Faire bégayer l’histoire : Un «soufisme politique» pour contenir l’«islam politique»

Au risque de simplifier la chose, comme de coutume dans une certaine tradition réaliste des relations internationales, l’on agite aujourd’hui l’idée de promouvoir le soufisme dans les pays musulmans afin de contrecarrer l’islamisme radical ou le fondamentalisme, et sous toutes ses formes. Il serait dangereux de laisser passer cette simplification pour le moins suspecte sans rien y dire.

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MC

La terreur et l’endurance de la secte Boko Haram, la vacuité politique en Somalie et la crise malienne sont sans conteste les signes majeurs que l’offensive impériale des pays de l’Otan contre l’islam politique en Afrique est loin du triomphe. Cette situation n’est pas seulement le résultat du dilemme, ou plutôt des termes contradictoires du jeu stratégique des puissances occidentales au Moyen-Orient et en Asie du Sud-est : d’un coté, combattre l’islamisme radical sans pour autant, de l’autre, compromettre les sources incommensurables de débouchés industriels, financiers et commerciaux ou encore risquer de rompre les catalyseurs géostratégiques que sont le Pakistan et la Turquie.

Les centres principaux de ces aubaines stratégiques pour les puissances occidentales sont la péninsule arabique, l’Asie mineure et l’Asie du Sud-est, où trônent successivement le Pakistan, l’Arabie Saoudite et l’Indonésie.

En plus de ce puzzle géopolitique, comme il en fut dans les temps anciens, il semble que l’on veuille à nouveau faire bégayer l’histoire à défaut de l’attendre se répéter ; ce qui serait trop risqué par les temps présents caractérisés par la raideur des frontières et l’enkystement des dynamiques politiques nationales.

Des forages ont été effectués par toutes sortes de groupes armés dans beaucoup de pays appartenant à ces espaces stratégiques. Il en est de même de fronts meurtriers dont l’ouverture, souvent attribuée à la main de l’étranger, n’avait pas visiblement pour but de faire durer les carnages et autres transactions entre chefferies et tribus.

Ainsi donc, la carte mondiale tarde à changer de contours et de coutures. Même en Afrique les lignes restent intactes en Egypte, en Tunisie, en Lybie et dans une moindre mesure au Mali, si ce n’est pas une question de temps. Excepté au Soudan où le Sud est devenu un Etat officiellement indépendant mais encore très fragile et, du coup, trop dépendant de ses promoteurs de tutelle que sont les puissances étrangères, l’Onu et, faudrait-il s’en étonner, quelques puissances africaines.

La percée encore plus fulgurante de l’islamisme radical serait devenue une menace beaucoup plus sérieuse qu’on ne le pensait. Et, c’est peu dire, les crises politico-sécuritaires de la Somalie, du Nord Nigeria et du Mali plus récemment apparaissent dans une certaine mesure comme les symboles d’une prouesse de l’islam politique fondamentaliste. A telle enseigne qu’aux solutions militaires vont certainement être accouplées des acrobaties politiques voire diplomatiques. Tant pis, si on devra aller jusqu’à formaliser le choc des civilisations, cette fois-ci au sein de la civilisation musulmane.

Au risque de simplifier la chose, comme de coutume dans une certaine tradition réaliste des relations internationales, l’on agite aujourd’hui l’idée de promouvoir le soufisme dans les pays musulmans afin de contrecarrer l’islamisme radical ou le fondamentalisme, et sous toutes ses formes. Qu’il s’agisse du salafisme, du wahhabisme —radicalisme d’Etat en Arabie Saoudite— ou bien d’autres mouvances quiétistes ou politiques moins portés au jihad armé. Mais, il serait dangereux de laisser passer cette simplification pour le moins suspecte sans rien y dire.

Cette simplification n’est pas seulement dans l’aplatissement des variations doctrinales islamistes, dans l’hybridation manifeste des origines et des trajectoires sociopolitiques des fondamentalismes, mais elle l’est aussi dans une homologie territoriale inédite et sans grande cohérence du point de vue de l’histoire et de la géopolitique des relations internationales. En effet, non seulement les situations sont variées et gardent chacune sa complexité et sa logique propre, aussi bien dans les différentes aires géopolitiques dont on a d’ailleurs souvent manipulé les contrastes racialisés (Moyen-Orient, Maghreb, Afrique subsaharienne), qu’au sein de chacune d’elle (Egypte, Somalie, Mali, Nigeria).

Par exemple, tandis qu’en Egypte la crise semble être essentiellement d’ordre politique et économique (un problème de succession politique ancré dans une longue et violente lutte de classes dévoilée au grand jour par l’interventionnisme international à la suite des révoltes arabes), en Somalie il s’agit plus exactement de groupes armés d’obédiences religieuses voire areligieuses qui se croient en droit[1] de se disputer des fronts de non-droits dans le vide politique et territorial laissée par l’effondrement de l’Etat suite à la guerre américaine contre le régime dictatorial de Syed Barre en 1991. Une guerre qui, rappelons-le, faisait parti des combats ultimes que livrait à l’époque le bloc occidental contre les derniers bastions du socialisme en Afrique.

Un autre point opposable à la simplification impériale concerne la religion elle-même. S’il est vrai que le déclin du soufisme en Somalie [2], dans la foulée de l’enterrement de la dictature nationaliste marxiste de Syed Barre, pourrait avoir été un gain calculé de l’Arabie Saoudite au coté de l’Amérique « libératrice » [3] à Mogadiscio, l’histoire du soufisme en Afrique révèle des trajectoires bien différentes et des rapports au politiques très diversifiées et complexes. Et à ce sujet nous nous servirons du Sénégal comme échantillon pour illustrer l’ampleur de l’équation. En outre, ne serait-ce pas jouer au jeu dont on a toujours prétendu interdire la pratique au sein des Etats et entre les nations du monde : user de la religion pour asseoir un ordre politique.

Retourner le soufisme (une tradition spirituelle islamique) au fondamentalisme (une autre tradition islamique) n’est ce pas remettre en cause l’idée de neutralité socioculturelle de l’Etat comme institution et ordonnateur du politique ? Même si cette question rhétorique revêt son importance, elle trouve déjà une réponse dans la tradition différentialiste de la rationalité politique modernisatrice : il faut toujours des extrémistes et des modérés ; si ce n’est pas toujours bon pour tous, c’est toujours utile de trouver des camps pour faire la politique et finalement faire marcher les affaires du monde.

La véritable question est d’ordre stratégique et mérite une attention particulière de la part des autorités politiques et religieuses au sein des pays musulmans : l’islam et les sociétés musulmanes sortiraient-elles indemnes et fortifiés d’une confrontation organisée de traditions islamiques entre elles, et donc de communautés islamiques les unes contre les autres ? Quel pourrait bien être l’intérêt d’un tel choc alors que ces traditions sont parvenues jusque-là à cohabiter ensemble depuis des siècles?

Toujours est-il que l’idée de faire bégayer l’histoire est bien là et est sur le point de passer à une stratégie géopolitique bien mûrie et déroulée en sous-main. Les Usa et la France ont commencé, depuis longtemps déjà, à consolider la présence militaire et le volet sécuritaire de l’offensive de l’Otan contre l’islamisme radical. C’est de bonne guerre si cela n’engage que leurs sécurités nationales respectives. On en a pour preuves le déploiement de l’Africa Command (Africom) ainsi que les interventions diplomatiques et militaires des gouvernements Sarkozy et Hollande en Afrique du Nord et de l’Ouest. En ce qui concerne la division du travail, la France semble se charger particulièrement de jouer sur l’insécurité de certains pays du Sahel soudanien (Mali, Niger, Mauritanie, Sénégal) en usant du cadre contraignant de la Cedeaoi et des déséquilibres commerciaux avec la région ouest africaine.

Ce travail de maillage et de levée de troupes des puissances étrangères en Afrique soudano-sahélienne est facilité par la fragilité de certains régimes bâtis sur des légitimités politiques douteuses (Guinée, Burkina Faso, Cote d’Ivoire, Togo, Benin) et par le désarroi politico-sécuritaire du Nigeria face à la secte Boko Haram, ainsi que par les continuités d’une mémoire et d’une culture politique islamisantes très fortes dans les Etats du nord. Sans compter, au Nigeria, la fragilisation du modèle fédéral depuis la guerre du Biafra et les violents coups d’Etats des années 1960 et 70 qui avaient précisément des relents de susceptibilités interconfessionnels et interethniques et finalement régionalistes.

Et pourtant, au mépris de cet imbroglio plutôt difficile à décoder, la promotion et l’équipement idéologique d’un « soufisme politique » pour contrecarrer l’islamisme radical est bien entretenue à trois niveaux qui ne sont pas peut-être forcément liés les uns aux autres, mais qui, lorsqu’ils sont réunis, contribuent à façonner et à faire triompher éventuellement ce qui apparaît comme une carte ultime des puissances étrangères pour pacifier les pays ou demeurent leurs intérêts vitaux.

Le soufisme politique ne serait rien d’autre que la promotion des élites et des doctrines soufies au sein des sociétés sous influences islamistes ou sur le point de l’être, de sorte à freiner l’avancée de l’islamisme radical. Il s’agit plus précisément de proposer le soufisme comme modèle de structuration et d’encadrement des processus de production du politique, avec tout ce que cela comporte comme production identitaire, modes de légitimation politique et affrontements idéologiques et politiques pour l’arbitrage du jeu politique et la gestion et la distribution du pouvoir.

Comme on le verra, le projet de soufisme politique partout dans le monde musulman a déjà entamée son processus dans le champ des relations internationales où le soufisme représenterait un outil de la promotion de la paix et de la sécurité internationales. Il ne faudrait pas confondre, dans le même lot, cette politique qui est très récente, avec les stratégies déjà séculaires d’acteurs et de réseaux soufis qui propagent le modèle religieux loin des sentiers battus ou des calculs géopolitiques et géostratégiques des Etats et des organisations intergouvernementales. Si cela revient à dire qu’il pourrait y avoir des avantages pour le soufisme et les communautés soufies, il ne faudrait pas ignorer les risques inhérents à toute campagne de promotion d’un modèle ou d’un paradigme politique quelconque. A fortiori en situation internationale.

Dans la suite à ce premier jet de réflexion sur ce qu’on peut, de manière peu savante, nommer une problématique internationale du soufisme, nous reviendrons plus précisément sur les différents éléments du projet contre-hégémonique de soufisme politique ainsi que sur les enjeux et les risques intrinsèquement liés à la mise en œuvre d’un tel projet. Nous montrerons que de cette entreprise il résulte une équation majeure, ne serait-ce que de façon hypothétique pour le moment.

Le projet de soufisme politique, si probable qu’il soit soutenu par les forces établies de la communauté internationale et par beaucoup, sinon la plupart des sociétés musulmanes d’obédience ou de tendance soufie, semble pouvoir reposer sur trois phénomènes : d’abord, une doxa stratégique internationale pour le moins néocoloniale, comme nous le verrons ; ensuite, la déclinaison vernaculaire de cette dite doxa, sous la forme d’un nationalisme religieux même diffus ; et, enfin, une croyance populaire qui se nourrit quelque part de ce que beaucoup de spécialistes ont appelé le soufisme populaire. De la cuisine de ces trois dynamiques pourrait naturellement naître une équation à trois inconnus que nous nous gardons, pour cause de brièveté, de révéler tout de suite.

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** Abubakr Tandian, Bayreuth International Graduate School of African Studies-BIGSAS

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NOTES

[1] Ces groupes armes d’origines diverses avaient pour la plupart formé l’aile civile somalienne qui avait combattu le régime de Syed Barre contre les occidentaux. Il y a sans doute parmi eux des factions qui appartenaient tout simplement à la dictature militaire. Ainsi donc chacun réclame une part légitime d’un combat jadis mené dans un chaos politique que personne ne sait contrôler pour le moment.

[2] La Somalie était soufie jusqu’au début des années 90 lorsque la guerre Froide y laissait ses derniers jours. Mais c’est semble-t-il la dimension économique de la politique de puissance saoudienne—ce que j’appelle le fondamentalisme d’Etat—qui a entériné le projet d’incorporation de la Somalie dans la géographie de l’islamisme radical. En effet, les groupes Al Shabab et Hizbul Islam ont trouvé leurs recrues parmi les étudiants somaliens formés en Arabie Saoudite lesquels pouvaient facilement étendre l’influence islamiste grâce à leur présence dans les circuits de l’aide humanitaire mis en place et contrôlés par les Ong islamiques précisément aidés par Ryad. Les débuts humanitaires de ces ulémas et de la présence saoudienne en Somalie ont sans doute contribué à voiler la menace islamiste aux yeux des occidentaux et de la communauté internationale.

[3] Cela ne veut pas dire que les Usa ont connu un succès en Somalie. La plupart des observateurs et des spécialistes des relations internationales jugent cette intervention comme ayant été une déroute née des atermoiements de l’Onu selon d’aucuns, de l’attitude cavalière du gouvernement Clinton, selon d’autres.