Afrique du Sud : Le pilier du néolibéralisme en Afrique
Depuis la fin de l’apartheid, l’Afrique du sud est régulièrement présenté comme un ‘modèle’ pour le reste du continent africain. En plus de son poids politique, économique et stratégique réelle, l’apport historique de ce pays en termes de luttes de masses des opprimés et des exploités, et donc d’expériences et de leçons pour l’ensemble du mouvement ouvrier en Afrique et ailleurs, appelle une attention particulière à la trajectoire et aux dynamiques qui s’y développent actuellement.
Une des premières données générales importantes à analyser sur l’Afrique du sud est sa place dans les rapports de forces économiques mondiaux. Par exemple, c’est ainsi que le magazine attitré de l’establishment africain décrit le positionnement du pays : « Après tant d’années d’autarcie l’Afrique du sud a fait le pari de la mondialisation. La reconversion de l’appareil productif – au prix de centaines de milliers de licenciements visant à le rendre plus compétitif – et la libéralisation des échanges ont favorisé son intégration dans l’économie mondiale » (1).
L’Afrique du sud a ainsi réussi son intégration dans l’économie capitaliste mondiale, et se positionne largement comme un des premières puissances économiques sur le continent africain, avec par exemple le PIB le plus élevé du continent (130 milliards de dollars en 2003 contre 60 pour l’Algérie et 40 pour le Nigeria). Depuis plusieurs années le pays fait même preuve d’un expansionnisme économique continental qui frôle la tentative d’hégémonisme (sous)impérialiste.
Les investissements sud-africains ont en effet su profiter de la vague de libéralisation imposée en Afrique par les programmes de réajustement structurels et l’ouverture de nouveaux marchés, rendue possible par la fin des conflits touchant la région (RDC, Angola) . Ils sont passés de 1 milliard de dollars en 1991 à 9 milliards en 2002. Les exportations de capitaux ont quant à elles augmenté à 10 milliards de dollars de 1995 à 2003, soit 60% du total des investissements étrangers directs sur le continent.
Les entreprises sud africaines sont ainsi en première ligne sur le continent. Les sept seules compagnies africaines parmi les cinquante plus importantes multinationales basées dans les pays ‘en voie de développement’ sont sud africaines, parmi lesquelles : la compagnie papetière Sappi, la compagnie pétrochimique Sasol, la compagnie de télécommunication MTN, les brasseries SAB Mille (2ème mondiale) et le géant minier Anglogold (1er producteur mondial). Cet expansionnisme économique se développe principalement autour des secteurs minier et aurifère, ainsi que du contrôle des sources énergétiques et hydrauliques.
Cette dynamique économique n’est pas sans créer certaines tensions et inquiétudes parmi ses « compétiteurs » africains, tellement la politique d’exportation sud-africaine est jugée parfois trop « agressive ». Ainsi en Afrique australe où l’Afrique du sud représente 80% de l’économie des pays de la SADC (acronyme anglais de la communauté pour le développement de l’Afrique australe qui regroupe …..) et où l’héritage des années d’apartheid pendant lesquels le pouvoir blanc imposait des accords économiques totalement déséquilibrés aux pays de la région, sans compter les nombreuses interventions militaires meurtrières, le nouvel ‘impérialisme’ économique sud-africain est très mal perçue.
Mais c’est de manière plus générale que les velléités sud-africaines de se poser en puissance continentale a suscité la méfiance d’une partie des classes dirigeantes africaines. Il a alors fallu une sensible réorientation de la politique étrangère du régime post-apartheid, amorcée véritablement avec l’accession de Thabo Mbeki à la présidence en 1999, pour que la stratégie hégémonique sud africaine puisse finalement s’imposer, même si elle repose sur des bases encore fragile. Pour mieux faire passer la rapacité économique de son capital, l’Etat sud africain s’est ainsi doté d’une nouvelle rhétorique et de tout un programme politique ‘panafricaniste’ afin de rallier les sceptiques et les hésitants.
‘Renaissance africaine’ et Nepad
On observe en effet deux phases distinctes dans la politique sud-africaine face au reste du continent. De 1994 à 1998 en gros, la « croisade » droit de l’hommiste portée par le charisme d’un Nelson Mandela a malgré tout très vite montré les limites d’un unilatéralisme ‘donneur de leçons’ à la manière des puissances occidentales, et qui cachait mal la pénétration agressive et croissante des capitaux sud-africains un peu partout sur le continent. En 1999 elle a fait place une stratégie plus ‘pragmatique’ et multilatérale de Thabo Mbeki qui s’est beaucoup plus appuyé sur les outils institutionnels tels que la SADC et l’OUA pour dégager un consensus continental sur les grandes lignes de sa nouvelles vision pour une ‘renaissance africaine’.
Ce thème n’était certes pas absent de l’offensive diplomatique sud-africaine au temps de Mandela et il y a une vraie continuité idéologique entre les deux présidences. La différence est plutôt dans la démarche générale, beaucoup plus inclusive à partir de l’arrivée au pouvoir de Thabo Mbeki. Ce nouveau projet politique qui a remplacé le nationalisme panafricain des années 1960-70 et l’afro-pessimisme des années 1980 est censé redonner des perspectives politiques et idéologiques aux élites africaines.
« La Renaissance africaine suggère un effort continental conduit par l’Afrique du Sud afin de promouvoir une thèse familière du type “fin de l’histoire”… La Renaissance africaine telle qu’elle est perçue par l’Afrique du Sud (le choix des mots est ici important) serait incarnée par une chaîne d’économies qui, avec le temps, pourraient devenir l’équivalent africain des Tigres asiatiques… Dans cette interprétation, la Renaissance africaine définit l’Afrique comme un marché prospère en pleine expansion, à côté de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique du Nord, un marché dans lequel le capital sud-africain est appelé à jouer un rôle particulier à travers le développement du commerce, de partenariats stratégiques, etc. Pour son action en faveur de la globalisation, le continent offrira à l’Afrique du Sud une option préférentielle sur ce que sont ses largesses traditionnelles : le pétrole, les minéraux et les mines. » (2).
Le président sud-africain s’est fait le héraut de cette politique, tout d’abord auprès des grandes puissances occidentales auprès desquelles il est allé chercher l’approbation primordiale, puis auprès de ses collègues dirigeants africains. A force de négociations et de compromis, il a ainsi réussi à faire accepter comme nouvelle stratégie de développement pour le continent son Nepad (acronyme anglais pour le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) qu’il partagenotamment avec ses confrères sénégalais, algérien et nigérian (A. Wade, A. Bouteflika et O. Obasanjo {Ndlr : après une réunion tenue à Dakar en avril, en les chefs d’Etat initiateur du Nepad, le projet a été porté au niveau de l’Union africaine).
L’objectif de ce projet est de combler le fossé entre l’Afrique et les pays développés et d’intégrer le continent au sein de l’économie mondiale avec une double stratégie : la mise en avant de la région comme espace central de développement et l’appel au secteur privé comme acteur clé de la croissance et de l’investissement. « C’est Mbeki (…) qui a tout fait pour tisser des liens étroits avec les grandes puissances, avant même le lancement du Nepad. Pour l’essentiel, le Nepad sert les intérêts des fractions du capital orientées vers l’extérieur, et c’est sur cette base que se sont regroupées les élites africaines qui voient leur pays en butte aux mêmes politiques commerciales protectionnistes du Nord.
Plutôt que de repenser l’architecture du commerce mondial, le Nepad et l’Afrique du Sud essaient d’acclimater le néolibéralisme à tous les pays africains. Le Nepad peut donc être décrit comme une tentative d’insertion plus profonde de l’Afrique dans l’ordre capitaliste mondial, mais selon des termes renégociés octroyant quelques faveurs aux élites africaines les plus extraverties » (3).
Le nouveau gendarme du continent
Un des facteurs majeurs qui a permis à Thabo Mbeki de surmonter les réticences de ses pairs (4) a été son alliance avec un certain nombre d’autres dirigeants africains, notamment avec le Nigérian O. Obasanjo. Etant donné, en effet, la taille et l’importance de ce pays sur le continent, qui fait figure de seconde puissance continentale après l’Afrique du sud justement, ce partenariat stratégique entre les deux ‘grands’ de l’Afrique, bien qu’encore assez fragile car il repose essentiellement sur les relations entre les deux dirigeants, a été assez fructueux à plusieurs niveaux.
Outre une augmentation générale des échanges commerciaux entre les deux pays (de 100 millions de dollars en 1999 à 500 millions en 2002, le Nigeria étant devenu le 5ème partenaire africain de l’Afrique du sud), la collaboration diplomatique nigériano-sud-africaine a gagné la remise en cause commune du principe d’inviolabilité des Etats de l’OUA (Organisation de l’unité africaine), ce qui permet désormais à la nouvelle Union africaine (UA) qui a remplacé l’OUA en 2002, de décider des interventions dans les affaires intérieures d’un Etat membre.
Cette ‘victoire’, saluée comme telle par de nombreux commentateurs étrangers qui se félicitent ainsi en gros du fait que les Africains eux-mêmes feront le ménage chez eux entre eux, correspond à la volonté politique des puissances internationales de ‘déléguer’ aux dirigeants locaux la gestion des crises internes, afin d’être le moins possible taxées d’interventionnisme abusif. Elle rejoint les ambitions du « sous-impérialisme » sud-africain, et dans une moindre mesure de l’hégémonisme régional nigérian, et s’est traduit par l’implication de plus en plus grande des armées de ces deux pays dans les conflits africains.
Ainsi, après avoir ‘restructuré’ l’armée de l’apartheid désormais commandé par des officiers noirs, dont la plupart sont les anciens militants de la branche armée du mouvement de libération nationale qui organisaient la guérilla contre le régime Blancs et son armée (sic), l’Afrique du sud s’est impliquée dans des opérations de « maintien de la paix, gouvernance et reconstruction post-conflit » d’un certain nombre de pays dont le Rwanda, le Burundi, la République démocratique du Congo, la Guinée Bissau, la Côte d’ivoire, le Liberia, le Mali Sao Tom é Principé, la Somalie et le Soudan. Ce sont, même si ils n’en ont pas encore les forces suffisantes, les nouveaux ‘gendarmes’ du continent, qui comme tous bons gendarmes, ne répugnent pourtant pas à armer ou soutenir logistiquement des belligérants, à travers les ventes d’armes et entreprises de mercenariat plus ou moins officielles (5).
Allié à une diplomatie qui a enregistré quelques succès notamment avec la médiation et les accords de paix en RDC en 2002, et malgré des débuts difficiles, l’interventionnisme militaire, aujourd’hui sous couvert ‘humanitaire’ ou de médiation, participe amplement au renforcement des intérêts politiques, économiques et stratégiques de l’Afrique du sud en tant que puissance moyenne émergente. Mais cette politique hégémonique n’est pas sans contradictions, dont la plus forte n’est rien moins que sa propre situation et politique intérieure, qui influe à la fois sur sa crédibilité continentale et sa capacité à mettre en œuvre son orientation néolibérale.
2. La ‘nouvelle’ Afrique du sud : postapartheid et néolibéralisme
Dix ans après la fin de l’apartheid, le formidable espoir de libération et d’émancipation des millions de Sud Africains, pour la grande majorité noirs et pauvres, qui avaient porté au pouvoir l’ANC sont loin d’avoir été réalisé, et de plus en plus loin de l’être. Selon l’indicateur du développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’Afrique du Sud a reculé de 35 places dans leur classement entre 1990 et 2005, constatant l’appauvrissement général de la population.
Le pays est toujours miné par des inégalités sociales extrêmes : 51% du revenu national annuel est détenu par 10% des foyers les plus riches contre moins de 4% de ce revenu pour les 40% des foyers les plus pauvres. 50% de la population vit sous le seuil de pauvreté avec 25% de chômage selon les chiffres officiels. Cette situation socio-économique particulièrement grave a conduit à un niveau de criminalité et de violence parmi les plus forts du monde.
Pour certains ce constat justifie l’affirmation que les espoirs suscités par la fin de l’apartheid étaient irréalistes et devaient immanquablement faire face à la réalité de l’exercice du pouvoir et de la gestion des affaires par les vainqueurs de la lutte de libération. Ce sont donc les masses qui ont eu tort de croire trop fort à une rapide transformation sociale et économique de leur vie et de leur société, en même temps que la victoire politique. La vérité, comme toujours, est ailleurs. Si l’espoir d’une grande majorité de Sud Africains d’un changement profond de société ne s’est pas réalisé, ce n’est pas parce qu’il état mal fondé, mais surtout mal placé et mal dirigé. C’est dans l’acceptation du système capitaliste et la conversion au néolibéralisme de la direction du mouvement qu’il faut chercher les raisons du ‘gâchis’ sud africain.
La nouvelle bourgeoisie noire
(…) L’accession au pouvoir de l’ANC fut en effet accompagnée par l’arrivée d’un grand nombre de militants et cadres du mouvement de libération à de nombreux postes souvent très bien payés de l’appareil d’Etat (ministères, consultants, haut fonctionnariat, députés, etc.). Selon un processus assez semblable finalement à celui observé dans les anciennes colonies du continent au moment des indépendances des années soixante, une élite dirigeante majoritairement blanche et raciste a fait place à une élite un peu plus multiraciale avec la formation d’une couche de nouveaux bourgeois noirs. S’il n’y a pas eu de redistribution de la richesse qui est restée entre les mains d’une minorité, une partie de la petite bourgeoisie noire a réussi à s’élever socialement grâce aux politiques gouvernementales d’ ‘affirmative action’ et de ‘black economic empowerment’.
La politique d’affirmative action vise officiellement à promouvoir une meilleure représentation de la majorité noire dans les différents secteurs du pays (administration, services publics et parapublics, sociétés nationalisées et privées). Ainsi, dans de nombreux secteurs, des Blancs ont été invités à faire valoir leurs droits à la retraite ou à accepter des licenciements, moyennant une forte indemnité de départ. Mais il apparaît de plus en plus clairement qu’elle n’a substantiellement vraiment profité qu’aux proches de l’ANC et favorisé la constitution d’une classe moyenne noire qui s’est empressée d’investir certains quartiers chics réservés autrefois aux seuls Blancs au lieu d’aider au développement des anciens townships.
Dans le même temps, de nombreuses entreprises sud-africaines embauchaient des Noirs souvent pour de la figuration afin de se conformer aux exigences du gouvernement dans le cadre de ‘Black empowerment’. C’est ainsi que, par exemple, sur la base du volontariat, pratiquement tous les grands groupes miniers et les banques ont cédé entre 10 et 26 % de leur capital à des Noirs, Indiens et Métis. Cette politique n’a encore permis qu’à une petite élite noire, issue des leaders de l’ANC, de se reconvertir avec succès dans les affaires en bénéficiant de grosses cessions de capital d’entreprises. Le plus riche d’entre eux est Patrice Motsepe qui a accumulé une fortune de plus de 500 millions de dollars en à peine dix ans.
Depuis 2000, des objectifs précis ont été négociés dans certains secteurs (mines, banques, distribution du pétrole, etc.). Ainsi, selon la charte minière de 2002 toutes les compagnies doivent céder 26 % de leur capital d’ici à 2014. Les Noirs devront représenter 40 % des cadres en 2009. Mais les entreprises et capitalistes sud-africains ont un intérêt certain à participer à cette politique : cela leur donne ainsi des ‘passes’ d’entrée dans les plus aux hauts ministères, grâce aux liens et connaissances de nombre de ces anciens ‘camarades’ devenus millionnaires.
Si l’ANC bénéficie encore d’un large soutien populaire c’est bien cette étroite couche de la bourgeoisie noire qui constitue sa base sociale dominante et ses politiques sont directement définis pour défendre ses intérêts, qui sont intimement liés au capital monopolistique sud africain. Ainsi la conversion des élites dirigeantes noires au néolibéralisme.
3. Résistances et mouvements sociaux
L’échec patent de l’ANC à transformer la société sud africaine et sa conversion au néolibéralisme a créé malaise, tensions et finalement résistances au sein du mouvement de masse qui l’avait porté au pouvoir, à commencé au sein de ses alliés historiques de la Cosatu et de Sacp. Mais ces derniers portent également une responsabilité certaine dans les nouvelles orientations prises par l’Anc au sein de l’Alliance tripartite.
Le malaise des alliés historiques (Sacp et Cosatu)
En effet, que ce soit pendant les élections de 1994 ou de 1999, plusieurs membres dirigeants de la Cosatu sont devenus députés, parlementaires ou élus locaux et provinciaux. Ces membres ont souvent été mis en avant au sein du gouvernement par exemple, pour soi disant « représenter » les intérêts du mouvement ouvrier. Mais aucun n’a fait preuve au cours de ces années de la moindre volonté de se battre pour les intérêts de la majorité, bien au contraire. Certains ont même été parmi les plus fervents défenseurs des politiques les plus antisociales mises en place par les gouvernements successifs.
Ces évolutions sont loin d’être des caractéristiques personnelles ou des trajectoires purement individuelles. Au-delà des scandales financiers et des affaires de corruption dans lesquelles se retrouvent trop souvent quelques uns de ces anciens leaders du mouvement, leurs actions sont à mettre en lien avec l’orientation idéologique et ses conséquences pratiques qui ont émergé au cours des années 1990 au sein de ces organisations.
La direction de la Cosatu a ainsi effectué un net tournant à droite en abandonnant ce qui avait fait précisément sa force pendant la lutte anti-apartheid, c’est-à-dire un syndicalisme radical et militant, pour une politique plus corporatiste et co-gestionnaire. (6) Comme l’explique F. Barchiesi, « La radicalisme de la Cosatu était efficace quand l’Etat de l’apartheid était affaibli par l’isolement international mais subit de nouvelles contraintes de la part des nouvelle institutions démocratiques dans un contexte de libéralisation économique et de soutien du capital transnational au gouvernement de l’ANC » (7).
Ainsi comme le montre le chercheur, l’hégémonie du mouvement ouvrier en termes de mobilisation de masses a été remplacée par l’hégémonie de l’ANC en tant que principale force de transformation sociale. Comme dans un système de vase communicant, l’Alliance tripartite a fonctionné dans le sens d’une ‘aspiration’ du pouvoir de la Cosatu en tant que force indépendante au profit d’une certaine influence au sein du gouvernement. Influence qui s’est vite révélée toute relative, au vue du peu de cas dont continue à faire preuve le gouvernement à l’égard des forces du mouvement ouvrier par rapport aux capitalistes.
Ainsi « tandis que l’Etat reconnaît le rôle du capital en tant que partenaire faisant face à des dynamiques ‘internationales’, le rôle de monde ouvrier est de mobiliser sa base au sein d’un projet de développement défini et dirigé par l’Etat pour servir les ‘vrais’ intérêts (…) de la classe ouvrière. (…) L’institutionnalisation du mouvement ouvrier dans un contexte d’hégémonie néolibérale a permis d’appeler à sa démobilisation » (8). L’Etat sud-africain a ainsi mis en place un ensemble législatif et procédurier pour mieux institutionnaliser et contrôler le mouvement ouvrier, comme le Labour Relations Act de 1995, dont l’objectif affiché est de « de promouvoir la paix sociale comme moyen d’attirer la confiance du monde des affaires au niveau intérieur et international ».
De même des structures comme le NEDLAC, institution corporatiste constituée de quatre chambres avec des représentants du gouvernement, du monde des affaires, du monde du travail et un ‘forum’ des organisations de la société civile, participent de cette stratégie.
La situation est devenue suffisamment problématique aux yeux de tous que même la direction de la Cosatu a été obligée de reconnaître, dans un document interne (9), la nature anti-ouvrière et antisociale de la politique de l’ANC. Malgré cela elle maintient toujours son soutien à l’Alliance et à l’ANC. Les solutions proposées pour inverser la tendance consiste à (re)construire l’ANC par en bas afin d’influencer sa direction et de la pousser à mener des politiques plus sociales. Cette stratégie fait totalement l’impasse sur les raisons objectives et idéologiques qui ont conduit l’ANC a embrasser le credo libérale, tout comme les profondes transformations qu’a subi ce parti au cours des dernières années, notamment en terme de bureaucratisation et de perte d’adhérents, qui en font un véritable instrument de la classe dominante aujourd’hui.
Ceci ne signifie pas sous estimer l’influence réformiste majoritaire que garde ce parti dans les masses, mais comprendre qu’il faudra plus qu’un toilettage institutionnel pour changer fondamentalement les données de la politique actuelle de l’ANC. Ainsi s’explique le soutien apporté par une bonne partie du mouvement syndical à Jacob Zuma. Derrière la défense de cette figure qui est très loin d’être celle d’un réel ‘réformateur’, il y a bien la volonté des dirigeants syndicaux de signifier à l’ANC un certain désaveu de sa politique, personnifié par le président Mbeki. Mais J. Zuma est loin d’être une véritable alternative. Il est plutôt l’arbre qui cache la forêt de la dégénérescence de l’ANC en un parti de la classe dirigeante.
Gauche(s) radicale (s)
Mais il est vrai néanmoins que le mouvement de soutien réel qui s’est développé derrière Zuma correspond à une colère plus grande que les illusions des directions syndicales. C’est celle de millions de travailleurs et d’opprimés qui se sentent aujourd’hui trahis par l’ANC et consorts. Si Zuma a pu apparaître comme une opposition au sein du gouvernement, c’est qu’aucune autre force n’est parvenue à émerger comme une véritable alternative à l’ANC. Le SACP n’est plus que l’ombre de ce qu’il était, et de ce qu’il avait de meilleur. Comme l’explique A. Callinicos, « (…) bien que fortement soutenue par les meilleurs des ouvriers organisés et l’intelligentsia de gauche, le SACP était devenu une organisation social-démocrate aux liens distendus » (10).
En fait le SACP a été victime de la Chute du mur et de la fin des illusions portées en l’URSS comme la patrie du « socialisme réel ». En pleine confusion idéologique ses dirigeants ont finalement embrassé la social-démocratie. Aujourd’hui, malgré une certaine influence dans de nombreux milieux, et loin de l’image que certains commentateurs ultra-libéraux développent parfois de cette organisation comme l’éminence grise ultra-radicale de l’ANC, le SACP n’est en fait plus qu’un appendice de cette dernière dont elle soutient mordicus la politique. A sa gauche aucune organisation significative n’émerge comme point focal de la colère et des résistances qui ont vu le jour au cours des dernières années.
Les différentes « sectes » d’extrêmes gauches ont maintenu longtemps une attitude extrêmement sectaire par rapport à l’ANC et le SACP, notamment pendant la période cruciale du début des années 1990 quand ces organisations représentaient véritablement l’espoir de millions de sud-africains pour leur libération et leur émancipation, et que la principale démarcation était alors entre ces derniers, notamment l’Anc, et les représentants de l’ordre ancien et défenseurs de l’apartheid comme le NP. Cette attitude les a coupés de milliers de travailleurs qui soutenaient les partis de l’Alliance et ont voté massivement pour eux. Mais elle a eu également pour conséquence de les rendre incapables de répondre aux aspirations de ceux qui ont commencé, très vite, à perdre leurs illusions vis-à-vis du gouvernement d’union nationale et de l’ANC.
C’est donc majoritairement vers des courants ‘populistes’, comme celui dirigé par Winnie Mandela, que se sont tournés dans un premier temps une majorité des déçus, de plus en plus nombreux, de l’ANC.
Les nouveaux mouvements sociaux
Mais il serait faux de croire par là même que le mouvement est pour autant totalement paralysé et les résistances inexistantes. Malgré la trahison de leurs dirigeants historiques, les travailleurs sud-africains ont gardé réactivité et combativité. Si les chiffres des grèves et des mouvements sociaux sont certainement loin des niveaux de mobilisation qui ont pu être ceux des années de luttes anti apartheid, depuis 1994 la classe ouvrière sud africaine n’est pas restée inactive face au attaques libérales de ‘son’ gouvernement. Et bon gré mal gré, les syndicats ont été obligé de suivre ou de soutenir ici et là les nombreux mouvements de grève qui se développent.
Ainsi, en juin dernier, alors que la veille, l’ANC commémorait à Kliptown sur la place Walter Sisulu, l’adoption de la Charte de la Liberté, des milliers de Sud-africains manifestaient, dans le cadre d’une campagne pour l’emploi et contre la pauvreté menée par la Cosatu, pour dénoncer une politique qui ne leur a toujours pas apporté « à tous emploi et sécurité » comme le dit la Charte de la Liberté.
De 1995 à 2002, près de cinq millions de personnes sont entrées sur le marché du travail mais seulement un million d’emplois ont été crées. Les salaires restent très bas, maintenant ainsi la tradition du régime d’apartheid qui reposait sur une main d’œuvre à bon marché. Les salaires à moins de 1000 rands par mois (environ 120 euros) sont courants dans de nombreux secteurs d’activité. La grève organisée à cette occasion était suivie dans tous le pays dans les secteurs de la métallurgie, des mines, du textile qui ont vu des milliers de postes de travail supprimés ces dernières années.
Cet été également a eu lieu la plus grande grève dans les mines d’or du pays depuis 18 ans. Les 10 000 mineurs blancs affiliés au syndicat Solidarity se sont joints aux 100 0000 mineurs noirs du NUM qui avaient commencé la grève. Les mineurs demandaient notamment une augmentation de salaires qu’ils ont réussi à gagné. C’est que la grève paralyse les mines des principales compagnies sud-africaines, soit près de 90% de la production d’or du pays.
En septembre 2004, ce sont également des milliers de travailleurs de la fonction publique qui montraient leur mécontentement envers leur employeur en descendant dans la rue lors d’une autre grève ‘historique’ revendiquant des augmentations de salaires et une amélioration des conditions de travail, et largement soutenue dans la population. Ces exemples sont loin d’être anecdotiques. Ils traduisent la permanence d’une combativité au sein du mouvement ouvrier parmi le plus radical au monde il y a encre quelques années.
A ces mobilisations des travailleurs s’ajoutent en outre celle de ‘nouveaux’ mouvements sociaux, à savoir celui des nombreux coalitions et autres mouvements locaux en lutte contre les politiques néolibérales de l’Anc et leur conséquences désastreuses. Comme par exemple le Treatment Action Campaign qui a gagné devant les tribunaux son action contre le gouvernement sud-africain pour le forcer à procurer des médicaments contre le sida aux populations infectées. Ou la révolte des habitants des townships contre les expulsions et destructions de leurs habitations par les autorités locales qui s’organisent au sein de comités à la base à travers tout le pays et s’opposent régulièrement à la police et aux élus ANC. Ou encore les commandos des comités locaux anti privatisations qui reconnectent l’eau et l’électricité des familles, reprenant ainsi les traditions de la lutte anti-apartheid.
Ces luttes locales ne sont pas déconnectées des luttes des travailleurs au sein de leurs entreprises et de leurs usines. En effet, la majorité des travailleurs vivent au sein des townships et des communautés qui s’organisent contre les politiques de l’ANC.
C’est dans la construction et l’articulation concertée et organisée de ces résistances qui voient le jour à tous les niveaux de la population sud-africaine, que se trouvent les clés pour l’émergence d’une direction alternative en Afrique du sud.
Notes
(1) Augusta Conchiglia, « L’Afrique du sud, puissance hégémonique ? », Géopolitique Africaine, n° 18, avril 2005, p. 169-179, p.171.
(2) P. Vale et S. Maseko, « South Africa and the African Renaissance », International Affairs, 74 (2), 1998, p. 279. Cité dans Ian Taylor, « La politique sud africaine et le Nepad », Politique africaine, n°91, octobre 2003, p. 127
(3) Ian Taylor, « La politique sud africaine et le Nepad », Politique africaine, n°91, octobre 2003, p. 128.
(4) Ces derniers étaient moins dérangés par l’idée d’une « projection de l’Afrique dans une modernité culturelle et économique » (Augusta Conchiglia, op. cit., p.172) que par l’éventuel mise en danger de leurs intérêts et circuits particuliers d’exploitation et d’accumulation que pouvait signifier un Nepad au service exclusif de certains intérêts sud-africains. Il ne s’agit donc pas là d’une simple opposition entre les ‘modernes’ et les ‘traditionnels’, entre certains dirigeants qui seraient plus ouverts aux changements et à la démocratie que d’autres, mais de deux stratégies différentes au sein des classes dirigeantes africaines.
(5) Voir à ce sujet Jean-François Bayart, Stephen Ellis et Béatrice Hibou, « L’Afrique du Sud à la veille d’une consultation décisive », Politique africaine, n° 73, mars 1999, p137-145.
(6) Voir notamment Martin Jansen, « The State of COSATU, the Social Movements and the Tasks of Socialists », paper prepared for the Khanya College Conference on COSATU 20-22 October 2005 and completed in December 2005.
(7) F. Barchiesi, op. cit., p.199.
(8) F. Barchiesi, ibid., p.206.
(9) Martin Jansen, op. cit.
(10) Alex Callinicos, « South Africa after apartheid », International socialism, n° 70, mars 1996.
* Danielle Obono, chercheuse en science politique, spécialiste des études africaines et militante à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale).
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