taux de chômage dépasse les 20%. Depuis plus d’un mois, le ras-le-bol s’exprime dans des manifestations. Elles ont débordé ces derniers jours dans des actes de violence. Réveil tardif ?

«Les Guadeloupéens se sont aveuglés sur la réalité parce qu’ils bénéficiaient des allocations que leur verse l’Etat français : allocations de chômage, RMI (revenu minimum d’insertion), et bientôt RSA (Revenu de solidarité active), explique Mme Condé. La crise mondiale a fait voler en éclats le vernis de ces apparences et les Guadeloupéens ont vu, à l’œil nu, leur pauvreté, leur dépendance et les inégalités dont ils souffrent. D’où la crise».

Cette crise qui secoue la Guadeloupe dépasse les manifestations quotidiennes d’un simple mal vivre. Elle fait face à un système de domination qui, «deux cents ans après la fin de l’esclavage, garde encore ses racines», souligne un journaliste à Radyo Tambou, en Guadeloupe, Luigi Trèfle. «Ce qui se passe est une mobilisation contre des colons, descendants des esclavagistes, qui contrôlent le marché de la distribution à 90 %, sans aucune transparence sur les prix», explique-t-il.

Les premiers mouvements ont commencé le 16 décembre, lancés par différents syndicats, dont l’ Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTC). Aujourd’hui tout le monde s’y retrouve. Des hommes politiques aux associations culturelles, en passant par les mutuelles. Il y a les jeunes, les femmes, etc. «On assiste à un soulèvement populaire contre un système d’exploitation, souligne Luigi Trèfle. Deux mille «Békés» (descendants des colons blancs) contrôlent toute l’économie. Une classe qui vit en totale démarcation par rapport aux populations. Pour nous il ne s’agit pas d’un problème de race. Mais on a noté, de la part d’un des représentants de cette communauté (Ndlr : M. Alain Huyghes-Despointes, industriel béké martiniquais, propriétaire de diverses entreprises en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane), des positions de cette nature. Et ce n’est pas fortuit qu’il ait été question de qualité de race dans ses propos. Le constat est donc là. Deux cents ans après la fin de l’esclavage, on se retrouve dans la même situation : négocier avec des Blancs pour avoir des conditions de vie meilleures».

Différentes tendances traversent le mouvement de revendication qui s’est organisé autour du Collectif contre l’exploitation (LKP). Luigi Trèfle note que «les sentiments autonomistes, voire indépendantistes y sont très présents. Le collectif a pu ouvrir les yeux aux populations, leur démontrant tous les ressorts de l’assujettissement auquel elles sont soumises et cela pousse nombre de gens vers la radicalisation. Et le sentiment qui prévaut reste que le gouvernement français ne va pas s’attaquer au problème de fond. Il y aura quelques mesures de façade, mais rien qui remette en cause le système en place. Car les intérêts dominants ici sont les mêmes qu’en Métropole. Par exemple, le groupe SARA qui contrôle le secteur des hydrocarbures, avec des pratiques scandaleuses au niveau des prix, est une branche de TOTAL. On trouve les mêmes ramifications dans d’autres secteurs.»

«Plutôt que de proposer de véritables solutions, note Luigi Trèfle, Paris opte plutôt pour la stratégie du pourrissement, en espérant un découragement et une démobilisation avec le temps. Mais c’est une mauvaise appréciation de la réalité. Ce qui se passe est important. On n’a pas connu un tel mouvement social depuis des décennies. Aujourd’hui, il touche la Martinique où les réalités sont les mêmes, avec le même groupe minoritaire, descendant des colons et des esclavagistes, qui contrôle tout.»

Le sentiment indépendantiste qui est ici évoqué ne date pas d’aujourd’hui dans les Antilles françaises. S’exprimant dans des franges importantes, il est porté par des leaders du mouvement social actuel. Même s’il ne structure pas le discours revendicatif, il est présent dans les réflexions qui l’accompagnent. A ce propos, Maryse Condé a confié à Pambazuka News :

«Nous autres qui sommes indépendantistes depuis longtemps (dès les années 60, Guy Conquête chantait « la Guadeloupe malade ») nous aurions aimé qu’elle (la mobilisation actuelle) débouche sur une revendication d’ordre politique. Ce qui est probable, étant donné que le LKP est issu du syndicat UGTG qui n’a jamais caché sa sympathie pour l’indépendance. Mais nous n’en savons encore rien. Il faut attendre et espérer.»

En attendant, ces ondes de choc qui secouent la Guadeloupe et la Martinique, partie importante de la Diaspora, n’ont pratiquement pas d’écho en Afrique. L’éloignement ? Peut-être. Parce que les revendications n’ont pas (encore ?) pris les allures d’une remise en cause du statut des Départements français ? Peut-être encore. Le sentiment prévaut, en tout cas, qu’il s’agit d’une affaire franco-française qui laisse indifférents, pour l’essentiel, les mouvements sociaux, les intellectuels et autre forces politiques du continent.

Face à ce constat, Maryse Condé rejette l’idée d’un manque de solidarité : «Comment voulez-vous que les peuples africains se détournent de leurs propres problèmes pour se soucier du sort des lointains Martiniquais et Guadeloupéens ? C’est là une vision idéaliste et sommaire. Je suis sûre que les intellectuels africains, eux, sympathisent avec ce combat mais ils ne peuvent guère y prendre part n’ayant aucune tribune qui leur appartienne en propre ni aucun moyen de lutte».

Elle ajoute : « L’Afrique est en proie à de graves problèmes. Faute de trouver du travail et de quoi vivre décemment ses populations émigrent par milliers en direction des pays de l’Europe qui les accueillent sans enthousiasme. Tous les jours nous entendons parler d’Africains qui sont morts au large de l’Espagne, de l’Italie, du Maroc, en cherchant à fuir leur continent pour améliorer leurs espoirs de survie. Ce n’est pas de l’afro-pessimisme, c’est la réalité.»

Le système d’exploitation, contre lequel s’élèvent les Guadeloupéens et les Martiniquais, reste toutefois le même qui, porté par la mondialisation, avec la crise alimentaire et financière, a déjà généré de violents soubresauts en Afrique. Mais c’est cette globalisation, dont elle souligne les «mauvais côtés», qui donne espoir à Mme Condé. Espoir de voir «tomber les barrières du monde, en nous forçant bon gré mal gré à vivre ensemble sous des cieux différents, à mieux nous connaître, à échanger, à partager, ce qui n’est pas le cas en ce moment. De là peut-être viendra une plus grande solidarité entre les individus et nous autres, Africains et Caribéens qui avons tant souffert, nous apporterons notre sens de l’humain.»

* Maryse Condé, née Maryse Boucolon est écrivain. Née à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). Elle a publié de nombreux romans historiques, dont Segou (1984-1985). Elle a enseigné en Guinée, au Ghana, et au Sénégal.
* Luigi Trèfle est journaliste à Radio Tambou, en Guadeloupe.
Leurs propos ont été recueillis par Tidiane Kassé, rédacteur en chef de l’édition française de Pambazuka News.

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