Bill Gates, un philanthrope qui veut aussi contrôler le marché des semences
En Afrique, la Fondation Gates cherche à imposer de nouvelles variétés de semences à haut rendement. Une fausse bonne idée qui pourrait ouvrir la porte aux cultures Ogm. Et pour François Polet, cette manière de travailler ne change pas fondamentalement les sociétés du Sud, dont le « maldéveloppement » est surtout le fait d’obstacles sociaux et politiques. Dès lors, développement dépend donc essentiellement d’un changement social et démocratique.
Le second cheval de bataille de Bill Gates, c’est l’alimentation, un autre besoin fondamental pour l’humanité. La Fondation y consacre un tiers de ses fonds, principalement en finançant l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (Agra), qu’elle a fondée en 2006 en partenariat avec la Fondation Rockefeller, et dans laquelle elle a déjà investi 264 millions de dollars. Implantée à Nairobi, au Kenya, l’Agra affiche des intentions louables. Elle appuie la lutte des petits paysans pour la reconnaissance de leurs droits coutumiers sur leurs terres et leur adaptation aux changements climatiques. Ses investissements visent essentiellement des régions pauvres d’Afrique et particulièrement les groupes de femmes qui représentent la grande majorité des agriculteurs.
L’Alliance ne cache pas ses ambitions : bouleverser l’agriculture africaine à l’image de la « révolution verte » qui avait transformé l’agriculture asiatique dans les années 50. Cette révolution, plus technologique que verte d’ailleurs, reposait sur l’introduction de variétés de blé et de riz à haut rendement. L’opération a effectivement rendu l’agriculture beaucoup plus productive, mais également totalement dépendante des engrais et des pesticides, devenus nécessaires afin de répondre aux exigences de ces nouvelles variétés.
L’Agra prétend cependant avoir tiré toutes les conclusions de la révolution précédente. Sa révolution à elle sera « soft », basée sur une centaine de produits de base tels que le maïs, le manioc, le sorgho ou le millet, avec une recherche confiée aux pays africains eux-mêmes et pilotée par une personnalité reconnue, Kofi Annan, l’ex-secrétaire général de l’ONU qui a pris la présidence de l’Agra en 2007.
DES VARIÉTÉS DE SEMENCES NON TESTÉES
« Soft » ou pas, cette révolution financée en partie par Bill Gates soulève cependant de nombreuses questions. Un an après le lancement de l’Alliance, l’association de défense des droits des paysans Grain, qui s’est fait connaître en dénonçant les accaparements de terre, sortait un rapport effarant sur le modèle agricole défendu par l’Agra [Une nouvelle révolution verte pour l’Afrique ?, novembre 2007, Grain. - http://www.grain.org/article/entries/137-une-nouvelle-revolution-verte-pour-l-afrique]
Selon cette analyse, le modèle d’action de l’Agra revient à segmenter la filière agricole en trois acteurs distincts : les institutions publiques qui développent les nouvelles variétés, les entreprise privées qui les commercialisent, et les agriculteurs qui s’endettent pour acheter ces semences, en prenant au passage tous les risques, car les nouvelles variétés proposées n’ont pas toujours été testées sur le terrain avant leur mise en circulation. « Une logique ahurissante », conclut le rapport du Grain.
Pour mieux comprendre ces dérives, il faut se pencher sur la particularité de l’agriculture africaine, laquelle repose essentiellement sur une petite paysannerie qui représente encore près de 70 % de la population. Pour ces paysans, les semences bénéficient d’un statut singulier, d’une valeur quasi sacrée. Leur survie en dépend. Et ces semences ne peuvent pas être vendues, mais seulement échangées contre d’autres semences. Selon cette même philosophie, si un voisin est en difficulté, elles pourront lui être données pour autant que ce même paysan réalise l’ampleur du service qui lui est rendu. Dans ces conditions, un marché de la semence a peu de chance d’émerger sur le continent africain.
L’association Grain s’interroge : la volonté de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique n’est-elle pas de casser cette logique solidaire et de favoriser la création d’une filière des semences, dont les petits paysans seraient par la suite dépendants ? L’Agra pouvant dès lors orienter leur travail à sa guise, voire leur dicter sa loi.
IMPLANTER DES OGM EN AFRIQUE
La question se pose d’autant plus que l’Afrique, toujours soucieuse de préserver le caractère « sacré » de ses semences, refuse de cultiver des organismes génétiquement modifiés (Ogm). En 2002, le Malawi, le Mozambique et le Zimbabwe, alors en proie à une disette, avaient ainsi reçu comme aide alimentaire du maïs américain. Soupçonnant que celui-ci puisse être génétiquement modifié, ces trois pays avaient exigé que le maïs soit moulu afin qu’il ne puisse pas être replanté par les paysans locaux.
La Zambie, quant à elle, avait catégoriquement refusé qu’il entre sur son territoire, même réduit en poudre. Ce pays très agricole a d’ailleurs gagné une solide réputation de producteur de maïs blanc non modifié. Il revend ses surplus à l’agence des Nations unies chargée de l’aide alimentaire (Pam), et les pays bénéficiaires réclament ce maïs zambien.
Au Mali, les organisations paysannes s’opposent au coton génétiquement modifié depuis le lancement de différents essais en 2009. Ces mêmes cultures OGM qui demeurent interdites dans toute l’Afrique subsaharienne, sauf en Afrique du Sud et au Burkina Faso. Mais pour combien de temps encore ?
En effet, l’Alliance, sous couvert de distribution de semences sélectionnées, pourrait encourager les cultures Ogm sur tout le continent. Une crainte qui s’est précisée en août 2010 lorsque la Fondation Bill et Melinda Gates a déclaré avoir acheté pour 23 millions de dollars (16,7 millions d’euros) d’actions de Monsanto, le géant américain spécialisé dans les biotechnologies agricoles… Avec une proximité évidente entre sa propre raison sociale (distribuer des variétés à haut rendement) et celle de Monsanto (vendre des semences Ogm). « Bill Gates est un technophile convaincu, analyse Arnaud Apoteker, spécialiste des organismes génétiquement modifiés pour le groupe des Verts européens. Il pense que la science apportera des réponses à toutes les questions, qu’elles touchent à la santé ou à l’alimentation. Pour lui, les Ogm sont une bonne chose pour le bien des personnes. »
La Via Campesina, ce mouvement international pour le droit des paysans, dont le plus connu des représentants fut José Bové, fait un constat plus tranchant [1]. Au Kenya, où se trouve le siège de l’Agra, « environ 70 % de ses bénéficiaires travaillent directement avec Monsanto, près de 80 % des financements de la Fondation Gates dans le pays ont trait à la biotechnique et plus de 100 millions de dollars de subventions ont été accordés aux organisations du Kenya ayant des liens avec Monsanto », dénonce la Via Campesina.
Ce n’est pas un hasard si ces investissements se font au Kenya, un pays à la fois moderne, doté notamment de multiples laboratoires à la pointe de la recherche agronomique, et entretenant une image « écolo » (il accueille le siège du Programme des Nations unies pour l’environnement). Si demain le Kenya se décidait à autoriser la culture des Ogm sur son territoire, ce serait évidemment un signal fort pour tout le continent africain.
En janvier 2012, la parlementaire française Catherine Grèze (Europe Ecologie) profitait du passage de Bill Gates dans l’hémicycle européen pour lui demander s’il cherchait à ouvrir le marché kényan aux Ogm. Ce à quoi le milliardaire a répondu : « Monsanto travaille à un projet de développement de variétés de maïs résistant à la sécheresse. Le moment est peut-être venu de s’ouvrir à nouvelles solutions. »
En effet, si le Kenya interdit toujours les cultures commerciales, il autorise toutefois depuis trois ans des tests sur champ d’un maïs OGM résistant aux insectes. Une première porte est donc ouverte. D’où l’inquiétude légitime de la Via Campesina, pour qui le couple Gates-Monsanto, « c’est l’association de deux monopoles parmi les plus cyniques et agressifs : 90 % du marché de l’informatique et 90 % de celui des Ogm».
« LE DÉVELOPPEMENT PASSE D’ABORD PAR LE CHANGEMENT SOCIAL ET DÉMOCRATIQUE »
FRANÇOIS POLET, vous êtes chercheur au Centre Tricontinental (Cetri). Les projets très ciblés et largement financés par la Fondation Gates peuvent-ils induire un développement rapide ?
Cette manière de travailler ne change pas fondamentalement les sociétés du Sud, dont le « maldéveloppement » est surtout le fait d’obstacles sociaux et politiques. Les populations du Sud sont avant tout victimes de relations clientélistes et autoritaires chez elles et de relations asymétriques avec le reste du monde. Le développement dépend donc essentiellement d’un changement social et démocratique.
LA RECHERCHE SUR DE NOUVELLES VARIETES à haut rendement ne rendrait donc pas l’agriculture plus efficace.
En tout cas, elle ne changera pas grand-chose à la pauvreté des paysans. Ceux-ci devront encore affronter la concurrence d’autres agriculteurs qui bénéficient parfois de facilités, comme des subventions. Les paysans du Sud verront leur situation s’améliorer dans la durée en modifiant le rapport de force en leur faveur. En Amérique latine, des pays comme le Brésil, l’Équateur ou la Bolivie s’attachent à soutenir les petits producteurs. Sans idéaliser la situation, ces politiques les tirent vers le haut. De plus, elles sont durables et ne dépendent pas de décisions venues de l’extérieur.
LES FONDATIONS SEMBLENT PREFERER CREER des structures ad hoc, plutôt que de s’appuyer sur les administrations publiques du Sud.
Les pays du Sud sont devenus dépendants de l’aide après que les ajustements eurent très sérieusement affaibli leur administration, dans les années 80. Malgré ces faiblesses, il faudra bien que l’aide au développement passe par les administrations locales, à moins d’accepter que les projets ne soient gérés éternellement par les agences d’aide.
Recueilli par J.-F.P.
NOTES
[1] La Via Campesina s’exprimait sur la base des données disponibles en 2010 lors de l’achat des actions Monsanto. Les exemples récents de partenariats entre la fondation et l’industrie ou la recherche sur les OGM sont légion, comme ce financement de 25 millions de dollars, accordé cette année, en partenariat avec le ministère britannique pour le Développement international, afin de mettre au point un manioc à haut rendement en utilisant les « dernières découvertes technologiques », euphémisme pour qualifier les Ogm. (www.infogm.org)
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** François Polet est sociologue, Université de Louvain-La-Neuve (Belgique). Chargé de rédaction, recherche et formation au Centre Tricontinental (Source : article publié dans le magazine Imagine, janvier-février 2014 : [email][email protected])
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