Développement versus droits humains : où placer la limite?
Les programmes de "développement " des gouvernements ne prennent pas toujours en compte les intérêts de la population affectée. Comment décider si le "droit au développement" doit prévaloir sur les droits humains et le droit des peuples, se demande Khadidja Sharife
Quand est-ce que le droit au développement, tel que conçu par des gouvernements souverains, entre-t-il en contradiction avec les droits humains et des peuples (DHP) ? De manière plus spécifique, ce conflit, s’il est démontré qu’il cause plus de dommages que de bénéfices, est-il assez puissant pour arrêter le développement national généralement promu au nom d’un bien supérieur ? Où est la limite ? Qui décide ? Sur quelle base ?
Récemment, le gouvernement de Tanzanie, motivé par la réalisation de la super autoroute de 800 km, au prix de 480 millions de dollars, qui devait traverser le Parc National du Serengeti, a appris la dure leçon que l’architecture du développement doit prendre en compte le contexte du droit qui inclut toute la panoplie des instruments légaux DHP ratifiés, locaux, régionaux, continentaux et internationaux. Omettre ces considérations oppose des droits justiciables, définis et appliqués à des échelons divers, à la notion selon laquelle des programmes de développement sont universellement reproductibles.
L’an dernier, l’Africa Network for Animal Welfare (ANAW) a porté plainte devant le tribunal régional est-africain, l’East African Court of Justice (EACJ), demandant à restreindre la construction proposée, au motif qu’elle "créerait un dommage irréparable et irréversible à l’environnement du parc National du Serengeti et à la réserve de faune du Maasai Mara adjacent au Kenya". L’EACJ est l’arbitre légal où se règlent les différents surgissant entre les membres de l’East African Community (Communauté des Etats l’Afrique de l’Est), se basant sur l’instrument du Traité de la Communauté de l’Afrique de l’Est ; lequel, selon l’ANAW, est présentement violé par la Tanzanie. Ce qui conduit cette instance à tenter maintenant d’empêcher le gouvernement de " construire, créer, commander ou maintenir une route ou une autoroute dans quelques parties du Parc National du Serengeti… de retrancher quelque partie que ce soit du Parc National du Serengeti dans le but de le promouvoir, de le goudronner, de le paver, de l’aligner, de construire, créer, commander" une autoroute, de se "soustraire ainsi aux obligations de l’UNESCO en ce qui concerne le Parc National du Serengeti".
L’ANAW espérait atteindre ce but par une suspension temporaire ainsi qu’une interdiction permanente. Son avocat, Saitabao Mbalelo, a rejeté la notion selon laquelle le procès visait à miner le "droit au développement" du gouvernement, affirmant, au contraire, que la façon dont ce droit était exercé a illégalement empiété sur le Traité et constitue la cause du problème.
Le gouvernement tanzanien a répliqué pour dire que l’autoroute proposée entrait clairement dans les prérogatives du gouvernement souverain, habilité à prendre de telles décisions à l’intérieur des frontières nationales. "Rien ne peut empêcher un Etat souverain d’entreprendre le développement de ses infrastructures à l’intérieur de ses frontières et le EACJ n’a pas le pouvoir de prononcer le verdict requis", selon Yohan Masala. De plus, pour le gouvernement, l’EACJ n’a pas de mandat pour édicter une interdiction permanente, arguant que celle-ci n’a de pouvoir que pour émettre des suspensions temporaires.
Tout en reconnaissant le droit au développement du gouvernement, l’EACJ a décrété qu’ANAW était entièrement dans son droit d’en référer à la Cour de justice régionale. Le juge John Mkwawa, citant les articles 1.23 (1) et 27 (1) confirmera la substance de la plainte concernant " la légalité de tout acte, règlement, directive ou action d’un Etat membre" confirmant aussi qu’il est du pouvoir de la Cour de décider d’un arrêt définitif. Selon les termes du Traité, le gouvernement tanzanien est requis de rendre des comptes pour des impacts transfrontaliers potentiels, qui vont des ressources "communes " à l’impact social et environnemental destructif et la décision de la Cour est définitive.
Ce cas constitue un exemple un parmi plusieurs où le "discours légal" a sabordé "le droit au développement", où celui-ci contenait exclusivement des considérations cruciales allant des droits culturels aux droits économiques
KENYA : DISCOURS DE DEVELOPPEMENT, FAUSSE PISTE
Fait remarquable, la décision de l’Union africaine qui fera date reconnaît le droit à la population déplacée Endoroi au Kenya, en adoptant la position prise par la Commission Africaine pour les Droits Humains et des Peuples Il y a quatre décennies, en 1973, 20 000 Endorois, bergers semi-nomades résidant à proximité du lac Bogoria, avaient été expulsés par le gouvernement kényan afin de faciliter le développement d’un site touristique et d’une réserve de faune. Non content de faire de ces Kényans une catégorie de squatters sans terre, embourbés dans la pauvreté et l’inégalité, le gouvernement kényan, sous prétexte de développement, les a privés de compensation pour la valeur de leurs terres et refusé de reconnaître les liens religieux et culturels qui liaient cette population à sa terre et lui a nié les moyens socioéconomiques de survie.
Les Endorois ont été soutenus par des ONG comme Witness et le Centre for Minority Rigths Development (CEMIRIDE), qui les ont représentés devant la Commission Africaine pour les Droits Humains et les droits des Peuples, qui représente légalement la Charte et défend les droits de première et deuxième générations des Africains ratifiés par les gouvernements africains.
Après des années de délibération, en 2009, lors de sa 45ème session à Banjul en Gambie, la Commission Africaine a déclaré que le gouvernement kényan avait violé le droit des Endorois sur plusieurs points, en disproportion avec un quelconque bénéfice estimé, public ou général, c'est-à-dire ayant trait à des questions de développement. Selon la Commission, les torts incluaient le déplacement hors du territoire ancestral, l’absence de compensation pour la propriété, la violation du pâturage de troupeaux communautaires, la violation du droit à leurs pratiques culturelles et religieuses, la perturbation socioéconomique et la perturbation du processus de développement de la communauté endoroise, dont le sort aurait dû être central au développement du site touristique plutôt que rejeté comme un obstacle.
Les Endorois et leurs partenaires des ONG se sont référés à l’article 14 de la Charte -le droit à la propriété qui a été violé pendant des siècles. Ils ont construit des maisons, cultivé la terre, ont bénéficié de droits de pâturage incontestés, de forêts et ont attendu que la terre sur le pourtour du lac leur fournisse leur subsistance. Ce qui signifie que les contraintes du légalisme ne permettant pas une reconnaissance formelle de propriété communautaire coutumière, les Endorois ont "exercé une forme indigène de tenancier", reflétant "la propriété foncière traditionnelle africaine, rarement documentée ou formalisée en un titre de propriété mais était néanmoins comprise, reconnue et respectée entre tous les propriétaires de terre". Les plaignants ont avancé que même à l’époque de la colonisation britannique, les Anglais ont reconnu aux Endorois le droit d’occuper leurs terres et ses ressources.
L’an dernier, l’Union Africaine confirmait la décision de la Commission Africaine. Le gouvernement kényan - qui n’avait préalablement pas reconnu ses torts et offert des compensations en conséquence - est irrémédiablement lié par les accords qu’il avait ratifiés. Ce qui signifie que le gouvernement ne peut plus se reposer sur le discours de la transformation qui exclut des citoyens du processus du développement et "externalise" les conséquences sociales, économiques et culturelles résultant du déni du droit, comme l’a souligné la Commission Africaine pour les Droits Humains et les Droits des Peuples.
Dans le contexte des "discours légaux" globaux, le centrage de la Commission Africaine sur la catégorie de droits connus sous le nom de "deuxième"génération, c'est-à-dire les droits économiques, culturelles et sociaux ainsi que sur ceux dela troisième génération, c'est-à-dire le droit des groupes et des peuples, constitue une prise de position révolutionnaire.
Les nations développées, en particulier les super puissances, c'est-à-dire les Etats-Unis, découragent activement les droits de deuxième génération qualifiés de "mous" et de droits
"positifs ", sachant pertinemment que ces droits-là obligeraient à une redistribution des ressources dans le contexte national et international. Ces gouvernements optent pour la catégorie de la première génération c'est-à-dire les droits civils et politiques, appliquant l’approche légale minimale en faveur de la réalisation des droits humains et le droit des citoyens
AFRIQUE : LA REVOLUTION DES DROITS
Dans son document original "What future for economic and social rights», David Beetham attire l’attention sur la barbarie de la privation de droits, écrivant que "de même, nos critères de violations des droits humains sont la torture sous l’égide des Etats ou les "disparitions" plutôt que, par exemple, la mortalité infantile pour cause de malnutrition ou de maladies évitables, le processus normal des marchés internationaux qui tendent à profiter à ceux qui sont déjà avantagés, a été intensifié du fait de la dérégulation et des coupes sombres dans le filet social, protégeant ceux qui sont désavantagés dans de nombreuses sociétés. Il y a bien eu une politique de redistribution, mais elle est allée des défavorisés vers les favorisés à l’intérieur et entre les pays : un flux vers le haut plutôt que vers le bas".
Au cours de ce processus, la capacité des gouvernements de contrôler leur propre destinée économique a été singulièrement érodée, pendant que les choix politiques ont été remplacés par les forces du marché et les politiques économiques ont été établies selon "l’opinion moyenne" ou ce que les cercles financiers " croient être l’opinion moyenne ".
La déclaration du Comité des Nations pour les Droits économique et Sociaux qui s’est réunie à Vienne en 1993 et reconnaît que "la réalité choquante… est que les Etats et la communauté internationale dans sa globalité continuent de tolérer trop souvent les violations des droits économiques, sociaux et culturels, lesquels, si elles se produisaient en relation avec les droits civils et politiques provoqueraient un tollé et des expressions outrées et généreraient des appels concertés pour une fin immédiate des violations. En effet… les violations des droits civils et politiques continuent d’être considérées comme totalement intolérables et beaucoup plus graves que les dénis massifs et directs des droits économiques sociaux et culturels".
Alors que la première génération des droits justiciables entrés dans le droit impératif est proposée comme la panacée pour les "les déficits de démocratie" en Afrique, les héros les plus vénérés de la libération, y compris Mwalimu Julius Nyerere, ont déclaré la même chose : sans les moyens élémentaires de survie, les droits civils et politiques n’ont aucun sens. Ceci est particulièrement vrai dans les régions souffrant de mal développement, habitées par des populations comme les Endorois, où les plus vulnérables comme les populations rurales ou indigènes ont le moins accès aux institutions en charge de l’application des droits et devraient être rendues accessibles.
De façon surprenante, c’est la réalité historique unique à l’Afrique, caractérisée par le .brutal déni de droits dans le contexte du "projet colonial" européen, ainsi que la nécessité impérieuse de fournir des moyens de subsistance, qui a poussé plusieurs dirigeants africains, y compris l’ancien président de la Gambie, Dawda Jawara, à catalyser la légitimation de toute la panoplie des droits. En fait, en 1978, Jawara déclarait, lors de la 33ème session de l’Assemblée Générale des Nations Unies, qu’"ayant acquis l’autodétermination et l’indépendance, il serait ironique que la liberté, arrachée aux colonisateurs, soit confisquée par nos propres dirigeants. Après des siècles de politique délibérée de déshumanisation, de soumission et d’oppression, le minimum que notre peuple attend et dont il doit avoir l’entière jouissance c’est les droits politiques, économiques, sociaux et culturels… Ce devrait être notre obligation à tous de faire en sorte que le peuple jouisse de ces droits…"
Certainement, l’institutionnalisation des droits humains en Afrique a commencé longtemps auparavant, dans les années 1960, lorsque les nations africaines indépendantes sont devenues membre des Nations Unies et ont ratifié la Déclaration des Droits de l’Homme. Entre 1960 et 1979, une douzaine de réunions ont eu lieu en Afrique, centrées sur une série de questions relatives aux droits humains. Mais ce n’est qu’en 1979, dans le sillage du carnage brutal du dictateur sanguinaire Idi Amin, que le principal instrument politique du continent, l’OUA, a ouvert les yeux. Au cours de cette année, à l’occasion d’une réunion tenue à Monrovia au Libéria, la Déclaration africaine des droits humains a été adoptée.
Bien que des pays démocratiques comme le Sénégal aient joué un rôle," c’est surtout au président Jawara de Gambie, qui administrait une petite république modèle, que l’on doit ce progrès, pour en avoir fait une priorité et pour avoir été à l’avant-garde de la campagne en faveur des droits humains sur le continent". Immédiatement après le sommet de l’OUA, les gouvernements africains, menés par la Gambie, se sont motivés pour l’établissement d’une commission permanente des droits humains. Du 25 novembre au 2 décembre 1979, des experts dans le domaine légal, en provenance de toute l’Afrique, se sont rencontrés pour esquisser ce qui allait devenir le fondement de la Charte. Les participants ont accepté de se réunir à Banjul en Gambie, le siège de la présidence de la CEDEAO, le pivot crucial qui a facilité l’intervention des forces de l’ECOMOG au Liberia.
POURQUOI LA CHARTE DE BANJUL ?
Dans différentes présentations les conflits ont été mentionnés au cours de la conférence de juin 1980. Mais si l’on se réfère à sa déclaration devant l’Assemblée Générale de l’OUA en Sierra Leone, le mois suivant, Jawara était réaliste à propos du processus, déclarant : "L’Assemblée Générale des Nations Unies pour les Droits de l’Homme a été adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies il y a plus de trente ans… Les Pactes additionnels sur les droits économiques, culturels et sociaux l’ont été 20 ans plus tard. Il a fallu 10 ans pour que ces instruments entre en vigueur". Néanmoins, en 1981, la Gambie a poussé à la roue et a convié à la deuxième réunion ministérielle pour discuter de l’ébauche de la Charte qui a permis le développement complet et la conclusion des 68 articles.
En reconnaissance du rôle joué par Jawara et la Gambie, diverses instances autorisées ont proposé d’intituler le projet "Banjul Charter" et l’OUA a choisi d’installer le bureau de la Commission africaine à Banjul. Le Gambia Times (1988) cite ainsi le président Kenneth Kaunda déclarant que si "Addis Ababa est synonyme de l’OUA, Banjul est synonyme de la promotion des droits humains et des peuples" ; Mais la situation a changé. Bien que la Commission soit toujours domiciliée à Banjul, les Armed Forces Provisional Ruling Council (AFPRC – forces armées gambiennes) ont pris le pouvoir en 1994 après un coup d’Etat sans effusion de sang, destituant Jawara après 24 ans au pouvoir. Il a été dit qu’initialement l’AFPRC était soutenu par une importante partie de la population gambienne qui était frustrée du manque de développement en Gambie. Mais le coup d’Etat et le contrôle militaire ont entraîné une suspension de l’aide et de mauvaises relations avec les puissances multilatérales, en particulier la Banque Mondiale.
Le coup d’Etat est survenu après que son principal protecteur a tourné le dos à la Gambie. En 1993, le Sénégal avait en effet décidé de fermer la frontière, considérant la Gambie comme le centre du trafic qui érodait la base fiscale du Sénégal. Dakar fournissait à Jawara la force géostratégique, politique et militaire cruciale qui protégeait le plus petit pays de l’intérieur du continent des menaces internes et externes. Par exemple, en 1981, les militaires sénégalais étaient intervenus pour protéger le régime de Jawara d’une tentative de coup d’Etat. Pourtant, jusqu’en 1983, le pays n’avait pas les ressources- financières et autres- pour créer et maintenir une armée nationale. Ce n’est qu’en 1990 qu’une petite bande a été réunie tant bien que mal à cet effet.
De 1981 à 1994, plus de 85% des programmes de développement de Gambie étaient financés par des sources extérieures, dont 75% sous forme de prêts. Mais les conséquences fâcheuses des prêts sont la dette (136 millions de dollars en 1981 et 245 millions en 1985). En 1986, la dette représentait déjà 229% du PIB. Les prêts étrangers ont diminué de 19 millions en 1984/85 à 11 millions de dollars en 1985/86 et l’aide au développement est passé de 9 millions à 5 millions de dollars dans cette même période.
En fait, la vulnérabilité politique et la dépendance économique en disaient long sur la politique étrangère du gouvernement, qui incluait la promotion des droits humains. Le boycott des activités de l’OUA par Jawara en 1982 est le résultat du fait qu’il croyait que la Libye du colonel Kadhafi avait financé la tentative de coup d’Etat. Jawara était furieux lorsque l’OUA a refusé de prendre une position ferme par rapport à Kadhafi. A la différence de nombreux autres pays africains, la Gambie a refusé de reconnaître les mouvements de libération, même ceux reconnus de longue date par la majorité des autres pays africains comme, par exemple le MPLA. Lorsque l’OUA, ensemble avec 50 autres pays ont reconnu le RASD du Sahara Occidental et bien que ce dernier bénéficie du soutien de la population et contrôle les 90% du territoire, ainsi que du soutien des Nations Unies et de la Charte de l’OUA, le régime de Jawara a refusé de s’élever contre le Maroc. Or, comme maintenant, les violations des droits humains perpétrés par le Maroc étaient bien connues.
Ceci révèle un aspect important des forces qui poussaient la Gambie à jouer les prophètes en matière de droits humains. C’était un stratagème pour puiser dans les portes monnaies des donateurs étrangers plutôt qu’un véritable engagement en faveur des droits humains.
QUAND EST-CE QUE LA TERRE A DES DROITS ?
Initialement, et en dépit de l’aspect révolutionnaire des droits entérinés dans la Commission Africaine pour les Droits Humains et les Droits des peuples, modelés sur le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies, la Commission a, dès le début, été un instrument vers la réalisation duquel on tend plutôt qu’un document contraignant
Ce n’est qu’en 2004 que la Charte a reçu du pouvoir, après que les Etats africains se soient mis d’accord pour intégrer la Cour Africaine de Justice à la Cour Africaine pour les Droits Humains et les droits des Peuples, une fusion qui a produit la Cour Africaine pour la Justice et les Droits. La nouvelle Cour nécessitait un nouvel instrument : l’avant projet du protocole des statuts des Cour Africaine pour les Droits Humains et la Justice (adoptée en juillet 2008). Ce qui rend la Cour puissante, c’est qu’elle a juridiction sur toutes les questions de droits humains et ses instruments, qu’elles soient de nature africaine ou internationale, sont accessibles aux ONG, aux individus, aux Etats comme plaignants ou comme accusés, des Etats dont les citoyens sont victimes, la Commission elle-même, des organisations intergouvernementales et d’autres parties intéressées dans une affaire.
Mais qu’en est-il des droits des écosystèmes, en particulier dans le contexte de la crise du climat qui exacerbe les inégalités sur le continent et produit des masses de réfugiés de l’environnement ? Alors que le génocide est une atrocité justiciable bien établie, on ne peut guère dire la même chose de "l’écocide", que celui-ci résulte de stratégies de "développement" comme la construction de méga barrages, du manque d’eau et de la pollution, de l’impact de l’exploitation minière qui inclue l’évacuation d’acides miniers, l’extraction et l’utilisation des carburants fossiles, l’exploitation des pêcheries océaniques, les effluents agricoles bruts et l’agro-industrie ou même l’impact sur l’environnement de la guerre avec des armes nucléaires ou des bombardements intensifs.
Des intellectuels célèbres comme Jeffrey Sachs ou Jared Diamonds se réfèrent souvent au slogan bien pratique de " déterminisme environnemental", afin d’occulter les causes étant à l’origine de la pauvreté, plutôt que d’identifier les vraies raisons du mal développement comme relevant d’une architecture financière et commerciale globale inéquitable qui perpétue l’inégalité. Mais les choses sont en passe de changer ce statu quo injuste. Des maîtres de la pensée comme Cormac Cullinan, un avocat de l’environnement et auteur de Wild Law, ont depuis longtemps proposé de placer les écosystèmes - ou la Terre- au centre du système légal mondial. Selon Cullinan, dont le livre est paru il y a presque une décennie, les écosystèmes, des rivières aux forêts, ont le droit légal d’exister, de vivre et de prospérer. Dans l’intervalle de seulement quelques années, des pays comme l’Equateur ont reconnu les droits innés des écosystèmes. Ce faisant, ils bouleversent le droit à l’exploitation par l’homme et de ses conséquences bien évidentes dans l’actuelle crise du climat.
D’autres pays, comme la Bolivie, sont aussi entrés dans l’histoire pour avoir reconnu 11 droits : " le droit à la vie et à l’existence, le droit de poursuivre des cycles vitaux, libres des interférence et des altérations humaines, le droit à de l’eau et à de l’air purs, le droit à l’équilibre, le droit de ne pas être pollué et le droit ne pas avoir ses structures cellulaires génétiquement modifiées ", rapporte le Guardian dans un article intitulé "Bolivia enshrines natural world’s rights with equal status for Mother Earth" (La Bolivie entérine les droits de la nature avec un statut égal pour la Terre Mère). L’article souligne : "Faisant controverse, il va aussi entériner le droit de la nature de ne pas être affectée par des méga infrastructures et des projets de développement qui affectent l’équilibre des écosystèmes et les communautés locales".
Pourtant, à l’instar de la Tanzanie, le gouvernement bolivien, conduit par son dirigeant de gauche et ancien syndicaliste, Evo Morales, a proposé, pour une somme de 410 millions de dollars, de construire une autoroute à travers 2 millions d’hectares appartenant à la Isiboro Sécure Indegenous Reserve and national Park, connu sous le nom de Tipnis.
Si la Bolivie, un des pays les plus pauvres de l’hémisphère occidental, est connu pour son Pachamama ou Mouvement pour la Terre Mère, elle est aussi dépendante de l’exploitation du pétrole, du gaz et de l’extraction d’autres minerais en quantité finie. Le pays abrite aussi une grande majorité rurale sous-développée. Comme la Gambie qui promeut sérieusement l’image d’un pays qui parle de droits, la Bolivie est aussi aux prises avec les incohérences innées aux difficultés économiques et à la vulnérabilité politique.
Ainsi, et bien que les droits écologiques soient cruciaux comme prochaines et nécessaires étapes pour la protection et la promotion d’un système de justice équitable, ils posent des questions difficiles qui, une fois de plus, frappent au cœur même du débat fondamental entre les notions conventionnelles de développement et les droits humains lorsqu’ils deviennent accessibles à tous.
Si l’Afrique ratifiait la Déclaration des droits de la nature, les mines en Afrique du Sud - qui produise un acide mortel dans un pays aux ressources en eau limitées- devraient logiquement cesser d’être exploitées. Il en va de même pour le pétrole et le gaz au Nigeria dans le delta du Niger ensanglanté et dans un grand nombre d’autres situations similaires. Ceci aurait pour conséquences de destituer les élites rentières, soucieuses seulement de récolter la manne qu’elles n’ont pas gagné à partir de ressources qui ne sont pas les leurs, en même temps que l’élimination de diverses formes de menaces affectant les écosystèmes et la population, y compris la corruption, la militarisation (souvent financées grâce à la richesse), les guerres, les déplacements de population, l’exode illicite de capitaux, pour ne mentionner que ceux-là. Mais en même temps, il éliminerait ce qui est perçu comme la passerelle cruciale vers le développement de l’Afrique : l’exploitation des ressources pour des revenus servant au développement.
Comme l’admet la Banque Mondiale elle-même, dans un rapport intitulé "Où est la richesse de la nation", évaluant la richesse naturelle produite et intangible de 120 nations, même en ignorant les chiffres de l’exode illicite des capitaux – estimés pour l’Afrique au minimum à 148 milliards de dollars annuellement, de nombreux pays africains, y compris l’Afrique du Sud, restent avec une balance négative après exploitation des ressources.
Il semble donc que même avant la crise du climat, des guerres civiles, des pénuries écologiques et des guerres pour les ressources, des nations démocratiques, comme l’Afrique du Sud qui considère ses vastes ressources nationales (or, charbon, diamants, platine, etc.) comme le moteur financier du développement, sont perdants. Cependant, des pays comme le Nigeria, qui exploitent le pétrole sous prétexte de développement mais perd 400 milliards de dollars en exode illicite depuis 1960, n’en ont tiré aucun bénéfice, que du malheur.
La situation actuelle de l’Afrique est que bien qu’elle émette seulement 3% du dioxyde de carbone global (dont une partie importante provient des torchères de Shell au Nigeria), nous sommes sur la ligne de front du changement climatique et le continent susceptible d’être le plus sévèrement affecté. Le plus étrange est que la plupart des circonstances sur lesquelles se fondent la misère globale - le chômage, la pauvreté, la dégradation écologique et le manque d’accès aux ressources - sont le fruit de ces systèmes imbriqués.
La crise du climat comme la pauvreté requièrent donc un changement de système plutôt qu’une solution isolée du contexte du problème. Il semble que ce changement de système ne peut se produire que par une rupture radicale, c'est-à-dire rejeter les "réformes" au profit des droits au travers d’une redistribution du pouvoir et des ressources. Si l’Union africaine endossait la Déclaration des droits naturels et prenait position en interdisant l’extraction de tous les carburants fossiles, alors ceci apparaîtrait comme une progression naturelle du cheminement déjà révolutionnaire du continent vers une justice inclusive pour tous. L’Afrique prendrait alors sa place de berceau de l’humanité dans un monde où une trop grande partie de l’humanité - comme voisins, comme communautés, comme nation et même des continents entiers, se sont vouées aux gémonies.
Il apparaît donc que la question des droits et du" droit" est très simple
* Ce texte de Khadija Sharife a été traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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