Comment appréhender le pouvoir « postdémocratique » des grandes entreprises
Le monde des entreprises et celui de la vie politique sont-ils vraiment aussi distincts et séparés qu’on le présuppose généralement ? Tout dans le monde d’aujourd’hui devrait nous inciter à remettre en cause l’incompatibilité de principe entre « marché » et « État », défendue à la fois par les néolibéraux et certains de leurs opposants. Une vision qui contribue à masquer la compénétration croissante de ces deux mondes et l’accumulation de pouvoir - économique et politique - des grandes entreprises sous le voile de la promotion des « marchés libres ». Colin Crouch, sociologue et politiste britannique, analyse les difficultés à appréhender, à partir de nos catégories politiques traditionnelles, la réalité (apparemment) « apolitique » du pouvoir des grandes entreprises.
Que les vastes richesses accumulées par les grandes entreprises constituent un problème politique, le constat n’a rien de nouveau. Depuis les énormes fortunes des « barons du pétrole » américains au début du XXe siècle jusqu’aux « champions nationaux » français protégés par leur gouvernement, avant la formation du marché unique européen, les entreprises géantes ont toujours su cultiver des relations étroites avec les hommes politiques et les hauts fonctionnaires.
En remontant plus loin encore, ce sont précisément la corruption et les distorsions de concurrence habituellement associées à ce genre de relations qui ont inspiré les idées d’Adam Smith et d’autres défenseurs du marché libre. Le « marché libre » vise précisément à dénouer les liens entre activité économique et pouvoir politique. Y a-t-il donc une raison quelconque pour que cet enjeu occupe à nouveau une place particulière dans les débats politiques aujourd’hui ? Et, si c’est le cas, que devons-nous ou pouvons-nous faire pour y répondre ?
Si l’on suivait l’idéologie dominante de notre époque, les relations entre pouvoir économique et pouvoir politique devraient moins poser problème aujourd’hui que par le passé. Les politiques néolibérales, nous dira-t-on, ont assuré le règne du marché et de la libre concurrence ; les gouvernements interviennent moins dans les affaires des entreprises, et il y a donc moins d’opportunités de distorsions.
UNE SEPARATION ILLUSOIRE DE LA POLITIQUE ET DU MARCHE
En fait, rien ne pourrait être plus éloigné de la réalité. Sous le néolibéralisme réellement existant (par opposition au néolibéralisme théorique), la doctrine du marché libre s’est trouvée si distordue qu’« entreprise » devient presque synonyme de « marché » - un glissement dont les implications politiques sont considérables.
La théorie économique du marché n’accorde aucune place à la notion de pouvoir. L’une des conditions nécessaires à l’émergence d’un véritable marché est précisément l’existence d’un nombre suffisamment important de vendeurs et d’acheteurs pour qu’aucun participant individuel n’ait la capacité d’influencer les prix par ses actions. Tout le monde doit accepter les prix ; personne ne peut les fixer. C’est l’objet des politiques de régulation de la concurrence que de s’assurer que cette condition est respectée. Si ces politiques sont appliquées efficacement, il ne saurait par définition exister aucune forme de « pouvoir économique ».
De fait, il s’agit là d’un présupposé fondamental non seulement en économie, mais également de la théorie politique. Les débats classiques sur l’équilibre des pouvoirs dans les constitutions ou sur les conditions d’égalité nécessaires pour sauvegarder la démocratie se concentrent habituellement sur les institutions politiques formelles et les organisations comme les partis politiques et les syndicats. Les questions de pouvoir - comment le limiter, le contrôler, l’obliger à se comporter de manière démocratiquement acceptable - sont posées à propos de ces institutions seulement, et les entreprises ne sont presque jamais envisagées dans ces questionnements.
La seule justification de cette omission est l’argument évoqué ci-dessus, selon lequel les firmes, existant de par le marché et sujettes aux règles de celui-ci, ne peuvent pas avoir de pouvoir. D’autant plus, selon cette ligne d’argumentation, que les politiques de libre concurrence permettront de s’assurer que ces firmes ne disposeront pas des ressources pour s’engager politiquement.
Si les marchés étaient parfaits, ces arguments seraient valables. Mais de nombreux marchés sont très loin d’être parfaits, ce qui a permis le déploiement politique de la richesse des entreprises, d’une manière qui non seulement échappe aux contraintes des règles constitutionnelles [conçues pour les institutions proprement politiques], mais n’est pas même envisagée dans les débats sur ces règles. J’ai examiné ailleurs [2] en quoi les marchés de l’économie néolibérale contemporaine sont imparfaits et contribuent à considérablement affaiblir les barrières qui pourraient empêcher la conversion de la richesse économique en pouvoir politique. La section qui suit résume les enjeux les plus importants.
DERRIERE LA CHIMERE DU « MARCHE PARFAIT »
Tout d’abord, dans de nombreux marchés, il n’est pas possible d’atteindre une concurrence parfaite, car il n’existe pas un nombre suffisant de participants viables. Cela semble le cas pour la production aéronautique, l’industrie de l’armement, le secteur de l’énergie, de vastes pans des technologies de l’information (depuis les systèmes informatiques jusqu’aux moteurs de recherche), l’agroalimentaire et la grande distribution, la banque de détail et d’autres branches de l’industrie financière - et ce ne sont là que quelques exemples.
Ceci ne signifie pas que ces secteurs ne connaissent aucune concurrence du tout, comme le montrent plusieurs exemples (tel celui des supermarchés). Néanmoins, les acteurs économiques qui dominent ces marchés sont capables d’influencer les prix et les conditions mêmes du marché. Ils ont une telle prééminence sur le marché qu’ils ne se contentent pas d’en « accepter les prix ». Ce qui leur octroie un rôle public et la capacité de s’engager dans la vie publique. Grâce à leur domination sur le marché, ils sont en mesure d’amasser de vastes richesses et d’en affecter une portion à des activités de lobbying sur les gouvernements, ou pour financer des partis ou des causes politiques.
Pour des firmes opérant sur de « vrais marchés », ce type d’activité politique représenterait un problème d’action collective très classique : leur contribution politique serait trop modeste pour faire une différence réelle, et les bénéfices éventuels d’un lobbying politique seraient partagés avec tout leur secteur - dans un vrai marché, où les participants sont tous anonymes, tous les bénéfices doivent être partagés. Par contraste, les grandes firmes opérant sur des marchés oligopolistiques ne sont pas confrontées à un problème d’action collective : leurs activités propres ont un effet spécifique tangible.
En outre, n’étant pas anonymes, mais au contraire des acteurs critiques de leurs marchés, elles sont souvent en mesure de cibler leur lobbying de manière à obtenir des avantages qui les concernent individuellement, plutôt que tout leur secteur. De sorte que si l’une de ces firmes devient politiquement active, il est inévitable que ses concurrentes lui emboîteront le pas, faute de quoi elles se retrouveraient désavantagées. Pour des firmes opérant sur des marchés parfaits, la logique de l’action collective devrait les décourager à déployer leurs ressources économiques dans le champ politique ; pour celles qui opèrent sur des marchés oligopolistiques, c’est exactement l’inverse. Le présupposé tacite de la théorie politique selon lequel les entreprises ne peuvent pas disposer de pouvoir politique parce qu’elles sont des entités de marché est faux.
Deuxièmement, il est essentiel au bon fonctionnement d’une économie de marché que les firmes individuelles inefficientes puissent se retirer du marché sans en perturber le fonctionnement global - dans un marché parfait, il doit être facile aussi bien d’entrer que de sortir. Si les entreprises sont si grosses que leur défaillance est de nature à bouleverser le marché, ce marché n’en est pas véritablement un, et les gouvernements devront intervenir pour gérer les crises. C’est ce qui s’est produit à l’échelle mondiale avec la crise financière de 2008.
Le fait que des banques soient jugées « too big to fail », « trop grosses pour faire faillite », a démontré que le marché était très imparfait (il n’existait pas de moyen de sortie facile), et a même produit le résultat paradoxal que certaines banques ont acquis encore davantage de pouvoir politique du fait même qu’elles s’étaient avérées incompétentes. Elles ont été en position d’exercer un chantage sur les gouvernements et, en dernière instance, sur les contribuables.
Troisièmement, le projet néolibéral a impliqué un programme de dérégulation généralisée, qui impliquait lui-même un lobbying intensif de la part des intérêts commerciaux pour s’assurer que les gouvernements les libéreraient des régulations qu’ils jugeaient oppressives. Ironiquement, ce projet de pousser le gouvernement à céder la place aux acteurs commerciaux nécessitait, en pratique, que les acteurs commerciaux interviennent massivement dans les affaires du gouvernement. Le Fonds monétaire international a mis en lumière le rôle des lobbies économiques dans le processus de dérégulation aux États-Unis, que l’institution tient pour partiellement responsable de la crise financière [3]
LES PRIVATISATIONS CONTRIBUENT A REDUIRE ENCORE DAVANTAGE LA FRONTIERE ENTRE ECONOMIE ET POLITIQUE
Quatrièmement, avant le règne du néolibéralisme, les secteurs où il n’y avait pas de concurrence adéquate étaient habituellement pris en charge par les gouvernements, qui fournissaient ces services - énergie domestique, eau, télécommunications, poste et transport ferroviaire, par exemple - à travers des organisations du secteur public. Or l’idéologie néolibérale exigeait que ces activités soient privatisées - avec pour résultat la création de monopoles ou d’oligopoles privés, sans qu’il ait été possible (à quelques exceptions près, comme pour certains services de télécommunications) de créer de véritables marchés. Des systèmes de régulation sont mis en place pour essayer de s’assurer que les prix et les autres politiques commerciales mises en œuvre par les opérateurs étaient conformes à « ce qu’elles auraient pu être » s’il y avait pu avoir une réelle concurrence. Calculer « ce qui aurait pu être » est une tâche complexe, qui offre de nombreuses opportunités de discussions et de lobbying. Les régulateurs ont besoin d’expertise pour mener à bien cette tâche, et les entreprises en question sont souvent les principales sources de cette expertise. Cela leur permet de s’immiscer dans les instances et les processus de décision qui, en théorie, doivent les réguler. Ces firmes ont particulièrement intérêt à cultiver des relations de connivence et de lobbying avec les régulateurs et les autorités politiques dont ces derniers dépendent.
Un autre procédé pour introduire un peu de concurrence dans la fourniture de services essentiellement monopolistiques a été d’octroyer des contrats pour une durée limitée, afin qu’il y ait un peu de compétition « réelle » sinon durant l’exécution du contrat, du moins au moment de l’appel d’offres. Le nombre de firmes capables de répondre à ces appels d’offres est généralement limité, car le coût pour monter un dossier complexe constitue une barrière à l’entrée pour les petites et moyennes entreprises, mais il y a là sans doute un degré de concurrence. Cependant, si les contrats ne courent que sur une période de temps limitée, les prestataires n’ont aucun intérêt à investir dans des infrastructures sur le long terme, et la qualité de service s’en ressent. D’un autre côté, si les contrats sont suffisamment longs pour inciter à investir (par exemple des durées de 20 ans), alors l’élément de concurrence s’en trouve réduit à peau de chagrin.
Cinquièmement, le néolibéralisme requiert également de confier à des firmes privées de nombreux services dont, pour des raisons diverses, le client est le gouvernement plutôt que les usagers individuels. Dans une relation de marché, le client est la personne où l’institution qui paie la facture, qui n’est pas forcément l’usager. C’est le cas, par exemple, pour l’éducation, la santé, les services sociaux ou la police. Dans ces situations, le même diagnostic ne s’applique qu’en cas de privatisation complète [comme celle de l’eau, de l’énergie, etc. au Royaume-Uni et ailleurs, NdT], si ce n’est que l’incitation des entreprises à devenir des acteurs politiques est encore renforcée. Si les gouvernement eux-mêmes paient pour ces services - souvent pour des raisons de politique sociale très légitimes -, la seule relation de marché officielle a lieu entre l’équipe de négociation d’une entreprise et un petit groupe de fonctionnaires ; il n’y a aucune relation pratique avec le véritable client, comme c’est le cas dans le secteur privé traditionnel.
La marchandise négociée sur ce type de marché est le contrat de gestion du service, non pas le service lui-même, qui est délivré en dehors de toute relation de marché. Les firmes concernées ont dès lors un intérêt à engager des ressources considérables afin de soigner leurs relations avec les élus et les fonctionnaires impliqués dans le processus de sous-traitance ; elles deviennent ainsi des acteurs politiques.
Il est de notoriété publique que ce marché de la sous-traitance gouvernementale ne concerne qu’un très petit nombre de firmes [4] et que ces firmes tendent à répartir leurs activités sur un grand nombre de secteurs. Les firmes issues d’industries largement tributaires des marchés publics, comme celles de la construction routière, de la défense et de la sécurité, jouent un rôle prééminent. On les voit aujourd’hui gérer des services aussi divers que le soutien administratif aux collectivités locales, des écoles ou des prisons. Leur « coeur de métier » et d’expertise ne réside pas dans les domaines concrets où ils sont actifs, mais bien plutôt dans la capacité à conclure des contrats publics avec les gouvernements. Un tel « cœur de métier » ne peut que favoriser le lobbying politique et les relations étroites avec hommes politiques et fonctionnaires. C’est-à-dire précisément le type de relations auquel, selon Adam Smith, une économie de libre marché était censée mettre fin.
Enfin, le néolibéralisme a érigé en principe que les gouvernements et les véritables services publics tendent à devenir inefficients parce qu’ils ne bénéficient pas de la pression constante à innover et à réduire leurs coûts qu’apporterait la concurrence. C’est ce qui explique en partie l’obstination à vouloir privatiser et sous-traiter ces services. Mais cela a aussi une implication supplémentaire : les relations étroites entre hauts fonctionnaires et dirigeants du secteur privé (y compris le détachement temporaire de ces derniers dans des ministères) sont vues sous un jour favorable, étant censées bénéficier aux premiers. L’idée est sans doute que cela contribue à imprégner le service public de la culture du secteur privé.
C’est ainsi que les barrières érigées à une époque antérieure, plus libérale [au sens classique du terme], pour empêcher des contacts trop rapprochés entre les deux groupes ont été supprimées. Le libéralisme classique estimait qu’aussi bien l’État que l’économie de marché avaient besoin de sauvegarder leur autonomie en gardant leurs distances l’un vis-à-vis de l’autre. Dans de nombreux pays, des mesures très sophistiquées avaient été mises en place pour gouverner les relations entre serviteurs de l’État et hommes d’affaires, y compris l’interdiction pour des hommes politiques ou des hauts fonctionnaires de rejoindre ultérieurement les rangs de firmes avec lesquelles ils avaient travaillé durant leur carrière publique.
A contrario, le néolibéralisme contemporain met l’accent sur les avantages, bien plus que sur les risques, de ce type de relations. Les règles ont été considérablement assouplies, menant à des phénomènes de « pantouflage » ou de « portes tournantes » entre ministères et grandes entreprises. Ce qui fournit à ces dernières des opportunités inestimables, non seulement pour le lobbying au sens classique du terme, mais aussi pour détacher leurs propres employés au sein même de l’appareil d’État [5].
[...]
Nous omettons ici une section consacrée aux débats intellectuels sur la concurrence et leurs implications pour les politiques publiques. Colin Crouch souligne l’émergence, au sein de l’École de Chicago, d’une théorie de la concurrence nettement plus favorable à la concentration oligopolistique que ne l’avaient été les théories anti-trust aux États-Unis et même l’ordolibéralisme allemand (inspirateur de la politique de concurrence de l’Union européenne). Selon cette théorie devenue très influente dans les autorités politiques et administratives, le débouché logique et naturel de la concurrence est l’élimination de la concurrence : des marchés oligopolistiques dominés par un petit nombre de firmes. « L’École de Chicago a ainsi contribué à un certain relâchement vis-à-vis du pouvoir des grandes entreprises, à tolérer dans de nombreux secteurs une concurrence limitée à une poignée d’entreprises, et à la tendance générale à identifier les activités des grandes entreprises au marché lui-même. »
LE POUVOIR DES ENTREPRISES, UN PROBLEME A LA FOIS DENIE ET EXACERBE PAR LE NEOLIBERALISME
Ces débats sur le nombre minimal de firmes nécessaires pour assurer un marché véritablement concurrentiel ne permettront jamais à eux seuls d’apporter une solution aux problèmes politiques qu’entraîne la concentration incontrôlée de pouvoir des grandes entreprises. De fait, les néolibéraux ne défendent pas le droit de pouvoirs économiques oligopolistiques à se convertir en pouvoirs politiques. Ils se contentent généralement de nier le phénomène. La réponse de l’École de Chicago est simple : plus réduit sera le rôle du gouvernement dans l’économie, moins les entreprises auront intérêt à s’impliquer politiquement. Ainsi, en suivant cet argument, le problème doit être résolu en réduisant le rôle du gouvernement, non le pouvoir des entreprises.
Cette réponse est naïve. Comme nous l’avons vu, l’incitation pour les entreprises à devenir politiquement actives est en grande partie la conséquence du projet néolibéral lui-même, dans la mesure où il rend nécessaire la régulation des services privatisés, des relations continues de sous-traitance et le renforcement des liens entre fonctionnaires et dirigeants d’entreprises. Le plus gênant pour l’École de Chicago est la manière dont les firmes qui sont devenues dominantes en même temps que leur propre conception de la concurrence, génèrent des problèmes systémiques pour l’économie de marché, à un degré qui oblige les gouvernements à intervenir. La crise bancaire en constitue une parfaite illustration. Elle a aussi montré comment les employés des grands banques ont été en mesure de jouer un rôle majeur, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, dans la conception des mécanismes de renflouement des banques et des autres réponses politiques à la crise.
Les néolibéraux extrémistes ont une réponse à toutes ces questions : supprimer toute forme de régulation des monopoles et laisser les consommateurs se plaindre ; prévenir les problèmes associés à la sous-traitance en abolissant toute forme d’aide publique à l’usage individuel des services de santé, d’éducation, de protection sociale ou de police ; retirer tout rôle économique au gouvernement, de sorte qu’aucune entreprise sera jamais incitée à l’influencer ; laisser les banques faire faillite et engendrer une crise systémique, parce que cela rendra tout le monde plus prudent à l’avenir. On pourrait débattre de la désirabilité et de la faisabilité de ces options, mais notre tache présente est de nous confronter au monde tel qu’il est, où elles ont peu de chances d’être appliquées.
Il y a plusieurs sortes de néolibéraux. On peut ainsi distinguer entre les « vrais croyants » du marché libre, pour lesquels la société dans son entier devrait être gouvernée par les principes du marché - auquel cas le problème du pouvoir des entreprises disparaît, tout simplement - et les néolibéraux « réalistes », qui savent que les marchés réellement existants génèrent de fait du pouvoir pour les entreprises, pouvoir qu’ils cherchent non pas à supprimer, mais à utiliser à leurs propres fins.
La décision de la Cour suprême américaine selon laquelle les entreprises bénéficient des mêmes droits civiques que les individus, abolissant en conséquence toute limite sur la manière dont elles peuvent utiliser leur richesse pour financer des campagnes électorales, est une parfaite expression de ce « réalisme ». Le Congrès des États-Unis était dominé depuis longtemps par l’argent des lobbyistes, mais la situation a considérablement empiré depuis cette décision. Toute décision politique pouvant affecter les intérêts des entreprises, depuis le système de santé jusqu’à la régulation bancaire ou au contrôle de la pollution, sera déterminée par la mobilisation financière des entreprises. Certes, les États-Unis constituent un cas extrême [...], mais il ne s’agit en aucun cas d’une enjeu qui soit propre à ce pays.
La conclusion la plus importante à retirer de ces analyses est que l’exclusion de principe du pouvoir des entreprises des considérations des constitutionalistes et des autres chercheurs en sciences politiques est basée sur un présupposé totalement erroné. Il n’est pas vrai que la participation à une économie de marché empêche que les entreprises puissent être envisagées comme porteuses de pouvoir politique. À moins qu’il existe des marchés parfaits, seule une action délibérée pourra empêcher la conversion de pouvoir politique en pouvoir économique, et vice-versa. La richesse est une ressource politique, tandis que le pouvoir politique peut être utilisé pour obtenir des contrats et des privilèges. C’est une spirale qui se renforce elle-même, et qui constitue probablement l’un des facteurs (mais en aucun cas l’unique facteur) qui explique la croissance extraordinaire des inégalités entre une minuscule élite de riches au sommet des grandes entreprises et tous les autres. [...]
COMMENT CONTROLER LE POUVOIR DES GRANDES ENTREPRISES ?
La réflexion se tourne immédiatement sur le type de règles juridiques qui pourrait restreindre le déploiement politique de la richesse économique. L’expérience nous apprend que certaines règles fonctionnent, tandis que d’autres ne marchent pas. Aujourd’hui, nous disposons d’une sorte de laboratoire virtuel pour en juger : nous avons vu les conséquences de la suppression de plusieurs régulations auparavant efficaces. Après le crash de Wall Street en 1929, le Congrès des États-Unis avait imposé de strictes régulations au secteur bancaire à travers le Banking Act de 1933 (aussi connu sous le nom de Glass-Steagall Act), lequel prévoyait notamment des limites aux risques que les banques pouvaient prendre avec les actifs qui leur étaient confiés.
Suite à un lobbying intensif des intérêts entrepreneuriaux, l’administration Clinton a aboli ces dispositions en 1999, ce qui a permis aux banques d’investissement d’accéder aux énormes actifs déposés dans les banques et de les utiliser sur les marchés secondaires et dérivés. L’année suivante, après une nouvelle vague de lobbying, l’administration Clinton fit adopter le Commodity Futures Modernization Act, qui supprimait toute régulation du commerce des produits financiers dérivés. La crise financière - dans une large mesure la conséquence de ces nouvelles facilités accordées aux banques d’investissements - survint seulement huit ans plus tard. On peut en conclure que certains comportements avaient été efficacement régulés jusqu’en 1999-2000.
Prenons un autre exemple. Au Royaume-Uni, dans l’environnement régulé de la télévision, la chaîne par satellite Sky News, en partie possédée par Rupert Murdoch, propose une information équilibrée et politiquement neutre. Dans l’environnement dérégulé de la télévision américaine, Fox News - également partie de l’empire médiatique de Murdoch - est un organe de propagande de l’aile droite des Républicains. En revanche, les journaux britanniques de Rupert Murdoch sont eux aussi extrêmement partisans, car les obligations de neutralité applicables aux chaînes télévisées ne s’étendent pas à la presse écrite.
Dans le même temps, au Royaume-Uni, des règles précises gouvernent les dépenses électorales des candidats et des partis, et ces règles sont strictement appliquées. Tandis que les candidats sont susceptibles de poursuites pour des dépassements même minimes de dépenses, la partialité écrasante de la presse nationale en faveur des conservateurs continue à s’exprimer sans frein tout au long des campagnes électorales. Certaines formes de régulation des médias peuvent réduire la partialité ; mais elles peuvent aussi mener à des comportements du type « si vous fermez la porte, j’entrerai par la fenêtre ».
Dans certains cas, la régulation (ou la re-régulation) peut apporter une réponse satisfaisante : le problème ne résidait pas dans les règles préexistantes, mais dans le lobbying économique qui a entraîné leur abolition. Toute campagne en faveur de la re-régulation devra surmonter un obstacle d’importance : les groupes de lobbyistes qui ont obtenu cette dérégulation n’ont pas disparu. De même, en principe, une Cour suprême future pourrait réinterpréter le jugement sur les dépenses politiques des entreprises. Les règles qui rendaient difficiles pour les hommes politiques, les fonctionnaires et les dirigeants d’entreprises d’échanger leurs places à travers des portes tournantes pourraient être rétablies. Il pourrait y avoir, à nouveau, une stricte limitation du rôle que peuvent jouer des personnels extérieurs détachés par les entreprises dans la conception des politiques publiques. Les régulations et les critères techniques qui régissent les marchés publics pourraient être rendus plus stricts. Les financements politiques pourraient être plus étroitement supervisés et limités.
Garantir un débat politique équilibré dans les journaux de masse est plus délicat. Les concentrations oligopolistiques de pouvoir économique politicisé sont aussi nuisibles dans ce domaine que dans d’autres, mais y porter remède tout en préservant la liberté de la presse pourrait s’avérer extrêmement compliqué.
Néanmoins, sur le long terme, des règles de ce type ne permettront pas d’apporter des améliorations significatives à moins d’être constamment renforcées : les bénéfices de l’activisme politique des entreprises sont tels que ces dernières continueront à y dédier des ressources substantielles, et mettront tout leur zèle à trouver des moyens de contourner ces règles. Par exemple, il est illégal aux Etats-Unis, pour des entreprises ou des syndicats, de financer directement la campagne électorale de candidats. Ce qui ne les empêche pas de le faire tous les jours, et à grande échelle, puisque leur argent peut être mobilisé via des canaux indirects qui, eux, sont légaux, même si le résultat est le même en pratique.
En outre, le rapport de forces de départ entre régulateurs et régulés (et évadeurs de règles potentiels) est très inégal. Des lois et des régulations nouvelles peuvent très bien être mises en place dans des moments de zèle réformateur, par exemple suite à des campagnes citoyennes où de nombreuses personnes auront investi énormément de temps et d’énergie. Une fois adoptées par les parlements, cependant, ces régulations seront confiées à des bureaucraties administratives très professionnelles, mais pas forcément très motivées. Certes, certains individus parmi les régulateurs et les autorités de supervision assurent leur mission avec engagement et détermination - mais rien ne peut le garantir.
Ces administrations opèrent également avec des ressources qui reflètent le degré de priorité attribué par le gouvernement du jour à leur mission, lequel peut ne pas être très élevé - particulièrement lorsque qu’il s’agit de régulations qui peuvent nuire aux intérêts de certains hommes politiques ou hauts fonctionnaires. De l’autre côté, il y a les régulés : de grandes entreprises qui ont un intérêt puissant et continu à trouver des moyens de contourner les règles, et qui ont les moyens d’acheter l’expertise nécessaire pour les aider à cette fin. Cet intérêt ne faiblit pas et ne tombe pas dans la routine. Il reste toujours présent, ses acteurs toujours sur le qui-vive. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que les seules personnes effectivement contraintes par les règles soient les « petits », dépourvus de ressources et d’intérêt suffisants à garder une longueur d’avance.
Les régulations destinées à contrôler les abus financiers ou le trafic d’influence - les types d’infractions qui englobent une grande partie problèmes liés au pouvoir des entreprises - prennent généralement une forme déterminée. Un ensemble dense et complexe de règles est mis en place, associé à l’obligation de remplir des formulaires et présenter des pièces justificatives, ce qui occasionne de la gêne et des dépenses, n’est que rarement exploité à des fins pratiques utiles, et s’avère généralement inadapté pour cibler les véritables fraudeurs. Lorsque des abus sont révélés, la demande de contrôles plus stricts mène habituellement à des règles encore plus détaillées, qui deviennent impénétrables même pour les régulateurs doués de la meilleure volonté, incompréhensibles pour le public, et extrêmement irritantes pour ceux qui sont soumis à ces obligations. Pour finir, les régulations sont jugées absurdes, leur abolition est demandée, et le secteur se retrouve une fois de plus sans contrôle d’aucune sorte.
Toute proposition de régulation, dans ce domaine ou dans d’autres, devrait avoir à répondre de manière convaincante aux questions suivantes :
- Dès lors que ces nouvelles règles seront mises en oeuvre, dans la plupart des cas, par des bureaucraties passives, et dès lors que tous les acteurs suffisamment intéressés trouveront un moyen pour les contourner, contribueront-elles en pratique, ou même seulement symboliquement, à résoudre le problème identifié ?
- Sinon, ont-elles un sens ?
- Et comment pourraient-elles être cadrées pour les prémunir de ces risques ?
Une manière de répondre à ces doutes est de s’assurer que l’information pertinente est placée non seulement entre les mains d’administrations passives, mais aussi dans celles de militants passionnés, qui se préoccupent véritablement du problème en question. Ce qui va dans le sens d’obligations d’information aussi simples que possibles, transparentes et publiquement accessibles, ce que l’internet a rendu beaucoup plus facile à réaliser.
Les règles de base définissant les diverses manières inappropriées d’utiliser politiquement le pouvoir des entreprises sont utiles, dans la mesure où elles fixent des limites quant à ce qui est acceptable dans la perspective aussi bien de la concurrence efficiente sur les marchés que de l’égalité politique au fondement de la démocratie sociale. Elles permettent aussi de définir des infractions qui puissent être punies d’amendes ou d’emprisonnement.
Mais à appliquer ces règles au moyen d’obligations déclaratives aussi cryptiques que fastidieuses, on atteint rapidement les limites de leur « valeur ajoutée ». Leur principale utilité réside dans l’encouragement qu’elles apportent à une culture de réprobation de l’usage politique du pouvoir économique, et dans les données rendues disponibles pour les journalistes d’investigation ou les chercheurs pour identifier les abus et les porter à la connaissance du public.
Remettre en cause de manière effective le pouvoir des entreprises n’a rien de facile dès lors que la classe politique partage les bénéfices de ce pouvoir. Le journalisme d’investigation sur les entreprises n’a rien de facile dès lors que les journaux eux-mêmes sont souvent la propriété de grandes entreprises. Néanmoins, si le désir du public est suffisamment fort, ces deux groupes répondront à ses aspirations dans des sociétés où la démocratie et les marchés sont suffisamment forts. Les hommes politiques ont besoin d’électeurs, et la presse a besoin de vendre des journaux. Au-delà, c’est aux citoyens vigilants qu’il revient de se saisir du problème, s’ils ne veulent pas abandonner leur responsabilité quant à la constitution vivante qui régit notre société.
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** Colin Crouch, qui se revendique d’une « social-démocratie affirmative », est notamment auteur de « Postdémocratie » et « L’étrange survie du néolibéralisme », tous deux parus en français aux éditions Diaphanes (Suisse). Nous traduisons ici la plus grande partie d’un article paru sur le site britannique OpenDemocracy le 3 février 2014 [1]. L’article s’appuie en grande partie sur le contexte britannique (et américain), mais ces réflexions sont tout aussi pertinentes pour la France et l’Union européenne. Traduction : Olivier Petitjean. (Source : multinationales.org)
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NOTES
1] Article lui-même extrait du livre, Democracy in Britain, essays in honour of James Cornford, IPPR, février 2014.
2] Colin Crouch, The Strange Non-Death of Neoliberalism, Cambridge, Polity, 2011. Tr. française L’étrange survie du néolibéralisme, éditions Diaphanes, 2014.
3] Fonds monétaire international, A Fistful of Dollars : Lobbying and the Financial Crisis, 2010. Accessible ici.
4] Ce phénomène de la sous-traitance de services gouvernementaux est particulièrement développé au Royaume-Uni, où il a fait la fortune des groupes G4S et Serco, notamment, mais aussi de firmes françaises comme Sodexo et Atos. Voir notamment ici, ici et ici. La pratique existe également dans les autres pays, y compris la France (notamment, mais pas seulement, dans le domaine des routes et infrastructures publiques). Les dirigeants de Sodexo, notamment, ne cachent pas leur désir de voir le gouvernement français suivre l’exemple britannique en ce qui concerne la sous-traitance de services administratifs proprement dits (prisons, police, gestion des migrants, etc.).
5] Là encore, il s’agit d’une pratique très répandue au Royaume-Uni. Lors de la signature d’un accord entre Edf et le gouvernement britannique accordant à l’entreprise française des aides publiques très substantielles pour construire de nouveaux réacteurs nucléaires, les relations étroites entre EDF et les hauts fonctionnaires britanniques ont été soulignées à plusieurs reprises par la presse.