Elections américaines : le prix d’un président noir

Qu’elle se termine en 2013 ou en 2017, la présidence Obama a déjà marqué le déclin plutôt que l’apogée d’une vision politique centrée sur le défi de l’inégalité raciale.

Les Africains-Américains sont susceptibles de voter pour Barak Obama, au titre de 95% des voix des Noirs qu’il a obtenues en 2008. Et c’est juste ainsi au vu du symbole exceptionnel de cette présidence et le manque total de considération à l’égard du Parti républicain moderne pour ce qui est de la justice économique, des droits civils et du filet de sécurité sociale.

Mais pour ceux qui ont vu dans l’élection du président Obama l’aboutissement de quatre siècles d’espoir des Noirs, de leurs aspirations et la réalisation de la vision du Révérend Martin Luther King Jr. pour "sa communauté bien aimée", ces dernières quatre années ont dû être une déception. Qu’elle se termine en 2013 ou en 2017, la présidence Obama a déjà marqué le déclin plutôt que l’apogée, d’une vision politique centrée sur le défi de l’inégalité raciale. La tragédie tient au fait que l’élite noire - des intellectuels aux dirigeants des droits civils, des politiciens aux membres du clergé - a reconnu ce déclin, estimant que c’est le prix à payer nécessairement pour la fierté et la satisfaction d’avoir une famille noire installée à la Maison Blanche.

Ce n’est pas facile à écrire. L’extension de la couverture de l’assurance de santé de M. Obama est la législation sociale la plus significative depuis la Great Society. Son paquet de stimulants a grandement émoussé la dévastation découlant de la Grande Récession et la révision financière de Dodd-Frank a grandement contribué à la protection des consommateurs. Ses politiques semblent donner raison aux dirigeants de l’époque de la lutte pour les droits civils comme Bayard Rustin, qui voulait que les Noirs forment des coalitions avec des districts démocrates en faveur de politiques universelles, racialement neutres. A l’inverse, Malcolm X n’avait aucune confiance dans la politique des partis et pensait que les Noirs feraient mieux de promouvoir leurs intérêts indépendamment de l’un ou l’autre parti.

Mais le triomphe des politiques démocrates "post raciales" n’a pas été un triomphe pour l’ensemble des Africains américains. Elles n’ont pas réussi à mettre un terme au fossé croissant des revenus et des inégalités de richesses. Elles ont également échoué dans l’amélioration de la mobilité sociale et économique. Elles n’ont pas empêché la nouvelle ségrégation dans l’accès aux écoles publiques et à combler le fossé entre les Blancs et les Noirs en terme de réussite, pas plus qu’elles n’ont empêché la Cour Suprême d’éroder les derniers vestiges de l’action positive.

Les succès de diplomates noirs, qu’à une époque on n’aurait pas imaginé, comme Colin L. Powell, Condolezza Rice et Susan E. Rice et de directeurs exécutifs comme Ursula M. Burns, Kenneth I. Chenault et Roger W. Ferguson Jr, ne peuvent nous détourner des faits suivants : 28% des Africains américains et 37% des enfants noirs sont pauvres (en comparaison de 10% des Blancs et de 13% des enfants blancs) ; 13 % des Noirs sont sans emploi (pour 7% chez les Blancs) ; plus de 900 000 Noirs sont en prison ; les Noirs ont subi une plus forte perte de revenus depuis 2007 que les autres groupes raciaux. La richesse des Noirs, qui a été concentrée de façon disproportionnée dans le logement, a atteint son plus bas niveau depuis plusieurs décennies. En 2009, les nouvelles infections au VIH étaient pour 44% des Noirs.

On ne peut évidemment pas blâmer M. Obama pour ces faits. Ce n’est pas un secret que les obstructions créées à chaque virage par les Républicains ont limité ses options. Mais il est perturbant que seuls quelques membres de l’élite noire aient défendu avec conviction ceux qui, selon les mots du juristes Derrick A. Bell, "sont au fond du trou".

La tradition prophétique consistant à dire la vérité à ceux au pouvoir, quel que soient les vents politiques ou les pressions sociales, a une longue histoire. Ida B. Wells a risqué sa vie pour avoir rendu public l’atrocité du lynchage. W.E.B. du Bois a lié la lutte contre l’injustice raciale aux mouvements anticoloniaux dans le monde. Cornel West continue de mettre en garde contre "les triplés géants du racisme, du matérialisme et du militarisme" que King avait identifié une année avant sa mort.

Mais cette tradition prophétique est sur le déclin. Les changements survenus dans la pratique religieuse des Noirs ont joué un rôle. De grands prédicateurs pour la justice sociale et la théologie de la libération comme Gradner C. Taylor, Samuel DeWitt Proctor, John Hurst Adams, Wyatt Tee Walker et Joseph E. Lowery ont pris leur retraite ou sont décédés. A leur place on trouve des prédicateurs "Gospel of prosperity" dans de gigantesques églises comme Creflo A. Dollar Jr, T. D. Jakes, Eddie L. Long et Frederick K. C Price - qui mettent l’accent sur l’enrichissement individuel plutôt que sur la promotion collective. "Nous devons faire davantage que la justice sociale", a dit l’évêque Jakes. "Il y a la responsabilité individuelle".

M. Obama n’a pas fait sien ce nouveau credo, mais comme candidat il a fait référence à une politique de la respectabilité qui était associée à Booker T. Washington. Il a exhorté les Noirs à faire montre d’autant de "discipline et de courage " que leurs ancêtres. Il a déploré que trop de pères sont absents. Il a fait des remontrances aux parents "parce qu’ils donnent à leurs enfants du junk food (nourriture malsaine) toute la sainte journée et que ces enfants manquent d’activités physiques". Il a pris ses distances de son ancien pasteur, le révérend Jeremiah A. Wright Jr., dont les remarques incendiaires concernant l’héritage du racisme avaient créé des turbulences.

Mais en tant que président, Obama n’a pas eu grand-chose à dire concernant des problèmes spécifiques aux Noirs. Son discours sur l’état de l’Union de 2011 a été le premier discours présidentiel depuis 1948 à n’avoir pas fait référence à la pauvreté ou aux pauvres. Daniel Q. Gillion, des sciences politiques, a trouvé que M. Obama, au cours de ses deux premières années au pouvoir, a parlé moins de race que n’importe lequel des présidents démocrates depuis 1961. Du profil racial aux incarcérations de masse et à l’action affirmative, ses commentaires ont été rares et retenus.

Au début de sa présidence, M. Obama a pesé de tout son poids lors de l’arrestation d’un éminent professeur noir de Harvard, Henri Louis Gates Jr, arrêté à son domicile de Cambridge Mass. Ayant déclaré que la police avait "agi de façon stupide", il avait été critiqué pour un jugement précipité et raillé lorsqu’il a invité Dr Gates et l’officier de police qui l’a arrêté à la Maison Blanche, pour boire une bière et discuter de l’affaire. Ce n’est qu’au début de cette année que le président Obama est sorti de sa réserve pour une affaire de droit civil - le coup de feu mortel à l’encontre d’un adolescent sans arme, Trayvon Martin, en Floride - disant : "Si j’avais un fils, il ressemblerait à Trayvon".

Au lieu d’encourager M. Obama à davantage prendre position sur les questions noires, l’élite noire singe les discours de la campagne. Elle s’applique à faire l’éloge de réalisations importantes mais mineures : la résolution, dans les cas interminables, de procédures judiciaires collectives concernant des paysans noirs ; davantage de financement pour des collèges noirs, la réduction (pas l’élimination) des disparités dans les sentences concernant la possession de crack ou de poudre de cocaïne, tout en mettant de côté leurs aspects critiques.

Pour certains, la critique contre Obama est une manifestation de déloyauté. "Rassemblez-vous peuples noirs" a mis en garde le présentateur de radio Tom Joyner. (Un autre présentateur de Talk Show, Tavis Smiley, a rejoint Dr West dans "un tour de la pauvreté" mais a été moins critique que lui).

Cela n’a pas toujours été le cas. Bien que Bill Clinton ait été immensément populaire parmi les Noirs, les intellectuels noirs ont férocement débattu de l’action affirmative, de l’incarcération de masse, de la réforme du système de sécurité sociale et de réconciliation raciale au cours de sa présidence. En 2001, le professeur de Droit à Harvard, Charles J. Ogletree, a qualifié l’augmentation de la population carcérale de "choquante et regrettable" et a qualifié de "honteux" le fait que M. Clinton "ne s’est pas manifesté et n’a pas pris une position plus positive et symbolique en ce qui concerne la question de la réparation pour l’esclavage". Mais M. Ogletree, un mentor d’Obama, trouve maintenant surprenant "qu’un président, qui se trouve être noir, doive se focaliser sur des questions noires".

Melissa V. Harris-Perry, des Sciences politiques de Tulane et qui héberge un talk show pour MSNBC, a mis en garde en 2005 les Africains américains "qui avaient un sentiment chaleureux à l’égard de Clinton et qui avaient confiance dans l’engagement de son parti en faveur des Africains américains". Ils risquaient de sous-estimer "les inégalités économiques persistantes des Africains américains en comparaison des Blancs". Mais elle est devenue une apologiste d’Obama, écrivant dans The Nation que « peu importe ses politiques, l’incarnation raciale du président est un symbole de la réalisation noire triomphante".

Les politiciens noirs ont aussi fait preuve de retenue. "Avec 14% de chômage, si nous avions un président blanc, nous aurions marché sur la Maison Blanche", a déclaré le député Emanuel Cleaver II du Missouri, à Root. "Le président sait que nous agissons par déférence pour lui, ce que nous ne ferions pas pour un président blanc". Une partie de cette réticence s‘enracine dans la peur. "Si nous harcelons trop le président, nous nous faisons du tort à nous-mêmes", a déclaré le représentant Maxine Waters, un démocrate californien, à une audience principalement noire.

Mais la prudence n’explique pas tout. Le député John Lewis de Géorgie, l’un des derniers disciples vivants de King, n’a pas fait usage de sa stature morale pour critiquer les silences du président concernant les pauvres. Pas plus que les dirigeants des plus importantes organisations de droits civils comme Benjamin Todd Jealous du NAACP, Marc H. Morial du National Urban League ou Wade Henderson du Leadership Conference on Civil and Human Rights, que ce soit pour des allégeances sentimentales ou pour des arrangements pragmatiques.

Les deux gouverneurs noirs élus depuis la Reconstruction - L. Douglas Wilder de Virginie et Deval L. Patrick du Massachusetts - ont aussi mis la race sous le boisseau. Il en va de même avec les nouveaux politiciens noirs qui servent un district à prédominance noire, comme le maire Cory A. Booker de Newark, le maire Michael A. Nutter de Philadelphie ou le député Terri Sewell de l’Alabama qui tous, à l’instar d’Obama, sont des diplômés des universités Ivy League (les plus anciennes université privées, les plus prestigieuses - Ndlt) et discutent rarement de l’impact du racisme sur la vie des Noirs contemporains.

Certains argumentent qu’arrêter de mettre l’accent sur la question de la race pour progresser dans une politique daltonienne, est un effet secondaire inévitable et bénéfique d’un changement sociétal. Mais cette idée est un mythe même s’il fait plaisir à entendre. Comme le remarquait Frederick Douglass, "le pouvoir ne concède rien sans exigence". E. E. Schattschieder, des sciences politiques, notait que le conflit est essentiel pour déterminer un programme. D’autres groupes d’intérêt - les militants du Tea Party, les écologistes, les défenseurs des droits des homosexuels et des lesbiennes, ceux qui soutiennent Israël, et surtout, les grandes et riches multinationales - ont compris cet aspect. Les Africains américains l’auraient-ils oublié ?

En m’adonnant à ces considérations, j’ai évité de spéculer sur la psychologie et la provenance d’Obama : son héritage de métis, son enfance internationale, ses organisations communautaires, son aversion d’être vu en colère, sa navigation circonspecte de mondes différents, son talent de se mêler de politique avec l’air de n’y pas toucher. Comme spécialiste des sciences politiques, je retourne sans cesse à la question : quelle est la meilleure stratégie pour les communautés noires afin de promouvoir leurs intérêts politiques dans leur totalité ?

Si l’auteur de "The crisis of the Negro Intellectuel", paru en 1967 de la plume de Harold Cruse, était toujours en vie, il désespérerait de l’état de la vie intellectuelle noire. Eddie S. Glaude Jr., professeur de religion et d’études afro-américaines à Princeton, m’a dit : "Trop d’intellectuels noirs ont abandonné le dur labeur de penser soigneusement en public à propos de la crise à laquelle l’Amérique noire doit faire face. Nous sommes devenus soit le chorus de soutien du président Obama soit des experts qui ne s’occupent que de leurs intérêts".

Il y a des exceptions. Ecrivant dans le journal Daedalus l’an dernier, le philosophe de Harvard Tommie Shelby a décrit l’approche d’Obama comme une "stratégie pragmatique pour naviguer dans les eaux dangereuses de la race", qui peut améliorer la vie des minorités pauvres. Mais, a-t-il ajouté, "jugé à l’aune de la vision transformative, d’égalité et d’intégration raciales de King, la philosophie d’Obama déficiente sur le plan moral est peu inspirante".

M. Obama mérite le soutien de l’électorat, mais pas l’adulation dépourvue de tout esprit critique des Africains américains. S’il est réélu il pourrait nous surprendre en mettant explicitement l’accent sur la justice économique et raciale et en se faisant le promoteur d’un "universalisme ciblé", de la formation professionnelle, de programmes de logement accessibles à tous mais concentrés dans les minorités aux bas revenus. Il aurait à faire cela au milieu d’une crise fiscale et contre des partisans venimeux.

Au milieu d’une telle rancœur, les Africains américains en viendraient peut-être à réaliser que l’idée de prendre un politicien pour modèle est incompatible avec l’obligation de rendre des comptes, qui est l’un des piliers de la démocratie représentative. Par définition, les modèles sont mis sur un piédestal et émulés. Ils ne sont pas critiqués et on ne leur demande pas de comptes.

Pour mettre la politique au-dessus de la rhétorique il ne convient pas de demander au premier président noir ce qu’il fait pour les Noirs. Il faut plutôt demander ce qu’un président démocrate fait pour ses supporters démocrates les plus loyaux qui se trouvent être des Africains américains et qui se trouvent être gravement dans le besoin. Malheureusement, lorsqu’on considère la présidence Obama et l’Amérique noire, les symboles et la substance ne coïncident pas souvent.

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Frederick C. Harris est professeur de Science politique et directeur de l’Institute for research in African American Studies à la Columbia University. Il est l’auteur de "The price of the ticket : Barack Obama and the rise and decline of Black Politics". Cet article est d’abord paru dans le New York Times - Traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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