Coopération décentralisée et transfrontalière et intégration régionale

La frontière, espace de réalisation sociale. La frontière conçue comme zone de rencontres et d'échanges est le lieu idéal de développement de l'humain. A la fois inclusive (intégrationniste) et exclusive (protectionniste), la frontière est d'abord et avant tout une ouverture vers l'autre, dans sa valeur culturelle et sociale, d'abord, économique ensuite, et enracinement dans ses propres potentialités. Elle est loin d'être une ligne Maginot entre les hommes ; bien au contraire, la frontière est une zone d'ouverture, une curiosité, la recherche d'une complémentarité imposée par le métabolisme ambiant.

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Après avoir développé la psychosociologie de la frontière dans cette contribution, l'auteur cite des exemples africains et européens et suggère l'appui à la recherche de la paix dans les zones encore en conflit en Afrique ; il lui semble que, de l'Ogaden au Mali, les conflits retardent la coopération transfrontalière en Afrique et accentuent non seulement la faiblesse du commerce intra-africain, mais aussi la coopération décentralisée, base de la démocratie. L'expertise de l'Europe d'une nouvelle réalité écartelée dans les normes et valeurs nouvelles diverses trouve sa légitimation avec une juridiction qui consacre une société ouverte, même si les efforts fournis ne tiennent pas la promesse des fleurs.

UN ESPACE DE RECONNAISSANCE DE L'AUTRE

L'esprit de Fachoda qui a caricaturé la mission Marchand continue d'animer la réflexion autour de la frontière en Afrique, réduisant le phénomène à une guerre des cent ans sur l'ancien continent, surtout en ces périodes de mondialisation. Le bellicisme ambiant, principalement dans toute la partie Nord-Nord-Est en Afrique, se nourrit pourtant d'un processus hors de l'Africain lui-même dont l'espace de jouissance physique lui est imposé au mépris de toute logique. Nous retrouvons là la théorie du président Mamadou Dia (Ndlr : premier président du Conseil au Sénégal) qui affirmait dans un de ses écrits que tout est devenu étranger à l'Africain, hors l'Afrique.

Dans la présente contribution, il s'agira donc d'essayer de ramener les différentes thèses à se retrouver autour de la vocation première de ces zones, d'abord lieu d'interrogations puis d'enrichissement spirituel, moral et matériel d'acceptation de la différence. L'acception sémantique actuelle de la frontière ne va en effet pas au-delà de sa valeur originelle d'espace de socialisation, d'affirmation de l'individu, de son épanouissement et de la reconnaissance de l'autre. A l'intérieur comme à l'extérieur de la frontière, l'homme recherche ces mêmes valeurs, en plus ou au-delà des tensions et pulsions psychologiques qui peuvent déterminer sa position face à l'autre dans sa valeur culturelle.

A la fois lieu d'inclusion, d'exclusion sociale avec comme corollaire, plus tard, l'identification nationale, les frontières, d'abord aléatoires, puis imaginaires, symboliques, théoriques et réelles, sont une zone de découverte de l'autre, d'échanges et de réalisation de l'individu. Elles ne sont pas réductibles à l'une ou l'autre de ces composantes ; elles sont totales et les englobent toutes et expliquent donc les différentes phases d'appréhension et de construction de l'objet frontalier en lui-même, en fonction, toutefois, d'un déterminisme économique apparemment déterminant en dernière instance. Au demeurant, la tyrannie mercantiliste de l'économisme matérialisée par la conception des grands ensembles régionaux et sous-régionaux devrait informer sur le caractère aléatoire de la frontière, base d'une identité valable seulement en fonction de l'autre, dans un vaste mouvement de solidarité et de complémentarité.

L'anthropologie donne la dimension humaine de la frontière dans sa densité morale : "les milieux, espaces et situations généralement considérés aux « marges », aux frontières ou aux limites du social, de l’urbain ou de l’État, se trouvent ainsi replacés au fondement de l’analyse processuelle et situationnelle de l’anthropologie", dit Michel Augier, directeur d'études à l’École des Hautes études en Sciences sociales. Avec les notions de "vide" ou de "négation", l'anthropologie introduit des émotions (âme en deuil de son idéal) qui témoignent de la force sociale de la frontière : l'angoisse et le rejet deviennent ainsi la première notion de la limite vers l'autre ; le désir de surmonter cette représentation magique aidera cependant à triompher de la peur. La logique sociale, au sens de convivialité et de serviabilité, impose donc une cohabitation, i.e une reconnaissance de l'autre dans sa dimension humaine, économiste et géographique.

Les tentatives de reproduction clinique testées à travers divers paradigmes (de l'anthropologie situationnelle, depuis l'École de Manchester, jusqu'à l'ethnographie politique et l'anthropologie des mondes contemporains sur plusieurs terrains en Afrique (campements de réfugiés et quartiers d’étrangers) et en Amérique latine (périphéries urbaines), ces tentatives donc essayent ainsi de «décrire les conditions et les effets d’un nécessaire décentrement de l'anthropologie », enseigne Augier.

Cela avait commencé par une rencontre surprise, une débandade et une volonté de connaître et de comprendre l'autre. Le moyen fut le cadeau, un produit du cru placé au lieu de rencontre aléatoire de la veille et un retour pour voir si l'"autre" avait compris le message et accepté l'offrande. Cette rencontre se fit à une frontière imaginaire qui marquait la limite territoriale des deux vis-à-vis.

Puis, la sociologie étant la fille de la démographie, avec la densité sociale, le décentrement de la frontière immédiate s'est avéré nécessaire.

Par l'effort physique (dessouchage ou brûlis) ou animal (une heure de marche ou une heure de course à dos de cheval), par intervention directe sur l'environnement, l'espace vital immédiat s'est élargi en fonction de la taille de la communauté ; elle délimite ainsi sa propre frontière, passant d'un virtuel à un imaginaire théorique qui deviendra réel une fois la survie du groupe assurée. Le surplus servira à l'ouverture vers les autres, devant une limite qui devient alors inclusive.

Au Sénégal par exemple, la loi 64-46 du 17 juin 1964 relative au Domaine national démontre ce souci de préservation et de survie des sociétés par une bonne distribution des terres en fonction des capacités des individus à mettre en valeur les lopins de terre mis à leur disposition afin d'assurer leur propre survie et celle du groupe. Ainsi se reprécisaient incidemment "les milieux, espaces et situations généralement considérés aux « marges », aux frontières ou aux limites du social, de l’urbain ou de l’État" invoqués par Augier. Une étude de juin 2000 sur les modalités de cession et le système de formalisation des accords rassure sur le souci d'équilibre, de justice et de socialisation de l'administrateur sénégalais.

Baser la frontière, en Afrique, à partir de la fin du XIXème-début XXè siècles est donc une absurdité ; l'anthropologie évoquée devrait aider à une approche plus sociologique qu'historique. Le commerce transsaharien avec les Almoravides et les Berbères Zénéga, dès le IXè, est par exemple une indication de la volonté d'ouverture et de recherche de l'autre : la rencontre a lieu en une zone fort aléatoire, quelque part le long du fleuve, avec échange de marchandises. Le même système, sous forme de troc, subsiste dans quelques endroits du milieu rural sénégalais. C’est la survivance moderne des premières rencontres sur une première limite géographique entre deux cultures, deux volontés d’aider à une complémentarité nécessaire à la survie du groupe, de chaque groupe, des deux côtés.

La frontière devient ainsi un lieu de survie, de tolérance, d’ouverture, de socialisation. Elle est d'abord aléatoire, imaginaire, symbolique, théorique et réelle, forme sous laquelle elle est connue. Elle est une réalité sociale de mise en perspectives et d'intervention sur le réel. Simon Imbert-Viet rappelle d'ailleurs fort justement la caractéristique première, profondément sociale, de cet espace : "Étudiant très précisément les « espaces-frontières » de l’Afrique centrale (Tchad, Gabon, Cameroun…), la géographe Karine Bennafla montre comment les frontières et leurs créations y sont enracinées dans la réalité sociale, en particulier en étudiant le rôle commercial des zones frontières et les marchés frontaliers. Ces espaces, s’ils sont des lieux d’échange, ne sont pas abandonnés par les États et ne constituent pas des fabrications autonomes. Elle conteste fortement l’idée du caractère artificiel des frontières africaines".
Ainsi naquit la frontière sous sa forme actuelle, exclusive, sectaire, dogmatique, raciale.

La frontière est donc d'abord et avant tout mouvement ; elle est ensuite rencontre, ouverture, solidarité, complémentarité au sens de la division du travail d’Émile Durkheim. Elle se conçoit comme une forme évoluée d'indépendance par l'échange né du métabolisme local. Elle est source d'émulation et de mise en valeur des potentialités locales en vue d'échange avec l'autre. En contester l'originel sociale, émotive, solidaire et aléatoire n'aidera pas à dépassionner et à résoudre le phénomène.

Nota : Cette contribution est une version abrégée de l'étude réalisée pour le compte de "Global local forum" dans le cadre des assises européennes sur la frontière tenue en Belgique en avril dernier.

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** Par Pathé Mbodje est journaliste, sociologue

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SOURCES

1) Les frontières en Afrique, absurdité ou enracinement ? Colloque-vendredi 12 décembre 2003
Animateur : Pierre Boilley, professeur à l’université de Paris I
Intervenants : Pierre-Clavier Hien, université de Ouagadougou, Adovi N’Buéké Goeh-Akue université de Lomé, Yacouba Zerbo, université de Ouagadougou, Daniel Norman, directeur d’études à l’Ehess.

2) Places, déplacements, frontières. Le décentrement de l'anthropologie
Michel Agier, directeur d'études à l'Ehess (Th),, colloque du 3 mars 2011 au 9 juin 2011

3) Frontières et aires géographiques - Simon Imbert-Vier : Interrogation historiographique : études des frontières et aires géographiques, les questions sur les frontières sont-elles liées aux territoires délimités ? Intervention du 6 mars 2009

4) Patricia D. Benke : Above The Law, Avon Books, N.Y, 1997.

5) Seybani Sougou, Président de l’association Conscience Citoyenne

6) Dianko Mballo : La coopération décentralisée entre la région de Saint-Louis (Sénégal) et la région Nord-Pas de Calais (France): Structuration et Mise en œuvre, Université Gaston Berger - Maitrise 2007

7) Domaine National, la Loi et le Projet de Réforme - (Loi 64 - 46 du 17 juin 1964 relative au Domaine National) Mamadou Ndir, Sénégal
FIG Working Week 2011, Bridging the Gap between Cultures
Marrakech, Morocco, 18-22 May 2011

8) Pathé Mbodje : Système d'acquisition des terres et modalités et formalisation des accords, Mission d'Etudes et d'Aménagement des Vallées fossiles-Hydroconsult-Dassau-Snc Lavallin, juin 2000, Dakar.

9) Jacques Binet, 1956 à 1970, Orstom, en particulier : Psychologie économique africaine, Biblothèque scientifique, Payot, Paris.