Des Omd aux Odd : De nouveaux paradigmes, une nouvelle approche

Réfléchir sur de nouveaux objectifs de développement pour l’Afrique ne peut se faire sans un changement de paradigmes pour rompre avec les visions et les politiques néolibérales et sans consultations préalables pour faire valoir les spécificités et les perspectives africaines. Une constante est déjà là : des Objectifs du millénaire pour le développement aux Objectifs de développement durable, il y a eu un renversement de méthode dans le bon sens. Reste à savoir pour quelle application. Dans cet entretien croisé, Jean-Philippe Thomas et Demba Moussa Dembélé analysent le contexte et posent les exigences pour l’Afrique, voire pour le Sud global.

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QUESTION : Les Africains avaient-ils été idéalement impliqués dans la réflexion sur les Omd ?

J-P THOMAS : Cette année 2015, date à laquelle prennent fin les Objectifs de développement pour le millénaire (Omd), c’est devenu un lieu commun d’expliquer que le processus Omd a été non participatif. Tant dans son élaboration que sa mise en œuvre. En effet, prenant le relais des plans d’ajustement structurel, les Omd ont été élaborés dans une certaine précipitation par la communauté internationale, en vue de fixer un cadre d’interventions pour les Etats, avec pour objectif premier la lutte contre la pauvreté qui avait été mise à mal par l’ajustement structurel.

La Déclaration du millénaire (2000) se voulait de porter une vision partagée du développement et de la lutte contre la pauvreté, avec des engagements pour 2015 : les huit Omd deviennent ainsi le cadre pour la formulation des politiques et plans de développement, en particulier les Documents stratégiques de réduction de la pauvreté (Dsrp). On est donc passé d’une décision de l’Assemblée générale des Nations Unies, sans véritables consultations préalables, à la mise en œuvre des politiques dans les pays sans, là encore, un minimum de concertations.

C’est une véritable approche technocratique qui a présidé aux Omd, de leur élaboration à leur mise en œuvre, encadrées par les institutions monétaires internationales.

On peut penser que la non-atteinte de ces objectifs, en particulier dans les pays les moins avancés (Pma) africains, est, pour partie, causée par la méthode utilisée. Et cela même si des corrections souvent mineures ont été apportées lorsqu’il fallait conduire des évaluations périodiques ça et là. A ce niveau, les représentants de la société civile ne pouvaient qu’enregistrer les données qui leur étaient fournies !

Ce qu’on peut déjà avancer c’est que ces erreurs n’ont pas été systématiquement reproduites pour l’élaboration des Objectifs de développement durable (Odd), dont le processus a bénéficié d’une approche beaucoup plus participative.

DEMBA MOUSSA DEMBELE : Les Omd, plus qu’une question de degré d’implication, ont surtout posé un problème fondamental lié à leur nature, ainsi qu’aux politiques mises en œuvre pour les atteindre. Elles ont été conçues dans le cadre du paradigme néolibéral et les politiques mises en œuvre sont restées articulées au « Consensus de Washington », c'est-à-dire le libéralisme le plus éculé. Dans ces conditions, il était difficile d’envisager la réussite des Omd.

QUESTION : Est-il possible d'avoir une seule voix pour le Sud Global, ou même une seule voix africaine ? Est-il même nécessaire d'être entendu dans ce processus, dans l’espoir d’une prise en compte véritable des aspirations réelles des Africains, ou s’agit-il toujours d’un jeu de dupes ?

J-P THOMAS : Ce qu’il faut d’abord souligner, c’est que cette voix existe. En particulier «L’Afrique que nous voulons dans le futur : Agenda 2063, vision et priorités», qui est un processus lancé par l’Union africaine lors du 50e anniversaire de l’institution en 2013. Or, force est de constater que les débats engagés depuis 2012 sur les Odd, au sein du système des Nations Unies, ne font pas référence à ce type d’agenda. Y compris par les délégués africains eux-mêmes. Il y a donc, à ce niveau, un manque d’appropriation des visions spécifiques.

La société civile africaine a constamment, dans ces processus, cherché à faire valoir les spécificités des populations du continent, en particulier le groupe Afrique de la campagne «Beyond 2015» ou «Africaplatform post 2015 agenda ». Depuis 2012 et tout au cours du processus post-2015, en particulier l’Open Working Group sur les Odd, ces mouvements ont eu la possibilité de développer leurs positions. De manière indirecte via les forums de discussions des textes en négociation, ou par leur présence effective lors des sessions de négociation.

Une chose est certaine : il y a eu un renversement de méthode dans le bon sens par rapport aux Omd. Comme l’a noté l’assemblée de convergence sur les Odd, au Forum social Mondial de 2015, à Tunis, «le paradigme de la participation a changé et le processus des Odd s’est réalisé avec une participation significative de la société civile. Néanmoins, la société civile doit continuer de lutter pour que le processus soit le plus ouvert possible et avoir un rôle à jouer dans toutes ses phases, incluant la mise en œuvre et le suivi.»

Le marché de dupes semble donc moins manifeste que dans les Omd.

D. M. DEMBELE : Le rapport des forces dans le monde est en train de changer graduellement en faveur du Sud global. Il y a des choses que le Nord ne peut plus imposer aux pays du Sud. L’Afrique essaie d’harmoniser ses points de vue pour mieux se faire entendre. Une coalition entre l’Afrique, l’Amérique latine et les Brics (groupe composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du sud) est possible pour mieux défendre les intérêts du Sud. Mais à la fin, ce sera la mise en œuvre de ce qui sera retenu qui va compter. Si on reste dans le même paradigme néolibéral, peu de choses changeront. Donc, ce qu’il faut c’est un changement de paradigme. Je pense que la coalition du Sud global peut imposer certains changements majeurs dans les relations internationales en faveur des pays du Sud

QUESTION : Quand on parle de post-développement, de quel développement devrait-il s’agir ? L'Afrique devrait-elle se concentrer sur les objectifs continentaux plutôt que des objectifs mondiaux?

J-P THOMAS : De la manière dont ont été construits les Odd, je pense qu’il faut avoir une lecture de ces objectifs au niveau auquel on a à les appliquer. Pour rappel, ces objectifs, comme le souligne le paragraphe 247 de l’agrément de Rio+20, «doivent être concrets, concis et faciles à comprendre, en nombre limité, ambitieux, d’envergure mondiale et susceptibles d’être appliqués dans tous les pays compte tenu des réalités, des ressources et du niveau de développement respectifs de ceux-ci, ainsi que des politiques et des priorités nationales ». Ce qui signifie que les réalités continentales, nationales ou locales, doivent prendre le pas sur le cadre global des Odd.

Parmi les 17 Odd retenus actuellement et leurs 169 cibles, on peut considérer que des priorités sont à définir en particulier au niveau national. Ceci peut être l’occasion, pour les pays, de mettre en place des processus participatifs de concertation afin que les choix opérés soient largement partagés et appropriés par l’ensemble des acteurs. C’est d’ailleurs ce qu’Enda Tiers-monde a déjà proposé pour « faire des Odd une réalité ».

En effet, les Odd, «universels» par définition dans le texte de Rio+20, vont s’appliquer à des pays qui ont des circonstances nationales et des préoccupations différentes. Faire éclore dans chaque pays ces différences, c’est mettre en place une démarche ou des procédures qui, pas à pas, vont construire ce qu’on a coutume d’appeler une «économie». C’est donc tout à la fois de l’expérimentation et de l’apprentissage qu’il faut développer. La manière de mettre en œuvre les Odd l’emporte ici sur la substance elle-même. Ce qui pourrait déboucher dans les pays sur des « pactes sociaux » pour un développement plus durable.

Cela mérite, vous vous en doutez, un large débat. Mais cela permet de situer les véritables enjeux pour les populations elles-mêmes.

D. M. DEMBELE : D’abord il faudra se poser la question de savoir que veut-on dire par post-développement ? Peut-être que cela signifie la rupture d’avec une certaine conception imposée par les pays occidentaux et dont les résultats ont été catastrophiques pour les pays du Sud, pour l’Afrique en particulier. En ce qui nous concerne, nous parlerons plutôt de la nécessité de repenser le concept et les politiques de développement en Afrique et dans le Sud global. Ce qui signifie que ces pays doivent sortir du paradigme dominant et explorer des voies qui leur sont propres. C’est ce que font les pays membres de l’Alliance Alba et d’autres pays membres d’Amérique latine. C’est ce que l’Afrique devrait faire aussi, car seule l’Afrique est en mesure de proposer un paradigme adapté à ses réalités et des politiques conformes à ses priorités et ses intérêts.

Cela dit, l’Afrique fait partie du monde et ne peut donc pas ignorer ce qui se passe ailleurs. C’est pourquoi l’un des piliers du nouveau paradigme doit être la coopération Sud-Sud. Un autre pilier doit être une coopération internationale plus équilibrée qui tient compte des points de vue et des intérêts de tous les pays.

QUESTION : Dans quelle mesure l'Agenda Post-2015 peut-elle transformer le rôle et la place des femmes en Afrique ?

J-P THOMAS : Ce qu’il faut d’abord souligner c’est qu’il existe un Odd spécifique sur le rôle et la place des femmes parmi les 17 retenus actuellement, à savoir l’Odd 5 qui appelle à « assurer l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes et des filles » avec des cibles sur les discriminations, les violences, la participation politique et économique,…

Mais je ne pense pas que le simple énoncé du problème, réduit en un seul objectif, soit à la hauteur des solutions à mettre en œuvre. C’est à une analyse transversale du rôle et de la place des femmes dans tous les autres Odd qu’il faut se livrer si l’on veut effectivement prendre en compte cet enjeu : que ce soit dans l’agriculture, l’énergie, l’éducation, la santé, l’accès à l’eau, l’assainissement, etc., en tenant compte des problèmes de changement climatique, de désertification, etc.

C’est donc beaucoup plus une approche globale qui permettra de modifier structurellement le rôle et la place des femmes.

D. M. DEMBELE : Une chose qui me paraît fondamentale, c’est de renforcer toutes les politiques visant à promouvoir l’autonomisation des femmes. Cela doit se faire au niveau international, sous-régional et national.

QUESTION : Quel rôle devrait être celui de la Communauté internationale (les pays du Nord, mais aussi les Brics à l'influence croissante) dans l'établissement du programme de développement pour l'Afrique ?

J-P THOMAS : Il faut tout d’abord rappeler que tous les pays sont astreints aux Odd. De plus, l’Odd 17 fixe les objectifs sur «les moyens de mise en œuvre… et les partenariats pour un développement durable». Pour répondre à votre question, on doit donc construire, étape par étape, le rôle et la place de la Communauté internationale au cours des 15 années à venir. Il y a bien sûr les aspects financiers, mais également les aspects de transfert de technologie, de commerce, de renforcement de capacités,..

L’enjeu se pose ainsi pour les pays africains : sur la base d’un modèle de développement à dominante endogène quels sont les partenariats internationaux qui peuvent s’inscrire dans cette logique et à quel niveau ? A partir de la Vision et action 2063 de l’Ua, quels partenariats doivent être construits et/ou renforcés.

Les pays africains doivent donc définir les partenariats dont ils ont besoin pour assurer leur développement et ce auprès de la communauté internationale et non l’inverse… Il existe bien sûr un biais basé sur le fait que de nombreuses règles internationales sont prises au détriment des pays africains. Sur le commerce par exemple, on est face à une contradiction fondamentale entre l’objectif du développement durable et les accords commerciaux internationaux qui détruisent les fondements de leur réalisation et privent les peuples de la souveraineté nécessaire pour décider de leur propre développement comme l’a souligné la Convergence Odd du Fsm 2015.

D. M. DEMBELE : Au cours des cinquante dernières années, «la communauté internationale» a proposé des programmes pour l’Afrique, et souvent sans l’Afrique. Tous ces programmes ont échoué. L’Afrique avait essayé de définir son propre programme de développement à travers le Plan d’action de Lagos (Ndlr : adopté en 1986) qui a été saboté par la Banque mondiale avec la complicité de certains dirigeants africains.

Donc, ce qu’il faut c’est que l’Afrique définisse elle-même son programme de développement en utilisant le savoir, la créativité, l’intelligence de ses filles et fils, sur le continent et dans la Diaspora. Après quoi, elle pourra déterminer les domaines dans lesquels les Brics, les pays occidentaux et les institutions internationales pourront apporter leur contribution. Mais seulement sur la base des priorités définies par l’Afrique.

QUESTION : A quel point et pourquoi est-il important de reconnaître le poids du passé colonial quand il s’agit de s’attaquer aux inégalités structurelles existantes présentes en Afrique et dans le monde ?

J-P THOMAS : Les transformations actuelles des sociétés se réalisent à l’évidence selon les formes de l’évolution du système capitaliste dominant au niveau mondial. Si les formes d’exploitation changent, il existe dans les périodes récentes, depuis le XIXe siècle, une forme colonialiste du capitalisme participant, au-delà de l’aliénation, au pillage des ressources naturelles de l’Afrique : échange inégal, impérialisme économique et politique, autant de conditions structurelles qui perdurent et sont productrices de la persistance des inégalités puisqu’elles sont le moteur.

Ce qui sous-tend votre question c’est de savoir si l’Agenda post-2015 peut influer sur les transformations. En d’autres termes, l’existence d’un Odd (n°10) sur la réduction des « inégalités dans et entre les pays » est-il suffisant même si les 17 cibles sont porteuses de transformations ? Il faudrait être amnésique et aveugle sur l’évolution du système capitaliste pour penser que cela suffit. On pourra, pour le moins, mesurer et contrôler les progrès réalisés !

D. M. DEMBELE : Le passé colonial pèse d’un poids énorme dans le processus de développement de l’Afrique. Ce poids est à la fois psychologique, idéologique, culturel, politique, économique, scientifique et militaire. C’est donc un poids énorme qui imprègne tous les aspects de notre développement. Tant qu’il n’y aura pas de rupture d’avec ce passé, le développement de l’Afrique sera extrêmement difficile, voire impossible. Le franc Cfa en est un exemple, pour ce qui concerne les anciennes colonies françaises.

QUESTION : Peut-il y avoir un agenda afro-centré pour un post-développement autonome ? A-t-on besoin d’opérer un retour au Plan de Lagos 1986?

J-P THOMAS : J’ai déjà souligné, précédemment, l’existence de l’Agenda 2063 de l’Ua. Il peut donc exister, à l’évidence, « un agenda afro-centré pour un post-développement autonome », encore faudrait-il que les parties prenantes africaines s’approprient cet agenda et en fassent une réalité ! A cet égard, votre référence au plan de Lagos est intéressante car il était basé, entre autres, sur une déconnexion du développement industriel de l’utilisation des ressources naturelles (matières premières en particulier), sur l’égalité dans les relations commerciales internationales et l’accroissement de l’aide publique au développement.

La principale critique apportée à ce plan (en particulier le rapport Berg) était basée sur l’absence de prise en considération du rôle des gouvernants dans la situation des économies africaines. Or la Vision africaine, dans l’énoncé de ses huit priorités, inclut la gouvernance démocratique, la paix et la sécurité, la détermination de l’Afrique à prendre en main sa propre destinée,…

On peut donc avancer que la Vision 2065 va au-delà du plan de Lagos et prône les bases d’un développement autonome afro-centré, une croissance inclusive et un développement durable » incluant « l’optimisation de l’utilisation des ressources de l’Afrique au profit de tous les Africains ».

D. M. DEMBELE : C’est une nécessité absolue de s’inspirer à nouveau du Plan de Lagos. L’Afrique doit réinventer son propre développement et dans cette perspective elle a besoin de revenir à cette réflexion initiale. L’expérience a suffisamment montré que les plans conçus de l’extérieur pour l’Afrique n’ont fait qu’enfoncer celle-ci dans le sous-développement et dans la dépendance. Il est donc temps pour le continent de définir son propre développement.

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** Jean-Philippe Thomas est Partenaire du Secrétariat Exécutif d'Enda Tiers-Monde – Demba Moussa Dembélé est directeur du Forum africain des alternatives et Coordonnateur de l'Africaine de recherche et de coopération pour l'Appui au développement.

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