Au-delà de l’industrie de la justice transitionnelle : la justice transitionnelle et le changement de l’ordre mondial

La désignation clinquante du processus de justice transitionnelle sous l’abréviation de "JT" est davantage faite pour maintenir en place des systèmes oppressifs que pour apporter de véritables changements là où ils sont requis. La justice transitionnelle doit être utilisée comme catalyseur de changements systémiques réels, au cas par cas, et non comme une recette néolibérale applicable en tous lieux.

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BTH

La nouvelle approche, sur le thème de la justice transitionnelle, représente un correctif important à la tendance dominante dans ce domaine. Dans cette approche, la question des ressources naturelles, du genre, des relations internationales et de la violence structurelle se trouve prise en compte. Ceci en contradiction avec les tendances de plus en plus restreintes qui caractérisent la plupart des discussions sur la justice transitionnelle, particulièrement en Occident.

Dans ce cadre, dominé par l’Occident, la justice transitionnelle a été associée à des transitions majeures de régime, en particulier à la fin des Etats socialistes et autoritaires, et a été réduite à une boîte à outils dans laquelle les intervenants internationaux choisissent l’outil qui leur permettra d’atteindre l’objectif par eux désiré, n’importe où dans le monde. Elle est devenue une forme de gouvernance technocratique internationale, dans processus au cours duquel la justice transitionnelle est devenue "JT".

Ce JT, promu par l’industrie du JT, a acquis sa proéminence dans le sillage de l’interventionnisme américaine à la fin de la Guerre froide et du néolibéralisme global.

En transformant la justice transitionnelle en JT, une abréviation accrocheuse de deux lettres, l’industrie de la JT a effacé de nombreuses significations et possibilités différentes, présentes dans les mots "justice"et "transitionnelle" Les deux mots contiennent toutes sortes de possibilités et interprétations qui leur sont inhérentes. Mais en lieu et place on nous présente une abréviation, un mot clé dont la signification est entièrement sous le contrôle de l’industrie qui l’a inventée et promue.

En effaçant d’autres définitions possibles de la justice transitionnelle, l’industrie du JT a donc créé une boîte à outils de politiques – la Cour Pénal Internationale (Cpi), des tribunaux hybrides, des Commissions vérité et réconciliation, des procès nationaux et ainsi de suite - qui sont mis en œuvre universellement dans certaines circonstances. Cette volonté constante de raffiner les outils de la JT, cette quête de moyens techniques applicables partout dans le monde conduit à une certaine cécité quant à des significations alternatives ou différentes ou possibilités offertes par les mots "justice" et "transitionnelle" qui disparaissent.

Qu’est-ce qui est laissé de côté en réduisant la justice transitionnelle à JT et en la restreignant au modèle de gouvernance néolibéral ? Quels sont les domaines exclus que l’industrie de la JT ?

Premièrement, la JT restreint la justice aux mesures qui peuvent être prises pour gérer un discret épisode de violence du passé et il est aveugle à l’injustice croissante et généralisée de l’ordre économique et politique actuel. La JT laisse de côté l’économie : il ne peut y avoir une transition qui éloigne du capitalisme néolibéral, déclare l’industrie de la JT. La redistribution de la propriété privée, ou d’autres politiques qui seraient nécessaires à la promotion de la justice sociale ou économique, sont jugées inacceptables ; en fait, elles pourraient être condamnées comme une violation des droits humains.

La JT ignore les forces internationales à l’œuvre dans des périodes de violences politiques durables et laisse de côté les aspects non abordés de néocolonialisme ou d’impérialisme. La JT exclut les visions alternatives de l’ordre politique qui devrait être l’aboutissement des transitions.

Pour nous rappeler à quel point cette JT est restreinte, il nous suffit de considérer le passé récent pour voir les significations différentes que les mots de "justice" et de "transition" ont possédées. Il y a seulement quelques décennies, la justice transitionnelle pouvait être vue comme une justice révolutionnaire, comme la justice qui est introduite avec un ordre complètement nouveau, la justice qui fait du dernier le premier, comme le décrivait Fanon. Ou la justice transitionnelle pouvait être comprise comme celle de la transition vers l’autodétermination, l’éradication du règne colonial, l’abolition de l’exploitation ou de l’impérialisme, la redistribution radicale de la terre et des ressources. Ou elle peut être liée à la justice globale, la justice de la solidarité transnationale ou de l’internationalisme. Cela pouvait même signifier des transitions loin du capitalisme néolibéral et de l’Etat moderne eux-mêmes.

Toutefois, ces visions alternatives de la justice transitionnelle sont ignorées parce qu’elles ne sont pas conformes aux normes libérales ou aux droits de la propriété. Elles sont ignorées parce elles ne se conforment pas au respect absolu des structures internationales de pouvoir existantes ou à l’ordre économique international.

Nous voyons ces structures politiques et économiques internationales inscrites dans la JT elle-même : en effet, la JT en Afrique n’est pas viable, n’est même pas possible, sans le financement par des donateurs. Le "besoin " du soutien de donateurs est implicite dans le modèle de la JT. Par contre, l’idée que le financement par des Etats occidentaux ou de donateurs étaient nécessaires afin de mettre en œuvre la justice transitionnelle en Afrique aurait paru absurde il y a quelques décennies et aurait été considérée comme réactionnaire et néocolonialiste. L’idée qu’un financement par des donateurs est nécessaire pour une lutte anticoloniale était impensable.

Actuellement, nous avons une occasion unique de penser la justice transitionnelle dans des termes plus larges, de considérer la justice transitionnelle au-delà du JT. Nous avons l’opportunité de voir non seulement ce qui est faux dans la JT comme elle existe aujourd’hui mais de penser aux possibilités qui ont été évincées et qui pourraient réapparaître.

Cette opportunité surgit des nouvelles circonstances de transformations historiques mondiales : le déclin de l’hégémonie globale occidentale et l’avènement de nouvelles puissances, en particulier la Chine. Le changement dans l’ordre mondial offre des occasions sans précédent pour penser les différentes possibilités de la justice transitionnelle. Il nous offre l’espace pour imaginer des visions ou des paradigmes politiques alternatifs qui pourraient alimenter une compréhension alternative de la justice transitionnelle.

Toutefois, il nous appartient de saisir l’opportunité. Nous ne pouvons rester en retrait et simplement supposer que l’ascension de la Chine et le déclin de l’Occident créeront automatiquement de nouvelles possibilités. Ceci en raison des convergences significatives entre la Chine et l’Occident sur des modèles communs d’engagement en Afrique, nous sommes les témoins. D’une part, ils sont tous deux concentrés sur une stabilisation centrée sur l’Etat. Tous deux travaillent directement avec les Etats renforçant les capacités des appareils de sécurité, que ce soit dans une optique de développement de la Responsabilité de protéger, de la contre insurrection, du contre terrorisme ou de l’agenda de justice transitionnelle.

Aussi bien l’Occident que la Chine sont satisfaits de fournir une aide militaire massive à l’Afrique et de construire des Etats à la sécurité militarisée dans tout le continent. Mon souci est que la différence entre l’approche chinoise et occidentale sur les questions de construction des Etats, de la stabilisation, du développement et de la JT ne soit qu’une différence de degré plutôt que de nature.

Surtout, il y a certaines questions fondamentales qui demeurent exclues des discussions aussi bien avec la Chine qu’avec l’Occident, concernant leurs engagements en Afrique. Des questions qui doivent être posées si nous voulons dépasser la JT et repenser la justice transitionnelle elle-même.

L’économie néolibérale - même si c’est du capitalisme sous l’égide de l’Etat- reste un acte de foi à l’instar de l’orientation pro capitaliste sans compromis. Aussi bien l’approche chinoise qu’occidentale reste "top down" (du haut vers le bas, c'est-à-dire directive) et centrée sur une élite, focalisé sur la sécurité de l’Etat et de son élite. Aucun ne propose une réforme fondamentale de l’Etat lui-même. Tous deux ignorent la question des classes sociales et l’exploitation. Tous deux ont une vision de réformes rurales basées sur la commercialisation souvent accompagnée par une spoliation massive des terres et de déplacements de population. Enfin la répression par l’Etat est passée sous silence - la Chine ignore la répression étatique comme politique, pendant que l’Occident ignore la répression de ses alliés dans la guerre contre le terrorisme.

Si ceci est vrai, l’ascension de la Chine et le déclin de l’Occident peuvent reproduire les mêmes restrictions que celles qui ont affaibli les activités de l’industrie de la JT jusqu’à maintenant. Même si la Chine devait payer pour les activités de la JT, ces activités seraient toujours principalement techniques, sans prendre en compte les transformations économique et politique fondamentale, séparées des questions de la puissance internationale. Une JT avec des caractéristiques chinoises ressemblerait beaucoup à la TJ d’aujourd’hui.

Toutefois, nous ne pouvons pas permettre au fait que la Chine semble aussi fixée sur une stabilisation centrée sur l’Etat que l’Occident l’a été, de perdre cette opportunité historique unique de repenser la justice transitionnelle. Nous ne devons pas permettre à notre imagination du futur d’être bridée par le cadre défini par la gouvernance néolibérale de l’Occident et l’hégémonie américaine dans la période post Guerre froide.

Nous devons commencer à voir les transformations à l’œuvre aujourd’hui comme allant bien au-delà du déclin supposé de l’Occident et de l’ascension de la Chine. Nous ne pouvons permettre à des cadres élaborés par l’Occident, qui conceptualisent ses relations avec l’Afrique, déterminer notre façon de penser nos relations avec l’Asie et l’Amérique latine aujourd’hui et la place de la justice transitionnelle dans ces relations. Plutôt, nous devons porter notre regard sur le monde entier et chercher de nouvelles visions de la justice et de nouvelles vues sur les transitions politiques qui émergent.

Il y a en effet de nouveaux projets qui surgissent dans le monde entier, du virage à Gauche de nombreux gouvernements d’Amérique latine aux manifestations populaires un peu partout. Ces efforts de générer des transitions et de la justice remettent en question le capitalisme, l’Etat et le consensus néolibéral. Comment la justice transitionnelle peut-elle être transformée en intégrant ces visions d’autodétermination et de souveraineté dans les sphères sociales, culturelles, économiques ou économiques ? Quelles visions pouvons-nous trouver dans l’histoire globale des autres, non pas l’autoglorification de l’Occident et l’avènement des droits humains, mais plutôt les histoires qui ont été niées et qui sont maintenant libérées et dont on se souvient ? Des histoires qui s’identifient à Bandung, à la solidarité anticoloniale, au non alignement, à la solidarité afro-asiatique, à la Tricontinental ? Quelles histoires de solidarité sociale internationale peuvent fournir les fondations sur lesquelles fonder une justice transitionnelle transformée ? Des Asiatiques qui combattent pour l’indépendance africaine et contre l’Apartheid ou les Africains qui combattent le fascisme en Europe ?

La justice transitionnelle est une question, non une réponse. C’est une question à laquelle tous ceux qui veulent une transition loin de l’injustice de l’ordre actuel peuvent tenter de répondre.

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** Adam Branch est professeur associé en science politique à l’université d’Etat de San Diego. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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