Demande de réparations pour l'esclavage : Naïveté du vaincu ou diversion ?
A l’occasion du Forum Social Mondial Dakar 2011, je voudrais revenir sur la question dite des réparations aux Noirs africains pour en questionner l’opportunité et les fondements. Le mouvement altermondiste radical de l’Afrique subsaharienne africain a-t-il intérêt à faire de la demande des réparations des méfaits de l’impérialisme occidental sur les peuples un thème central ? Nous ne le pensons pas.
Jusqu’à la conférence de Durban sur le racisme, le courant dominant chez les intellectuels socialistes et nationalistes africains reposait sur le paradigme - fondé sur l’histoire - selon lequel les puissances impérialistes ne respectent que les pays et les peuples dont elles n’arrivent à briser l’effort systématique de se hisser au même niveau industriel technologique et militaires qu’elles. En effet, les rattraper c’est les priver des monopoles du contrôle de l’accès aux ressources naturelles de la planète, de la détention/utilisation des armes de destruction physique massive et enfin de l’industrie de la fabrication des idéologies de légitimation du policidisme (1).
Ce cadre d’analyse qui s’était constitué depuis la révolution russe de 1917 et avait connu une sorte d’âge classique entre la fin de la deuxième Guerre mondiale et le milieu des années 1970, malgré la contre-offensive généralisée organisée par la Triade dans laquelle l’Europe et le Japon acceptaient l’hégémonie des Etas-Unis. A l’intérieur de presque tous les pays du Sud, les forces compradores, toujours à la recherche du soutien impérialiste pour se maintenir au pouvoir et s’enrichir, tout en légitimant la surexploitation des richesses naturelles et des peuples, étaient sur la défensive et admettaient que l’Afrique était encore trop vulnérable pour faire de la demande des réparations, pour cause de l’esclavage et de la colonisation, un thème crédible et mobilisateur dans les négociations Nord-Sud.
C’est pourquoi ce thème fut absent des revendications d’un ordre économique international qui aboutirent à la valorisation du rôle économique des Nations Unies : formation de la CNUCED en 1964, puis de l’ONUDI et enfin la Déclaration dur le Nouvel économique International de 1974. Le Sud paraissait si fort que pour la première fois dans l’histoire, les membres de l’Organisation des pays exportateurs du pétrole (OPEP) quadruplèrent le prix du baril du pétrole brut entre 1973 et 1974. En Afrique, l’offensive anti-impérialiste persista sur le front de l’analyse et des propositions jusqu’en 1980, comme le montre l’adoption du plan d’Action de Lagos par lequel les Etats africains s’engageaient à programmer l’industrialisation et de l’appropriation technologique accélérées.
L’apparition du thème des réparations comme axe important des revendications est un des produits de l’affaiblissement du front sud à partir du milieu des années 1970. Face à la crise de la croissance économique, les puissances impérialistes avaient favorisé l’endettement des Etas du Sud non auprès de leurs Etats, mais de leurs banques privées, du FMI et de la Banque Mondiale. La dette paraissait ainsi dépolitisée, alors qu’il s’agissait de l’augmentation du pouvoir politique des STN financières. Le mal endettement fut en fait programmée comme un moyen économique puissant pour empêcher la cristallisation des forces du socialisme et du nationalisme dans chaque continent et briser le front Sud. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’acharnement irrationnel pour les peuples, mais rationnel pour l’impérialisme, que les Institutions de Breton Woods et les agences de la coopération bilatérale ont mis à exiger l’ouverture unilatérale des économies et la privatisaton non seulement du secteur économique publique, mais aussi les servies de l’éducation et de la santé.
Pour semer la confusion mentale, le système a fabriqué des notions incompressibles et se succédant à un rythme infernal. Le projet dominant aujourd’hui vise à rendre impossible la réalisation des deux conditions essentielles de l’industrialisation/développement réellement capitaliste en Afrique en bloquant, d’une part, la formation de coalition industrialisantes dans chaque pays et, d’autre part, en enfermant les Etats dans des logiques d’ensembles sous-régionaux qui abusent de l’adage « l’union fait la force » pour régionaliser, non pas en vue de résister aux pressions de l’impérialisme, mais pour faciliter la pénétration des STN et des marchandises souvent subventionnées, directement ou indirectement.
L’efficacité de cette stratégie des pays impérialistes et de leurs alliés locaux a été si totale qu’à la fin des années 1990 les perspectives de développement paraissaient déjà plus éloignées que jamais. Toujours est-il que les programmes dits de réduction de la pauvreté ont remplacé les stratégies d’industrialisation et de développement agricole. En même temps, les organisations supposées les plus influentes inscrivent désormais leurs analyses et leur actions dans ce nouveau paradigme comme si elles ne voyaient pas que renoncer à une industrialisation articulée au principe de la souveraineté alimentaire équivalait à se transformer en complices d’un monstrueux programme de génocide.
Qui ne voit en effet que les seuls peuples africains et asiatiques qui survivront à l’impérialisme du XXIe siècle seront ceux qui auront été capables de bâtir des économies industrialisées et qui pourront se protéger militairement contre l’OTAN élargie ? Au lieu de cela, ces organisations font semblant de croire à la propagande impérialiste et compradore selon laquelle non seulement il est possible mais aussi souhaitable de construire des sociétés civiles en marginalisant ou en bannissant de facto les travailleurs auto-organisés de la sphère directement productive de l’agriculture et de l’industrie, des mines et du bois.
Cette exclusion serait une condition incontournable de l’efficacité de l’arme de la flexibilité de l’emploi et de la juste rémunération du travail. La déconnexion des préoccupations de rattrapage économique et stratégique facilite le glissement vers les revendications fondées sur l’espoir de la repentance des nations impérialistes. Naïveté ou complicité ? Ces organisations sont incapables, pourtant, de montrer pourquoi, dans un système mondial plus que jamais soumis aux logiques darwiniennes de destruction/exclusion des peuples africains et d’intégration des richesses naturelles de leur continent, la demande des « réparations » joue un rôle autre que pédagogique : celui de rappeler aux générations successives leur devoir de vigilance.
Le rôle principal de l’OMC et des institutions de Bretton Woods dans les politiques impérialistes d’opposition aux stratégies de rattrapage techno-économique est-t-il fondamentalement différent de celui des anciens négriers, des conquistadors, des armées et des administrations coloniales ?
En résumé, j’appelle les ONG qui participent au Forum social mondial à perdre leur innocence et à rencontrer les organisations adultes. Nos mots d’ordre devraient être : reconstruction, solidarité, dignité par la sécurité sociale et égalité des chances en matière d’éducation et de formation pour tous. Il est temps de penser sérieusement aux alliances dirigeantes nécessaires à la libération des énergies qui empêchent nos peuples de s’engager sur la voie de la grandeur dont le développement agricole et l’industrialisation, dans des sociétés qui se démocratisent, sont les conditions incontournables. Laissons le thème des lutte pour des réparations aux « diasporas » produits par le commerce et la maltraitance d’êtres humains dans le cadre de la formation des puissances impérialistes. Soutenons-les, mais n’en faisons pas une condition de notre émancipation économique et sociale. Lorsque l’Afrique sera à l’abri des menaces « politicidistes », elle exigera des réparations et les obtiendra.
NOTE
(1) Le politicidisme est une pratique impérialiste qui consiste à substituer au génocide un ensemble de pratiques qui visent à rendre impossible pour un peuple la construction d’une base techno-économique suffisamment autocentrée et développée pour construire son futur sans ingérences étrangères. Nous fabriquons ce concept à partir de celui de politicide proposé par Kimmerling
* Bernard Founou-Thuigoua est Directeur des recherches au Forum du Tiers-monde
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