Accès à l’eau et privatisation en Afrique

Déclarer l’accès à l’eau droit humain fondamental, pourquoi ?

Un peu partout en Afrique, la privatisation du secteur de l’eau s’est systématiquement traduite par des hausses de tarifs sans que l’amélioration du service soit toujours à la hauteur. Ceci a souvent conduit à la révolte des usagers qui ne peuvent plus payer et se mobilisent pour obliger leur gouvernement à rompre les contrats. Or, même si a fait de l’accès à l’eau potable un droit humain fondamental, les multinationales sont restées dans leur logique : s’ouvrir de nouveaux marchés… aux frais des Etats, c'est-à-dire des populations !

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Water.org

Le 29 juillet 2010, l’Assemblée générale des Nations Unies a reconnu, dans une résolution proposée par la Bolivie et adoptée par 122 voix et 41 abstentions, "le droit à une eau potable salubre et propre comme un droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme". Elle demande, en outre, "aux États et aux organisations internationales de fournir des ressources financières, de renforcer les capacités et de procéder à des transferts de technologies, en particulier en faveur des pays en développement ".

C’est une décision historique, mais s’il a été nécessaire de proclamer ce droit, c’est bien entendu qu’il était loin d’être respecté partout dans le monde. Selon le rapport UNESCO/OMS 2010, 884 millions de personnes dans le monde (soit 13% de la population) dont 343 millions en Afrique, n’ont pas accès à "une source d’approvisionnement en eau potable améliorée" (réseau d’eau courante, borne-fontaine, puits ou source protégé, citerne d’eau de pluie) et 2,6 milliards de personne, soit 39% de la population mondiale, n’ont pas accès à "des installations d’assainissement améliorées" (tout-à-l’égout, fosse septique, latrines à fosse).

Les conséquences sont dramatiques : les maladies liées à l’eau (la diarrhée, le choléra, la typhoïde, la polio, la méningite, les hépatites…), représentent à ce jour la principale cause de mortalité dans le monde, avec 8 millions de victimes par an selon l’ONG Solidarité Internationale (autour de 3 millions, selon l’OMS). Les causes de la "crise de l’eau" sont multiples, qui tiennent au climat, à la démographie, aux modes de vie, à l’économie, à la politique, aux institutions,… et il importe de toutes les éliminer pour que ce "droit à l’eau potable" puisse entrer réellement dans les faits.

LES RAISONS DE LA CRISE DE L’EAU

Le climat de l’Afrique est souvent mis en cause. Certes l’eau n’est pas répartie équitablement sur la planète et les évolutions prévisibles, avec le réchauffement de la terre, ne feront qu’accentuer les écarts, avec plus de précipitations dans les zones polaires, tempérées et équatoriales et moins dans les zone tropicales. En outre, les besoins humains sont répartis sur toute l’année, voire plus importants en saison sèche, alors que les apports varient considérablement au cours de l’année et que les stockages naturels (glaciers, lacs, rivières pérennes,…) sont là aussi plus rares dans les régions tropicales. Ces disparités ne sont pas nouvelles et n’ont pas empêché le développement de sociétés humaines adaptées sur les différents continents.
Mais il n’en va pas de même avec la démographie et la mondialisation des modes de vie. La population mondiale est passée de 2,5 milliards en 1950, à près de 7 milliards en 2010, ses besoins en eau augmentant bien sûr en proportion. Et quand on parle des besoins de la population, il ne faut pas considérer seulement les besoins en eau domestique (5 l/p/j pour la survie, 50 l/p/j pour une vie décente, plus de 500 l/p/j pour satisfaire les standards nord-américains), qui représentent moins de 10% de la consommation d’eau.

Pour mesurer l’impact de l’augmentation de population, il faut s’intéresser au total des prélèvements d’eau pour la production de nourriture, de biens de consommation, d’énergie, etc., ce qu’on appelle l’empreinte eau. Cette empreinte est de 3 400 litres par jour en moyenne mondiale, variant de 6 800 l/p/j aux Etats-Unis à 1 850 l/p/j en Ethiopie, la France se situant autour de 5 140 l/p/j. L’empreinte eau dépend du niveau global de consommation, du mode de vie et du climat. Sachant par exemple que la production d’un kg de bœuf demande 15 500 l d’eau, contre 3 900 l pour 1 kg de poulet ou 1 300 l pour 1 kg de blé, on mesure l’impact de l’occidentalisation des modes de consommation.

L’urbanisation est un autre facteur de la crise. Relativement facile à résoudre pour une petite communauté rurale, nécessitant des volumes réduits, l’alimentation en eau se complique dès que la communauté grandit et diversifie son activité ; il faut songer à rechercher des ressources en eau plus lointaines, donc à les transporter, les stocker, les distribuer au sein d’une agglomération trop étendue pour être desservie par un seul point d’eau, etc. Tout ceci à un coût. De nos jours, plus de la moitié de la population mondiale réside en zone urbaine, ce qui accroit les besoins d’adduction et de distribution d’eau, avec les coûts associés de stockage, de pompage, de potabilisation…

Cette concentration de population rend encore plus aigus les problèmes d’assainissement des eaux résiduaires et pluviales et de leur traitement, mais aussi de l’organisation du service. Passé le niveau du petit village, où la communauté autogère le plus souvent ses ressources en eau, la responsabilité des services de l’eau et de l’assainissement (quand ce dernier existe) sont d’une manière générale sous la responsabilité du pouvoir politique, qu’il s’agisse de l’Etat central ou d’autorités locales (région, commune…). Dans les pays récemment décolonisés, où les compétences étaient rares, ces services ont la plupart du temps été confiés à des entreprises nationales (au moins pour les villes) avec assez souvent une responsabilité du ministère de l’Agriculture sur l’alimentation en eau des zones rurales. Leur bilan est très variable mais hélas le plus souvent mauvais.

Les raisons des échecs sont multiples : dirigeants incompétents et corrompus, manque d’encadrement, manque d’équipements de maintenance, financements insuffisants, consommateurs insolvables,… à l’image bien souvent du paysage politico-économique du pays. De ces insuffisances, les multinationales de l’eau ont fait leur miel, expliquant à l’envie qu’une meilleure gouvernance de l’eau (privée, bien entendu) permettrait de redresser la situation…

LA PRIVATISATION COMME SOLUTION ?

Historiquement l’Afrique n’a intéressé que très modérément les multinationales du secteur, en dehors du cas de l’eau de Côte d’Ivoire concédée en 1960 à la société SAUR, appartenant alors au groupe Bouygues. Au début des années 1990, l'intervention de plus en plus marquée des organisations financières internationales, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque Mondiale, pousse les pays en développement à mettre en place des politiques d'ajustement structurel : la réduction de la dette extérieure passe par la diminution des dépenses publiques. Les privatisations sont au cœur du dispositif, y compris pour la distribution d’eau potable.

En Afrique sub-saharienne, c’est la SAUR qui mène le bal avec la Guinée (1989), la République Centrafricaine (1993), le Mali (1994), le Sénégal (1995), l’Afrique du Sud (1999), le Mozambique (1999) : numéro 1 du BTP, Bouygues utilise sa position de concessionnaire (pas toujours assez lucrative) pour se faire adjuger sans concurrence les travaux de rénovation et d’extension, beaucoup plus rémunérateurs. Vivendi (futur Veolia) et Suez-Lyonnaise des eaux, qui n’ont pas les mêmes intérêts, se font un peu tirer l’oreille avant de se lancer à leur tour : Afrique de Sud (1992), Guinée-Bissau (1995), Cameroun (2000) pour Suez, Gabon (1997), Kenya (1999), Tchad (2000), Burkina Faso (2001) et Niger (2001) pour Vivendi. On note quelques étrangers à la « Françafrique » , avec Biwater en Afrique du Sud ou IPE (Portugal) au Mozambique ou au Cap Vert par exemple.

En Afrique du Nord, d’avantage convoitée, si la SONEDE Tunisienne tient bon contre les privatisations, le Maroc concède Casablanca à Suez (1997), Rabat à un groupement lusitano-espagnol (1998) vite remplacé par Veolia, et Tanger et Tétouan sont cédés à Veolia (2002) ; l’Algérie hésitera plus longtemps avant de confier Alger à la SEAAL (dont Suez est actionnaire) en 2006, Oran à l’Espagnol Agbar Agua et Annaba à l’Allemand Gelsenwasser (2007). Elle envisage de généraliser le système.

Et pourtant l’Afrique pèse encore peu dans les profits des multinationales : 8,5% (cumul Afrique-Moyen Orient-Inde) du chiffre d’affaires de Veolia Eau (sur 12,5 milliards d’euros), 7% (cumul Afrique-Moyen Orient) pour Suez Environnement (sur 12,3 milliards d’euros), mais 19% pour SAUR (sur 1,5 milliard d’euros) en 2009. Une des raisons réside peut-être dans le bilan de ces opérations de délégation de service public.

Se traduisant quasi systématiquement par des hausses de tarifs (jusqu’à 40% à Nairobi) sans que l’amélioration du service soit toujours à la hauteur, les privatisations provoquent souvent la révolte des usagers qui ne peuvent plus payer et se mobilisent pour obliger leur gouvernement à rompre les contrats. Veolia a dû se retirer du Mali, du Gabon, du Tchad, du Niger, de Nairobi,… SAUR a quitté la Guinée. Un peu partout des mouvements de lutte contre la privatisation de l’eau se se sont mis en place, notamment en Afrique du sud, et ceux d’une quarantaine de pays se sont regroupés dans le Réseau Africain de l’Eau lors du Forum social mondial de Nairobi.

En fait la « délégation de service public » (DSP) (l’euphémisme adopté par les Français pour désigner la privatisation) ne répond pas aux multiples problèmes de l’eau en Afrique :

• Les ressources en eau en exploitation sont partout insuffisantes, les nouvelles ressources potentielles sont rares, éloignées et donc coûteuses à mobiliser,

• Les installations de production, de traitement et de stockage existantes sont souvent vétustes en raison du manque de moyens techniques et financiers chroniques pour les maintenir, et doivent être réhabilitées,

• Les réseaux de distribution nécessitent des réhabilitations et des extensions là aussi coûteuses,

• Les réseaux d’assainissement (sans parler des stations d’épuration) sont au mieux embryonnaires,

• Les carences institutionnelles des entreprises publiques ne sont que "la cerise sur le gâteau".

En bref, injecter du savoir-faire (même s’il est excellent) et une meilleure gouvernance dans les entreprises ne sert à rien si les installations ne sont pas remises à niveau, ce qui nécessite des investissements que les pouvoirs publics locaux ne peuvent pas faire et que le pouvoir d’achat des usagers ne permettra pas de rembourser au travers d’une augmentation du prix de l’eau. Sans parler des bénéfices que les multinationales doivent dégager pour satisfaire leurs actionnaires.

L’EXEMPLE DE MOMBASA AU KENYA

Mombasa est la deuxième ville du Kenya, capitale de la Coast Region. C’est le principal port de l’Afrique de l’Est, avec un trafic de plus de 10 millions de tonnes, et la première ville touristique du pays, avec une population de plus de 3,3 millions d’habitants dont 60% en dessous du seuil de pauvreté. Le système d’AEP dessert 52% des habitants (dont 16% connectés et 36% par des bornes fontaines), les autres se débrouillent avec les vendeurs d’eau ambulants (dont le prix peut aller jusqu’à 10 fois celui à la borne-fontaine).

Les ressources existantes sont éloignées (215 km pour Mzima et 85 km pour Marere, les deux principales cités) et les installations sont vétustes (respectivement 1950 et 1920) avec des fuites de l’ordre de 60%. Sur une capacité actuelle de production de 95 000 m3/j, il reste, après déduction des fuites et de la desserte (prioritaire) de l’industrie et des hôtels, 26 000 m3/j pour la population desservie (52% des habitants) soit 17 l/p/j. Les principales conséquences sont le recours à des eaux non sécurisées (puits, marigots, vendeurs ambulants…) avec les conséquences sanitaires et financières inhérentes, un frein au développement des activités et donc à l’emploi et la priorité donnée à l’alimentation en eau, ce qui conduit à négliger l’assainissement et ses conséquences sur la santé…

Réhabiliter et étendre à tous les équipements et porter la capacité à 260 000 m3/j coûterait près de 1 milliard USD. Aux conditions de prêt de la Banque Mondiale il faudrait augmenter le prix de 50 KSh/m3 (le prix actuel à la borne étant de 15 KSh) pour rembourser l’emprunt, sans parler de l’augmentation du coût de production (pompage)…ce qui serait nsupportable par la population. Qu’apporterait donc une DSP dans ce cas ?

ET MAINTENANT ?

La déclaration de l’ONU faisant de l’eau un droit humain fondamental n’a en rien entamé la combativité des multinationales : au contraire elles ont applaudi, considérant que ce nouveau droit devait leur ouvrir de nouveaux marchés… aux frais des Etats, c'est-à-dire des populations ! Même s’il ne sera plus tout à fait possible d’affirmer, comme le porte-parole de l’UE Joe Hennan, que "l'eau est une marchandise comme une autre", les multinationales continueront à chercher à faire du "business as usual" avec. Pour lutter contre, une référence existe : la notion de "patrimoine commun de l’humanité" a déjà été arrêtée pour ce qui est de la gestion des mers et des océans, des planètes, des corps célestes… Elle comporte quatre éléments :

• la non-appropriation par quiconque,
• la gestion internationale par les Nations-Unies,
• le partage des bénéfices entre toutes les nations,
• l’utilisation exclusivement pacifique des ressources naturelles.

"Le combat continue", et l’adversaire est connu : c’est le Conseil Mondial de l’Eau, organisation internationale créée par les multinationales de l’eau et toujours à la botte de Veolia, Suez et consorts, et qui prétend pourtant jouter un rôle hégémonique dans la discussion et la gestion des questions de l’eau au niveau mondial.

* Jacques Cambon – Cet article fait partie d’un numéro sur l’eau et la privatisation de l’eau en Afrique, produit dans le cadre d’une initiative conjointe par Transnational Institute Ritimo et Pambazuka News. Cette édition spéciale est publiée en anglais (www.pambazuka.org/en/)

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