Biko et la quête des Noirs pour le pouvoir
Trente-six ans après la mort de Biko, le 12 septembre 1977, les questions qu’il considérait comme éléments essentiels de la liberté et du pouvoir pour la population noire en Afrique du Sud, demeurent encore cruciales. Car une autre chose qui distingue Biko des combattants pour la liberté de son temps était sa préoccupation pour la condition noire. Et toute organisation qui veut promouvoir les idées et visions de Biko aujourd’hui doit naturellement faire des conditions des Noirs sa préoccupation principale.
Steve Biko reste l’un des combattants pour la liberté les plus contestés de notre époque. Le discours post 1994 dominant a cherché à le dépeindre, parmi d’autres, comme un libéral non racial, n’appartenant à aucun mouvement politique. Réduisant ainsi son legs politique à un courant intellectuel apolitique, déconnecté de la lutte existentielle de la majorité noire. Aujourd’hui, en Afrique du Sud, nous sommes témoins d’une résurgescence de la Black Consciousness (Bc – Conscience noire) qui s’articule autour de l’expérience contemporaine et la lutte de la base de la majorité noire. La raison principale de cette résurgence est la conception qu’a Biko de l’interaction entre les notions de liberté et de pouvoir.
Abordant cette interaction dans son essai "Our strategy for Liberation", Biko souligne : "Je pense qu’on ne peut échapper au fait qu’en Afrique du Sud il y a une tellement mauvaise répartition de la richesse que n’importe quelle forme de liberté politique, qui ne prend pas en compte une véritable redistribution de la richesse, n’aura aucun sens. Les Blancs, une petite minorité d’entre eux, ont accaparé pour eux-mêmes la plus grande proportion des richesses de ce pays. Si nous n’avons qu’un changement de visage de ceux qui nous gouvernent, ce qui risque d’arriver est que les Noirs vont continuer à être pauvres et vous verrez quelques Noirs qui s’introduiront dans ladite bourgeoisie. Notre société sera dirigée comme hier. Donc, pour que des changements significatifs apparaissent, il doit y avoir un effort pour réorganiser tout le modèle économique et politique de ce pays".
Dans son essai "The definition of Black Consciousness" Biko souligne encore : "… Les Noirs ne cherchent plus à réformer le système, parce que ce faire implique l’acceptation des principaux éléments autour duquel le système évolue. Les Noirs sont partis pour une transformation totale du système pour en faire ce qu’ils veulent. Une entreprise si considérable ne peut être menée à bien que dans une atmosphère dans laquelle les gens sont convaincus de la vérité inhérente de leur position. La libération revêt donc une importance capitale dans le concept de Black Consciouness, parce que nous ne pouvons pas avoir conscience de nous-mêmes et rester asservis. Nous voulons atteindre le statut envisagé lequel est celui de la liberté".
Lorsqu’il s’adonnait à ces profondes observations, je doute que Biko savait alors qu’elles seraient centrales dans la définition du dilemme de la libération noire du futur. Des observations de Biko, il en est au moins trois qui méritent d’être soulignées. Primo, la liberté politique qui ne va pas de pair avec la liberté économique n’a pas de sens. Secundo, même si un gouvernement est entièrement dirigé par les anciens opprimés, s’il ne contrôle pas l’économie nationale, un tel gouvernement demeure impotent. Tertio, à moins que les anciens opprimés ne soient totalement en charge des instruments politiques et de l’organisation économique, leurs tentatives de libération sont susceptibles de n’être rien de plus que des réformes plutôt que la transformation.
Donc, où situons-nous Biko dans le contexte de ce qui se passe aujourd’hui en Afrique du Sud et dans le monde ?
Trente-six ans après la mort de Biko, la question de la réappropriation des terres, de la possession de l’économie et de la redistribution de la richesses est revenue dans le discours politique de la nation de la même façon que dans les années 70’, quand il la considérait comme élément essentiel de la liberté et du pouvoir pour la population noire, bien que dans une forme révisée. Quelles sont les implications de la résurgescence de la pensée de Biko, de ses analyses pour notre discours politique contemporain ?
Primo, elles entraînent de sérieuses questions sur les accords politiques dans le cadre de la Codesa (Ndlr : Convention pour une Afrique du Sud démocratique ; plateforme autour de laquelle ont été discuté la transition vers un gouvernement à majorité noire, en 1991), et la substance à laquelle d’autres se réfèrent sous la désignation de "April 27 Breakthrough". La conception de Biko de la liberté et du pouvoir nous force à nous demander si les discussions autour du Codesa concernaient véritablement la liberté des Noirs ou s’il s’agissait de trouver des mécanismes qui garantissent aux Blancs, même s’ils cédaient l’Etat aux Noirs, de garder le contrôle de l’économie ? Cela suscite aussi la question de savoir ce que les Noirs célébraient exactement, ces dix-neuf dernières années, le 27 avril de chaque année ?
Secundo, en plus de ces questions très inconfortables mais pertinentes, la conception de Biko de la liberté et du pouvoir nous aide à comprendre que, juste au moment où la fièvre monte au sein de la classe dirigeante, alors qu’elle se prépare pour le scintillement et le glamour pour ce qu’elle appelle "le 20ème anniversaire de la libération" en avril 2014, sous toute cette excitation il y a la douleur et l’angoisse de la majorité noire dont l’existence continue d’être déterminée par l’absence de terre, une pauvreté accablante, l’inégalité ordinaire, la brutalité policière, l’impuissance et le désespoir. Ceci est particulièrement vrai pour les jeunes, les femmes et les communautés rurales.
Tertio. Nous devons rechercher Biko au cœur des incessantes rébellions au sein des communautés noire et des classes ouvrières, chez les paysans et les étudiants qui sont délibérément délégitimer comme étant les "protestataires de service", alors qu’en fait ils sont la rébellion politique contre le statu quo.
Quarto, nous devons rechercher Biko dans la lutte contre l’Etat sous l’autorité de l’Anc, qui a adopté une position de plus en plus anti-noire, dans sa poursuite de l’agenda néolibéral dont la conséquence a été le meurtre de sang-froid d’Andries Tatane et des travailleurs noirs à Marikana.
C’est la conception de Biko de la libération et du pouvoir qui nous fait réaliser sobrement que dans la mémoire moderne, les deux événements qui justement démontrent, non seulement le mécontentement croissant de la majorité noire, mais également le caractère de plus en plus anti-noir de l’Etat sous la férule de l’Anc sont le meurtre d’Andries Tatane et des travailleurs qui étaient à la tête du soulèvement de Marikana. Ces deux soulèvements sont susceptibles, à l’instar du soulèvement de Soweto, de non seulement définir le caractère de nos politiques nationales pour le long terme, mais ils sont également susceptibles de précipiter un tournant dans la direction de la politique de notre nation.
Une des caractéristiques de la méthodologie de Biko était la centralité des communautés de base dans le projet de conscientisation des projets du Black Consciousness Movement (Bcm). Biko doit donc aussi être recherché dans l’émergence d’un certain nombre de travailleurs radicaux et de mouvements sociaux de la jeunesse qui deviennent de plus en plus le visage de la lutte contemporaine des communautés dans les communautés noires.
L’émergence des mouvements de la base implique aussi l’absence des organisations historiquement à gauche comme l’Azapo et le Pan African Congress (Pac), dans la lutte quotidienne de la communauté noire. Ce développement devrait particulièrement interpeller des organisations comme Azapo qui, pendant des années, ont été considérées comme les champions de la vision de Biko.
Dans leurs manifestations individuelles, les organisations qui perpétuent la Black Consciousness et le panafricanisme ont lutté pour développer des programmes qui sont en résonance avec le mécontentement noir croissant, pour les traduire en un programme politique significatif, radical et durable. L’incapacité d’organisations comme l’Azapo et le Pac d’entrer en résonance avec le mécontentement de la base noire n’est pas attribuable aux seuls facteurs internes. Il y a aussi des facteurs externes qui ont délibérément conspiré pour émasculer toute alternative politique au discours néolibéral dominant.
Une autre chose qui distingue Biko des combattants pour la liberté de son temps était sa préoccupation pour la condition noire. Il s’en suit que toute organisation qui veut promouvoir les idées et visions de Biko aujourd’hui doit naturellement faire des conditions des Noirs sa préoccupation principale. Raison pour laquelle la dernière tentative d’unification entre l’Azapo et le Pac doit être saluée. Cette unité doit être utilisée pour poser les fondations d’une consolidation plus large qui représente les intérêts des Noirs et peut-être d’une formation d’un large front noir.
Ceci est nécessaire pour un certain nombre de raison. Primo, parce que Biko a compris l’impact insidieux du système de la suprématie blanche et du capitalisme sur la vie des Noirs et a, par conséquent, accordé beaucoup d’importance au principe d’unité des opprimés. Ceci explique aussi pourquoi, au moment de son arrestation et de son meurtre qui a suivi, il était en mission pour promouvoir une meilleure coopération entre le Bcm, l’Anc, le Pac et la Unity Movement. Secundo, globalement et en Afrique du Sud, il y a eu une consolidation croissante de la Droite libérale et conservatrice et, dans le contexte de l’Afrique du Sud, ceci vise essentiellement à maintenir les privilèges des Blancs au détriment des Noirs.
Tertio, et peut-être surtout, la lutte pour la redistribution de la richesse et des terres reste inachevée. C’était là l’essence même de la lutte pour la libération des Noirs et c’est la raison pour laquelle Biko a déclaré que la liberté politique sans la liberté économique concomitante n’a pas de sens. Il est aussi essentiel qu’un tel front ne se focalise pas étroitement sur des politiques électorales parce que cette façon de penser tend à émasculer le potentiel d’un changement radical par rapport à l’approche actuelle.
Biko était aussi un panafricaniste et un internationaliste dans le regard qu’il posait sur le monde, trouvant essentiel que la consolidation du Black Power en Afrique du Sud soit orientée pour soutenir les efforts de défense du droit à l’autodétermination des peuples d’Afrique et particulièrement les peuples du Zimbabwe. Une telle consolidation doit aussi être orientée pour soutenir les luttes des peuples autochtones d’Asie, de l’Amérique du Nord, du Centre et du Sud, les Caraïbes et le Pacifique contre l’impérialisme environnemental des Etats et des multinationales.
Il devient de plus en plus évident qu’au cœur de la conception de Biko de la Black Consciousness, il y a la nécessité pour la population noire d’aborder ces thèmes qui les concernent comme un groupe et non comme des fragments engagés dans une compétition contre-productive. A moins que les Noirs d’Afrique du Sud ne s’organisent en une solide unité et ne tissent des liens de solidarité avec d’autres peuples opprimés sur le continent africain et ailleurs dans le monde, leur état d’impotence économique persistera.
Dans le contexte d’un Etat de plus en plus néolibéral et anti-Noirs, le meilleur hommage que nous puissions rendre à Biko consiste à rassembler toutes les forces politiques qui représentent des Noirs et à travailler en faveur d’un programme qui abandonne radicalement l’actuel discours hégémonique, néolibéral et anti-Noirs.
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** * Veli Mbele est président de l’Azanian Youth Organisation (Azayo) - Traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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