De la Côte d’Ivoire et des intellectuels africains

Ecrivain de la première génération d’après les indépendances en Afrique, Olympe Bhêly Quenum répond à une série d’interpellations dont il a été l’objet sur la situation en Côte d’Ivoire. Sur la base de différents témoignages, il en arrive à cette remarque : «La crise post électorale en Côte d'Ivoire illustre à l'évidence la perpétuation de la politique d'ingérence de la France en Afrique, qui tout en ne prenant plus les formes caricaturales d'actions militaires directes destinées à maintenir l'ordre intérieur au profit de « présidents amis », n'en aboutit pas moins aux mêmes résultats que naguère.»

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J N

De quel poids pesons-nous dans ce conflit où, les uns, sous prétexte de « devoir de réserve », les autres par lâcheté et d’autres - notamment francophones - emboîtent le pas à la presse française de peur de n’y être plus exhibés comme des parangons de la jeune littérature francophone ?

« […]quel silence de votre part Olympe Bhêly-Quenum! » ; « Cher aîné, pour moi et beaucoup d’Eburnéens, vous n’êtes pas que Béninois vous êtes essentiellement Africain, alors, on n’aimerait entendre votre voix dans cette affaire…».

«Cher Doyen, que dites-vous quand le néocolonialisme joue à visage découvert ? » ;

« [….] je te le dis RF Olympe, tu n’as pas été une carpe quand Sarkozy avait piétiné l’Afrique à Bamako, car tu as cité un philosophe juif, tu as ensuite riposté quand le racisme s’est manifesté à l’Université Cheikh Anta Diop tandis que certains écrivains africains en vue ont observé le profil très bas et que les filles d’Ahmadou Kourouma se sont montrées dignes de leur père ; que dirais-tu maintenant du conflit en Côte d’Ivoire ? Ici, beaucoup de Frères sont de ton émanation et ton silence nous décevra…» ;

«Cher Monsieur Bhêly-Quenum, on vous lisait à l’école, on a étudié beaucoup de vos textes à l’université, des mémoires de maîtrise ont été consacrés à quelques-uns de vos ouvrages et on admire le courage politique d’un homme de votre âge ; sans jouer au cireurs de godasses, je dis que vous êtes un modèle pour l’homme de 55 ans que je suis, alors, je vous en conjure, sortez de votre silence. Bonne année 2011… »

J’ai reçu 175 messages de cette teneur une semaine, après les propos comminatoires de M. Sarkozy adressés à M. Gbagbo. Stéphane Hessel, ambassadeur de France, largement nonagénaire, qui avait été mon professeur de diplomatie, vient de publier un opuscule intitulé Indignez-vous, où il déclare : « Je souhaite à chacun d’entre vous d’avoir son motif d’indignation. »

Eh bien ! j’étais choqué, profondément indigné d’avoir entendu à la télévision le chef de l’État français proférer un diktat demandant à un chef d’État africain de se soumettre ; c’était comme à l’ère coloniale où les commandants de cercle péroraient leurs injonctions aux « boys ». C’était inadmissible en 2010 ; ce ne le sera pas en 2011 : intellectuels africains, sortez du bois ! Je vous invite à l’indignation et à la révolte, sinon, aujourd’hui chiens couchants de ceux qui vous encensent dans les journaux, ce sont les mêmes qui, demain, vous vomiront avant que vous ne deveniez des barbons : ce qui se passe en Côte d’Ivoire est autant notre problème que celui de ceux qu’on recrute et rémunère afin qu’ils en discutent, suggèrent des menaces qu’ils n’oseront jamais mettre à exécution.

Il ne s’agit pas ici d’être pro-Gbagbo ou pro-Ouattara, ni anti-l’un ou l’autre protagoniste ; aussi ai-je lu les journaux aux colonnes surchargées des événements qui ont cours en Côte d’Ivoire, les messages e-mail, Facebook qui me sont envoyés et consulté Internet. Un correspondant m’a téléchargé cet extrait du « Conseil constitutionnel de Côte d’Ivoire » qui stipule :
« Dans le cas où le Conseil constitutionnel constate des irrégularités graves de nature à entacher la sincérité du scrutin et à en affecter le résultat d’ensemble, il prononce l’annulation de l’élection et notifie sa décision à la Commission électorale indépendante qui en informe le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies et représentant spécial du facilitateur à toutes fins utiles. La date du nouveau scrutin est fixée par décret pris en Conseil des ministres sur proposition de la CEI. Le scrutin a lieu au plus tard 45 jours à compter de la date de la décision du Conseil constitutionnel. »

Un Africain, qui n’est pas Ivoirien, m’a communiqué l’intégralité de la Constitution de Côte d’Ivoire ; j’ai envoyé un e-mail au correspondant qui avait mis mon grade maçonnique dans son message afin de savoir si « au titre VII de la Constitution :
« les Article 88 : Le Conseil constitutionnel est juge de la constitutionnalité des lois. Article 94 : Le Conseil constitutionnel contrôle la régularité des opérations de référendum et en proclame les résultats. Le Conseil statue sur : L'éligibilité des candidats aux élections présidentielle et législative ; Les contestations relatives à l'élection du Président de la République et des députés. Le Conseil constitutionnel proclame les résultats définitifs des élections présidentielles » ont été respectés.

Réponse : « RF Olympe, tout à fait, mais le président sortant a demandé d’autres applications du Conseil constitutionnel. Refusées par le camp de l’opposant. Dans ce cas, à quoi sert la Loi ? »

Incroyablement ahurissant, les journaux français que j’ai lus semblaient pro-Ouattara, vouaient Gbagbo aux gémonies et passaient sous une dalle de granit ce texte d’un journaliste américain diffusé par Internet :

COTE D'IVOIRE: GARY BUSH UN JOURNALISTE AMERICAIN DIT TOUT SUR LA GUERRE AU GOLF ET A TIEBISSOU

Par Garry Bush (journaliste américain)
Lundi 20 décembre 2010

Ceux que vous voyez ci-dessus sont des rebelles de Ouattara, quittant son siège de campagne, l’hôtel du golf, dans leur tentative de prendre par les armes la RTI, la télévision nationale le jeudi afin de la remettre à Ouattara. Ils ont été confrontés à un feu intense et décimés. Ils ont perdu un de leurs dirigeants, probablement Idrissa Ouattara dit Wattao.

Toutes leurs armes leur ont été fournies à l'hôtel du Golf par la France et l'ONU qui agissent comme ignorantes de tous ces faits. Certains des rebelles portaient des uniformes de l’ONU. Aujourd'hui, l'armée ivoirienne a détaillé, à la télévision, tous ces faits. Certains groupes civils de droits de l’homme demandent au président Gbagbo de suspendre les relations diplomatiques avec la France et de demander à tous les soldats français de quitter la côte d'Ivoire. Gbagbo agira t-il ? La question, comme toujours, demeure.

Ces « soldats » rebelles sont ce que AP, Reuters, et d'autres appellent « civils ». Le jeudi, 10 soldats de l'armée de Côte d'Ivoire ont été tués sur plusieurs fronts. À l'Hôtel du Golf seul, 38 des rebelles de Ouattara ont été envoyés en enfer. Ni Reuters, ni AFP ni AP n’en parle. Mais lorsque vous entendez les rebelles, ils ne peuvent s’empêcher d’en parler.

Soro Guillaume a promis de passer à l’attaque une fois encore ce vendredi. Mais aucun de ses « soldats » ne s’est présenté. Peut-être que l'ONU et la France étaient en train de les réarmer après les lourdes pertes qu'ils ont subies. Ce sont ces mêmes rebelles qui occupent le nord de la Côte d'Ivoire depuis 2002. A 40 km au nord de Yamoussoukro, un autre groupe de rebelles de Ouattara venant de Bouaké a tenté de faire main basse sur Tiébissou. Mais l'armée de côte d'Ivoire les y attendait. Encore une fois, ils ont subi de lourdes pertes. La France et les rebelles de Ouattara n'ont jamais désarmé. Ils sont encore dans le nord où le viol et le meurtre sont leur jeu favori. Néanmoins vous n'entendrez rien à ce sujet. Aujourd'hui, la représentante de l'Amérique à l'ONU, Susan Rice, lors d'une conférence de presse, a parlé des évènements d’Abidjan. Lorsqu'elle a été interrogée sur les rebelles attaquant Tiebissou, elle a tenté d'éviter la question, avant de répondre que ce n'était pas important en termes d’attaque. Ah oui ! Pas important, lorsqu’une bande de rebelles lourdement armés s'attaquent à une ville. Merci Susan ! Ouattara n’a plus d’options militaires à Abidjan, à moins que la France, comme en 2004, attaque Abidjan.

Et je ne pense pas que la France s’y essayera à nouveau La seule véritable option qui reste à Sarkozy c’est de faire du bruit avec ses alliés européens qui ne savent rien de la crise. Sarkozy ment au monde entier. Et tout le monde écoute, parce qu'il a un gros microphone. Mais nous sommes là en grand nombre pour informer tous les africains. Même s'il est vrai que nos voix sont submergées dans la propagande française. Gbagbo doit gagner pour que la démocratie l'emporte. Un politicien qui envahit un pays avec des assassins sans cœur ne devrait jamais être autorisé à devenir président, même avec l'aide de l'ensemble de l'Organisation des Nations Unies et 95 % des élections truquées.

L'indépendance de la France n'est pas gratuite. Ne laissons pas Sarkozy installer une autre marionnette française en Afrique. Du moins, pas en Côte d'Ivoire.

Gary Bush, 17 décembre 2010
Une traduction de Laurent I-Best

Quid de l’exposé des faits et de l’analyse magistrale du professeur Albert Bourgi qui démonte les manigances anti-Gbagbo ainsi que les machinations pro-Ouattara, toutes enterrées par la presse française ?

« Jamais dans l'histoire des relations franco-africaines, une crise n'aura soulevé autant de parti pris médiatico-politique en France que celle que vit la Côte d'Ivoire depuis bientôt une dizaine d'années.

Aujourd'hui, comme hier en septembre 2002, lors du déclenchement d'une rébellion militaire ouvertement soutenue, voire totalement planifiée par un chef d'État voisin, Blaise Compaoré, et fait inédit en Afrique subsaharienne, coupant le pays en deux, l'opinion publique africaine et internationale s'est vue servir une interprétation unilatérale, voire tronquée, des événements.

Et pour couronner le tout, voire pour conforter le courant d'opinion, la position officielle française s'est réduite à accabler le chef de l'État ivoirien, Laurent Gbagbo, à voir en lui le seul responsable de la rébellion qui a provoqué la partition du pays, et aujourd'hui, de la crise post électorale.

Or dans l'un et l'autre cas, hier avec Jacques Chirac, aujourd'hui avec Nicolas Sarkozy, selon des méthodes différentes, l'objectif est le même : évincer coûte que coûte Laurent Gbagbo du pouvoir, et préserver la cohésion du pré carré français en Afrique.

En 2002, en 2004, après le bombardement de Bouaké et l'intervention directe des troupes françaises dans Abidjan, comme en 2005, 2006, à travers la tentative de mise sous tutelle de la Côte d'Ivoire, et bien entendu aujourd'hui, par le biais d'un processus électoral totalement dévoyé, il ne s'agit de rien d'autre que de se débarrasser d'un homme qui aux yeux de l'ancienne puissance coloniale, remettait en question son emprise politique en Afrique.

C'est de ce registre international, qui s'est grossi de « groupes internationaux de contact », que le pouvoir français est parvenu à faire avaliser les coups d'État perpétrés en Mauritanie en 2008, et à Madagascar, et mieux encore à faire élire, avec le soutien de la prétendue communauté internationale, le général mauritanien, Mohamed Abdel Aziz.

Cette nouvelle forme d'intervention sous couvert de la légalité internationale et d'actions concertées entre les différentes institutions internationales, a incontestablement atteint sa maturation en Côte d'Ivoire, du coup d'État manqué du 19 septembre 2002 et de ses suites diplomatiques (la conférence de Kléber en janvier 2003) à ce qu'il faut bien appeler un coup de force électoral de décembre 2010, orchestré par le représentant spécial du secrétaire général de l'ONU.

Le passage en force de ce dernier, entouré pour l'occasion des ambassadeurs français et américains en poste à Abidjan, pour entériner définitivement les résultats « provisoires » proclamés par le président de la Commission électorale, au siège du candidat déclaré « élu », et cela au titre d'un pouvoir de « certification » dont il disposerait, renvoie à une pratique totalement inédite dans l'histoire des Nations Unies.

Jamais l'ONU n'a outrepassé de telle manière son mandat, y compris au Timor oriental, au Kosovo, en République démocratique du Congo, pour ne citer que ces exemples. Faisant fi des institutions d'un pays souverain, membre des Nations Unies depuis cinquante ans, et ne se donnant pas le temps de permettre à la Commission électorale de débattre des contestations soulevées au cours des délibérations, M. Choi a incontestablement cédé aux pressions de certains pays, dont et surtout la France représentée en Côte d'Ivoire par un ambassadeur dont le parcours professionnel est un parfait condensé de la Françafrique.

En brandissant l'argument de la communauté internationale, et en se prévalant d'un processus électoral sur lequel pèse des suspicions très lourdes et à terme graves de conséquences pour la stabilité de la Côte d'Ivoire, Nicolas Sarkozy s'inscrit dans la droite ligne d'une politique néocoloniale de la France, dont les métastases se trouvaient déjà dans le discours raciste qu'il a prononcé à Dakar en juillet 2007.

A chacune des étapes de cet interventionnisme français, le mode opératoire est identique : mettre en avant les organisations régionales africaines au sein desquelles siègent les chefs d'État adoubés par la France et dont la traduction la plus parfaite est incarnée par d'anciens auteurs de coups d'État reconvertis à la pseudo démocratie, à l'image d'un Blaise Compaoré ou d'un Faure Gnassimbé Eyadéma, et user de son influence aux Nations Unies, particulièrement au Conseil de sécurité.

La crise post électorale en Côte d'Ivoire illustre à l'évidence la perpétuation de la politique d'ingérence de la France en Afrique, qui tout en ne prenant plus les formes caricaturales d'actions militaires directes destinées à maintenir l'ordre intérieur au profit de « présidents amis », n'en aboutit pas moins aux mêmes résultats que naguère.

Quelle communauté internationale ? Cette politique interventionniste de la France s'adosse désormais à la notion ambiguë de communauté internationale, pour instrumentaliser les dispositifs internationaux de règlement des conflits que ce soit à l'ONU, à l'Union Européenne, à l'Union Africaine ou à la CEDEAO, au sein desquels elle dispose d'importants réseaux d'influence, ce qui lui permet de faire passer « ses solutions politiques »

Connaissant Albert Bourgi depuis des lustres, je n’ai pas hésité à lui adresser mes remerciements et félicitations au sujet de son texte et de son courage.

Chers Amis, chers Frères,

Je ne sais pas si j’ai répondu à votre attente en utilisant les documents que j’ai pu amasser ; rien dans mes prises de position n’est au-dessus des faits, c’est le primordial de mon action et j’en conclus : une sorte de guerre pichrocoline s’esquisse en marge de ce drame de l’Afrique « indépendante » ; quand Alassane Dramane Ouattara a invité l’armée de l’ONU à faire déguerpir Laurent Gbagbo du palais présidentiel, des passages de Machiavel me sont aussitôt revenus à l’esprit et je me demande encore si l’ONU et la CEDEAO deviendraient des mercenaires au service d’un homme politique africain qui oublierait Machiavel ou ne l’aurait pas lu ; bien que l’analyse des mercenaires soit plus fouillée dans Discours sur la Première Décade de Tite-Live que dans Le Prince, c’est ce dernier, plus accessible, que je cite :

« […] les armées par lesquelles un Prince défend son pays ou sont les siennes propres ou sont mercenaires, ou envoyées à son secours, ou mêlées des unes et des autres. Les mercenaires et étrangères ne valent rien et sont fort dangereuses; et si un homme veut fonder l’assurance de son État sur les forces mercenaires, il ne sera jamais soutenu ferme, car elles sont désunies, ambitieuses, sans discipline, déloyales; braves entre les amis, de peu de cœur devant l’ennemi; elles n’ont point de crainte de Dieu ni de foi avec les hommes, et l’on ne diffère la défaite qu’autant qu’on diffère l’assaut ; en temps de paix tu seras pillé d’eux ; en temps de guerre, des ennemis. La cause de cela est qu’ils n’ont autre amour ni autre occasion qui les tienne au camp qu’un peu de gages, ce qui n’est pas suffisant à faire qu’ils veuillent mourir pour toi. Ils veulent bien être à toi pendant que tu ne fais point la guerre, mais aussitôt que la guerre est venue, ne désirent que fuir ou s’en aller. »

Des organisations internationales enverraient des Africains - mercenaires spécifiques plénipotentiaires - combattre un Africain pour les intérêts d’un autre Africain ? L’option du Ghana devrait faire réfléchir d’autres pays, mais voici René Dumont (1) qui certainement jubile dans sa tombe. Lors de l’une de nos discussions sur l’Afrique post-coloniale et la France, il m’a laissé entendre : « Olympe, on aura un mal de chien pour essoucher l’instinct colonialiste de la cervelle des gouvernements français ; ton déshabillage des Accords de coopération n’a pas l’heur de plaire à Foccart mais retiens ceci : avec la complaisance, je dirais plutôt la complicité et la compromission de nombre de chefs d’Etat africains, les erreurs et les maladresses voulues dans ces accords continueront de gérer l’Afrique post-coloniale ; post coloniale ? Il y a de quoi pleurer ».

NOTES
(1) Auteur du célèbre L’Afrique noire est mal partie (j’en ai rendu compte dans Le Monde diplomatique

* Olympe Bhêly Quenum est écrivain béninois

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