Economie informelle : L’autre face du sous-développement

C’est au début des années 1980, au moment où les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI et la Banque Mondiale, commençaient à faire effet (restructurations, fermetures d’entreprises, licenciements…), que l’économie informelle a commencé à prendre de l’ampleur en Afrique. Recycleurs d’objets divers, vendeurs de cigarettes à l'unité, laveurs de pare-brise aux feux rouges, etc., les populations créent et multiplient des activités comme un «amortisseur de crise» et les institutions financières internationales, la Banque en particulier, montrent leur fascination devant tant d’ingéniosité. Aujourd’hui que la crise est plus profonde, ce secteur reste encore une soupape de sûreté, avec un fort potentiel de génération de revenus.

Cependant, cette informalisation ne saurait remplacer ni l’Etat ni les grandes entreprises pour une économie stable. Bruno Lautier, économiste et sociologue, est professeur à l'université de Paris I-Panthéon-Sorbonne (IEDES) a consacré un ouvrage au phénomène. Il fait ici l’objet d’une analyse par un économiste africain, Amady Aly Dieng, qui pose également les limites de ce segment des économies face aux crises de développement.

De quoi vivent-ils ? Cette question fascine les experts internationaux du tiers-monde. L’urbanisation accélérée depuis quarante ans a entassé des centaines de millions de migrants dans les périphéries des métropoles. Les individus et le secteur public ont perdu de plus en plus d’emplois, et les allocations chômage sont quasi inexistantes. Et pourtant ils survivent ; c’est donc qu’ils «se débrouillent», le plus souvent en dehors des lois et du fisc : vendeurs ambulants, ateliers des arrière-cours, cireurs de chaussures…, et d’innombrables activités qui constituent l’autre face du sous-développement. Pour tout cela, il fallait bien un nom et, depuis 1972, c’est «informel» (économie informelle ou secteur informel) qui s’est imposé.

Le mot a fait fortune. Que qualifier d’informel ? Typologies et listes d’activités ont alimenté les publications du Bureau international du travail (Bit), les thèses universitaires et mémoires. Devant l’effondrement du modèle de développement industrialiste (hormis les «dragons» d’Asie orientale et la Chine), l’extension de la paupérisation urbaine, le sous-emploi massif, il s’agit de savoir si l’économie informelle offre une solution, imprévue et peut-être pas optimale, au problème du sous développement.

Toutes ces questions sont traitées sous la forme d’une brève synthèse fort suggestive dans un livre aux dimensions modestes, mais remarquable par Bruno Laulier (1), économiste et sociologue, professeur à l’Université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne (IEDES).

L’expression «économie informelle» est une création des institutions internationales. Ce qui la compose existait avant qu’on la nomme ainsi, bien mal à propos d’ailleurs (puisqu’on verra qu’elle a bien des formes). Si on a réuni sous cette dénomination unique des réalités très diverses, c’est d’abord que l’on voulait faire jouer à cet ensemble un rôle dans les politiques de développement.

Les chapitres I et II de cet ouvrage sont consacrés à cette question, et au fait qu’on peut distinguer deux époques dans la vision de l’économie informelle promue par les institutions internationales (particulièrement le Bit et la Banque mondiale) : une époque (jusque vers 1985) où l’on y voyait le lieu de développement de stratégies de survie, seule une fraction de dynamique de petites entreprises étant destinées à se «formaliser» ; une seconde époque (à partir de 1987) où, devant la catastrophe sociale engendrée par l’ajustement structurel, on fait de l’informel le lieu de solutions à tous les problèmes sociaux ; à la fin des années 1990, le «secteur informel» cède la première place, dans le discours des institutions internationales, à un thème : la lutte contre la pauvreté, lui-même très lié à deux autres questions : celle de la «bonne gouvernance», et celle de la microfinance.

Le chapitre III pose la question de savoir s’il est légitime de parler de «secteur» informel. Il apparaît vite que non ; d’une part, à cause de son extrême hétérogénéité : d’autre part, du fait que si l’informalité se définit par le non-respect des règles étatiques, elle est partout présente à un degré ou à un autre, y compris dans les plus grandes firmes et au cœur de l’Etat. L’économie informelle, même si elle ne constitue pas un secteur, a sa spécificité : elle est structurée par un ensemble de mécanismes économiques et de logiques sociales qui sont analysés dans le chapitre IV.

L’économie informelle est multiforme. L’affirmation de l’inexistence de «barrières à l’entrée» dans l’économie informelle (ou de l’inexistence de facilité d’entrée) est une constance dans les analyses des organisations internationales de 1972 aux années 90. Le raisonnement suivi est celui-ci : les excédents de main d’œuvre, provenant principalement des campagnes vers la ville, n’ont pu trouver l’emploi dans les activités modernes. Les nécessités de la survie ont fait que les migrants se sont réfugiés dans les activités informelles.

Ce raisonnement en apparence limpide, qui a été repris par nombre d’universitaires et de responsables d’Ong, pose deux types de problèmes. Le premier est que l’économie informelle n’est pas composée principalement de migrants récents. Le deuxième problème vient de l’absence de barrières à l’entrée. Outre l’existence de barrières financières, on note l’existence de barrières à l’entrée, constituées par la différenciation, chez les non salariés, entre deux groupes : les petits patrons et une partie minoritaire des indépendants d’une part, la majorité des indépendants d’autre part.

Différentes logiques comme la maximisation du profit et l’accumulation, la solidarité familiale et les stratégies de survie sont en œuvre. Rechercher le profit maximal ne signifie pas accumuler. Cette recherche est en fait, pour les vendeurs ou prestataires de services à bas revenus, un élément d’une stratégie de survie.

Il existe quatre limites à l’accumulation liée à la nature de l’activité, à la difficulté d’accès au crédit, aux formes de la concurrence et au type de rapports sociaux.

B. Lautier examine la nature des relations qui existent entre la solidarité familiale et les stratégies de survie. De quelle famille parle-t-on ? Il s’agit de savoir si la solidarité familiale est simplement un moyen de pallier des événements fâcheux, ou une crise conjoncturelle ou si elle détermine effectivement la reproduction des unités qui composent l’économie informelle.

Il peut exister une logique de reproduction familiale qui prime sur la logique de croissance de l’entreprise. Cette logique de reproduction familiale vaut également dans de nombreux cas pour la famille élargie, ou même des ensembles plus vastes, comme la caste africaine. Ainsi Alain Morice interprète l’endogamie de la caste des forgerons à Kaolack, une ville du Sénégal, couplée à l’embauche exclusive comme apprentis des enfants de la caste autres que ceux du patron de l’atelier, comme une manifestation de la priorité de la reproduction du groupe social sur d’autres objectifs.

Le chapitre V, consacré aux relations multiples qu’elles entretiennent avec l’économie formelle, conduit à l’idée que les deux économies sont si étroitement imbriquées que leurs relations sont beaucoup plus complémentaires que de substitution (il est alors illusoire d’y voir un lieu de la solution à la crise sociale).

Le chapitre VI interroge la relation de l’Etat à l’économie informelle : que signifie la tolérance, voire l’encouragement, avec une illégalité aussi massive ? Les lois sont-elles faites pour être respectées, ou pour ne pas l’être?

La littérature sur l’économie - ou le secteur - informelle est gigantesque. Elle remplit des bibliothèques entières à Genève (siège du Bit), Washington (Banque mondiale), dans les universités de Paris, Londres, Rio, Abidjan… La plus grande partie de ces travaux est monographique, et on a l’impression que plus s’accumulent les travaux sur tel ou tel type de micro-entreprise à Bamako, Médellin ou Manille, sur les cireurs de chaussures et les gardiens de voiture, moins il est aisé de penser l’unité de tout cela.

Vers quel avenir nous entraîne l’informalisation de ces sociétés ? La réponse ne sera guère optimiste. Certes, l’économie informelle a permis de contenir les incidences sociales de l’échec de la plupart des projets de développement, comme des politiques de rigueur qui se sont ensuivies. Mais ce rôle de palliatif atteint déjà ses limites : l’économie informelle ne saurait remplacer l’Etat dans son rôle de prestataire de services collectifs, ni les grandes firmes industrielles dans la fourniture de biens à un prix compétitif et d’emplois stables. La victoire, dans de nombreuses régions du monde, de l’économie informelle est une victoire par forfait, et non par KO.

Au cours du premier âge de l’économie informelle (1971-1987), on a assisté à des débats sur la définition et les politiques de formalisation. Pour parler des activités du secteur informel, trois registres sont employés dans les pays du tiers-monde avant le milieu des années 70 : le premier est celui de la marginalité (Quijano). Le deuxième registre, plus propre aux économistes, est celui du sous-emploi ; depuis les travaux d’Arthur Lewis, la problématique dualiste domine l’économie du développement, opposant un secteur «traditionnel» marqué par le sous-emploi d’une main d’œuvre excédentaire, et un secteur moderne. Le troisième registre sur lequel on parle de l’économie informelle est celui de la pauvreté et de la recherche de la survie.

Au cours du deuxième âge de l’économie informelle (1987 - 2004), on s’est focalisé sur la lutte contre la pauvreté et l’économie solidaire. L’économie est le lieu de déploiement de la débrouillardise et de la solidarité.

Pourquoi il n’y a pas de «secteur» informel ? A quoi bon poser cette question de mots puisque lorsqu’on parle de «secteur» ou d’«économie», ce qui est informel est à l’évidence très différent de ce qui formel ? Pourtant, derrière la querelle des mots, c’est toute la discussion du dualisme qui est en cours : peut-on penser les sociétés en développement comme formées de deux parties, que l’on appellera moderne et archaïque, formelle et informelle ? Ou, au contraire, trouve-t-on des éléments de formalité ou d’informalité dans toutes les parties de la société ?

La question qui est sous-jacente à ce débat est bien de savoir s’il est légitime de proposer des politiques semblables pour cet ensemble d’activités extrêmement hétérogène que les organisations internationales nomment «secteur informel». A côté du microcrédit, une autre forme de microfinance a été largement promue par les institutions internationales, les tontines. La tontine n’est pas une banque ; elle ne crée pas de monnaie. Elle n’a pas été inventée uniquement pour financer les activités productives ; en Afrique, en particulier, elle sert fréquemment à financer des dépenses non productives (mariages, naissances, funérailles). Elle n’est pas à l’écart du système bancaire, puisque, généralement, l’argent est placé à la banque (ce qui permet de servir des intérêts aux participants).

1 - L’économie informelle dans le Tiers monde - Par Bruno LAUTIER - La Découverte 2004, 119 pages.

* Amady Aly Dieng est économiste, ancien fonctionnaire de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest.

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