Enterrement de Muhammad Ali
Ali est mort peu à peu, depuis que la maladie de Parkinson a commencé à l’affaiblir à partir de 1984. Il ne disait plus rien, privé de parole par sa santé déficiente. Il n’était plus lui même. Le Système a alors tenté de le récupérer.
I have a dream disait Martin Luther King, Muhammad Ali était un rêve incarné. On se couchait avec lui en dansant comme un papillon et on allait à l’école le matin en traçant des moulinets dans les airs. Directs, crochets, esquives… On se rêvait Ali. Belles années 60. De Muhammad Ali on ne connaissait encore que les photos. Elégant, puissant, déterminé. On a grandi alors qu’il construisait sa légende. Celle d’un être éclairé par sa lucidité, sa pugnacité et sa révolte.
On a découvert le racisme dans les rébellions d’Ali. On a su qu’un système n’est rien devant la détermination d’un homme. On a compris avec lui qu’être Noir est un combat, Césaire et Fanon viendront structurer ces pensées plus tard. Ali a refusé d’aller au Vietnam, son refus a éclairé le côté ignoble de cette guerre impérialiste. Ce que d’autres disaient avec de belles phrases, il l’exprimait simplement : «Les Vietcongs ne m’ont rien fait. Aucun Vietcong ne m'a jamais traité de nègre. Je ne sais pas pourquoi j’irai leur tirer dessus». On était jeune, on était enfant. Mais il n’en faut pas souvent plus pour éveiller des consciences. Malgré la puissance de la propagande américaine, le Vietnam a commencé à devenir une ignominie.
Le vendredi 10 juin, on a enterré donc Muhammad Ali à Louisville, dans le Kentucky. Là où il est né en 1942. Mais ce n’est pas un homme qu’on a enseveli, pas même une légende. On a simplement mis sous terre une Histoire. Elle continuera de fleurir.
Ali est une Histoire. Il y a eu un avant et un après Jésus Christ, la boxe aussi s’est écrite avec un avant et un après Muhammad Ali. C’est grâce à lui qu’on a remonté le temps pour voir qui était Joe Louis, qui était Rocky Marciano, etc. Quand il est parti, il n’y a eu plus rien d’aussi beau. Il n’y en aura sans doute jamais rien d’aussi grand. Chaque époque a ses grandeurs, mais il y a un ordre dans les grandeurs. La sienne fut la seule faite pour défier l’éternité.
On a découvert Muhammad Ali un soir d’octobre 1974, contre George Forman. Plus que les secondes d’image d’un Journal télévisé naissant, il était là. C’était le troisième événement de portée mondiale qu’apportait la télévision sénégalaise, après les Jo de Munich-1972 et le Mondial de foot Allemagne-1974.
Cette nuit d’octobre fut longue. Pour se mettre sur le prime time américain, il avait fallu programmer le combat à 4 heures du matin dans le lointain Zaïre. Qu’à cela ne tienne. On avait veillé jusqu’à 2 heures du matin à Dakar. A l’heure dite, on était un petit groupe à avoir tenu devant le poste en noir et blanc. Tous pour «le plus grand, le plus beau, le plus fort». Une devise olympique.
Le combat fut difficile. Ali ne dansait pas comme on s’y attendait. Il se réfugiait dans les cordes. C’est plus tard, beaucoup plus tard, au hasard d’une de ses biographies, qu’on a compris sa stratégie.
Ali était arrivé sur le ring longtemps avant Forman. Le champion du monde l’avait fait poireauter. Il en avait profité pour faire le repérage du terrain. Quand il s’est adossé aux cordes, il a senti qu’elles n’étaient pas aussi fermes que d’habitude. Quand il a essayé de danser, il ne s’est pas senti voler. Le ring n’était pas assez souple. Quand le combat a commencé, il a essayé de garder la distance. Mais il s’est rendu compte que quand il sautillait deux pas en arrière, les grands écarts de Forman lui faisaient bouffer l’espace. Au mépris des rappels à l’ordre de son coin, Ali a changé de combat.
Réfugié dans les cordes, il profitait de leur élasticité pour des esquives sublimes. Il encaissait les coups dans les gants, ou les recevait sur les côtes. Sans danger. Sept rounds passèrent ainsi à user le «monstre» qui frappait, frappait… Jusqu’à cette sortie sublime du 8e round. Deux coups pour se dégager des cordes et Ali tourna autour de Forman en le pilonnant. Cinq enchainements de directs. Forman balaya les airs de ses grands bras, le regard vitreux, le souffle court, électrocuté. Dix secondes plus tard, c’était la fin de Rumble in the Jungle.
On n’avait pas dormi du reste de la nuit. Les derniers klaxons qui résonnaient dans la rue s’éteignaient quand sont montés les appels du muezzin. On est allé ainsi au lycée, transporté par ce succès irréel. On pensait Forman indestructible, notamment après qu’il eut massacré Frazier un an plus tôt, mais un dieu des Olympes l’avait disloqué.
Un visionnaire
Frazier, avec Forman, fut le troisième élément de la légende des sixties-seventies. Il raconte son premier combat de 1971 contre Ali, quand ce dernier était venu chercher le titre que lui avait retiré la New York State Athletic Commission. Ali frappait en rythmant ses coups par des «Don’t-you-know-I-am-god» (Tu ne sais pas que je suis dieu). La répartie de Frazier fut aussi savoureuse : «Hé bien dieu, tu vas avoir ta raclée». Ali l’avait eue. Mais ce ne fut qu’un détail dans l’Histoire. D’autres l’ont racontée, on n’y revient pas. Ali a essuyé cinq défaites dans sa carrière ; les beaux souvenirs ont fini de les effacer.
Le reste, comme toutes les belles légendes, appartient aussi au cinéma. Ali est le sportif dont la vie a sans doute été le plus portée à l’écran. Plus qu’un boxeur, il était un scénario. Un visionnaire. Allez sur le Hollywood Walk of Fame, à Los Angeles. Tous les monstres sacrés du sport et du cinéma ont leur étoile gravée sur le sol. Il est le seul à avoir le sien sur un mur. «On ne me marche pas dessus», avait-il clamé. L’Amérique l’a toujours su.
Convaincue et abattue, l’Amérique s’était résolue à regarder Ali à hauteur d’Homme. Lui Cassius, devenu Muhammad. Ses contempteurs le raillaient en l’appelant par son nom d’esclave, mais on se rappelle cet adversaire qu’il a pilonné sur le ring en lui criant : «Dis, comment je m’appelle ?... Bim... Dis, comment je m’appelle ? Bim…»
Il était ami de Farakhan et de Malcolm. Il était musulman révolutionnaire. Il était ce que l’Amérique ne pouvait accepter. Ils ont cherché à lui fermer sa «grande gueule», il n’a jamais cessé à leur crier sa rage et celle des siens, celles de tous ces Noirs qu’avalait le ghetto.
Ali est mort peu à peu, depuis que la maladie de Parkinson a commencé à l’affaiblir à partir de 1984. Il ne disait plus rien, privé de parole par sa santé déficiente. Il n’était plus lui même. Le Système a alors tenté de le récupérer. On lui a fait allumer la flamme olympique en 1996, George Bush l’a décoré de la plus haute distinction de l’Amérique, Bill Clinton va prononcer ce vendredi son oraison funèbre… En 1967 pourtant, cette Amérique avait tenté de le «tuer» en le suspendant à vie pour la boxe. Cela lui coûtera trois des plus belles années de sa carrière et des milliards de dollars. Mais il croyait à ce qu’il était.
Aujourd’hui, les grands médias américains n’ont pas trop cherché à savoir ce qu’Ali pensait des policiers Blancs qui continuent de tirer sur les Noirs comme sur des chiens. Cette Amérique hypocrite et raciste qui prétend aujourd’hui respecter ses positions, l’avait qualifié de traitre quand il refusa d’aller combattre au Vietnam. Cette Amérique n’a pas changé. Ali le sait. Le racisme y est toujours institutionnalisé et la suprématie blanche magnifiée. L’oppression des Noirs y est toujours structurelle et l’impérialisme toujours aussi fort.
Ali a condamné le Vietnam comme il aurait condamné les bombardements de la Somalie, d’Irak, ou d’Afghanistan, voire l’assassinat de Khadafi, voire les drones qui bombardent les hôpitaux de Médecins sans frontières à Kunduz. Mais depuis 1084 il n’est plus lui-même. L’Amérique peut mentir autour de son cercueil, ce qui fut son esprit est ailleurs.
Bye Champ…
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