Génocide, responsabilité et loi internationale
À l’occasion de la 17e commémoration du génocide rwandais, placée sous le signe de la promotion de la vérité et de la dignité, Gerald Caplan a abordé avec Touki Montréal la question de l’efficacité du droit international dans la prévention des génocides. Ainsi il souligne à la fois les échecs et les qualités potentielles du système des Nations Unies, soulève la question de la responsabilité des nations et des citoyens dans ce domaine, commente le rôle que les médias sociaux pourraient jouer dans la planification d’une intervention efficace et termine par une réflexion sur la façon dont l’étude des génocides l’a changé en tant qu’être humain.
Le siècle dernier a été secoué par une succession de génocides. Pourtant, après l’holocauste, le monde avait dit «Plus jamais». Comment se fait-il que nous n’ayons pas réussi à prévenir et à interrompre les génocides ?
Gérald Caplan : Pourquoi ne me posez-vous pas une question simple? Parce que les êtres humains sont des êtres humains et que nous sommes pleins de rage, de colère et de ressentiments. Il semble que quand les choses vont bien nous ayons une capacité à rechercher des problèmes.
Les querelles qui provoquent tant de ces conflits, qu’ils soient grands ou petits, qu’ils finissent par être des génocides ou des atrocités, sont souvent si insignifiantes que l’on a envie de pleurer sur la condition humaine. Donc, la raison principale pour laquelle nous avons des génocides c’est parce que nous sommes des humains et que partout où il y a des humains il y a des problèmes – c’est la première chose à dire.
Quelle est l’efficacité du droit international pour prévenir et puir les génocides comme stipulé dans la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide ?
Gérald Caplan : Eh bien, jusqu’à présent, cette loi a été plutôt inefficace. C’est une convention pleine de lacunes. Tous ceux qui l’ont étudiée le savent. Ce document est le résultat de nombreux compromis entre cinquante nations qui peuvent à peine s’entendre sur l’heure du jour. Vu qu’il s’agit d’une convention sur le génocide, il est très facile de ne pas y prêter attention et de l’ignorer, et c’est ce qui a été fait jusqu’à présent.
D’un autre côté, je souhaite insister sur le fait que, si vous êtes de bonne humeur ou si votre état d’esprit du moment est optimiste, si vous voulez vous remonter le moral, il y a eu quand même eu d’importants changements institutionnels dans les 10 ou 15 dernières années, depuis le génocide rwandais de 1994. Ces évolutions structurelles devraient permettre au monde – je n’aime pas utiliser le terme « communauté internationale » parce qu’elle n’existe pas – d’avoir plus de succès pour arrêter les conflits et les punir.
La cour pénale internationale et le bureau du Conseiller spécial pour la prévention du génocide aux Nations Unies sont les deux institutions les plus éminentes sur la question aujourd’hui. Il n’est pas encore clair à quel point, elles seront utiles dans le future, mais elles sont là et elles n’existaient pas auparavant.
Dans le cas du Rwanda, plusieurs chefs d’Etat et leurs représentants au Conseil de sécurité des Nations Unies, malgré qu’ils étaient au courant de la situation, ont refusé d’agir sur la base des informations qu’ils détenaient. Pourquoi les Nations Unies et ses membres ont-ils échoué au Rwanda ?
Gérald Caplan : Tout revient à une question de volonté politique et d’intérêt politique propre, pour toutes les nations du monde. Si l’on regarde de près les cinq membres permanents des Nations Unies, qui ont un droit de véto, et leur comportement face aux crises du Rwanda, du Darfour et de Bosnie, et l’on n’en est pas encore certain, mais peut-être aussi actuellement en Libye, on voit qu’ils ont des intérêts qui les poussent à ne pas intervenir. Les intérêts ne sont pas toujours de vieux concepts économiques marxistes, ils ne sont pas toujours des oléoducs. Ils peuvent être des raisons politiques du plus bas étage.
Par exemple, en 1994, Bill Clinton avait une élection au Congrès prévue pour le mois de novembre. Le génocide a eu lieu pendant les mois d’avril, mai et juin. Les démocrates craignaient que leurs candidates ne subissent des effets négatifs lors de cette élection (dussent les États-Unis intervenir au Rwanda). C’est un calcul terrible, non ? Va-t-on perdre quelques sièges dans le Mississippi pendant que cent mille, deux cent mille Rwandais se font tuer ? La réponse est oui, et c’est le calcul qu’ils avaient effectué.
Tout le monde a des intérêts. Au Soudan, par exemple, l’intérêt des Chinois était de maintenir de bonnes relations avec le gouvernement de Khartoum, qui leur fournissait du pétrole et à qui ils payaient d’immenses sommes d’argent. Les Russes avaient aussi des intérêts importants : ils vendaient des montagnes d’armes au gouvernement de Khartoum. Les Américains collaboraient étroitement avec le gouvernement de Khartoum dans la lutte antiterroriste dans la Corne d’Afrique ; donc, pour eux, ce qui se passait au Darfour était malheureux, mais d’une importance bien moindre.
À chaque fois, ce sont les intérêts propres qui gagnent et la volonté politique d’intervention n’existe pas. La volonté politique est plus importante que n’importe quelle convention, proclamation ou déclaration – c’est ce qui doit exister, et souvent ce doit être la société civile qui oblige les gouvernements à avoir une volonté politique.
Quel rôle les médias sociaux peuvent jouer à l’avenir dans la prévention des génocides ?
Gérald Caplan : Je tiens à préciser que j’attends plusieurs travaux de mes étudiants sur le sujet. Une fois que je les aurai lus, j’aurai une meilleure idée sur la question. Les médias sociaux sont en train de changer le monde d’une façon que nous ne comprenons pas. Je pense vraiment qu’il est trop facile de généraliser ou d’anticiper tant que nous n’avons pas plus de recul. Il est clair qu’en Égypte ils ont joué un rôle, même si personne n’en connaît l’importance. Peut-on dire que rien ne serait arrivé sans les médias sociaux? Je ne sais pas. Et en Tunisie ? On ne sait simplement rien sur le sujet.
Je crois aussi que les choses changent si vite – considérez que Facebook n’existait pas il y a quelques années, Google non plus ! – que nous ne savons même pas si les médias sociaux d’aujourd’hui existeront encore dans deux ou trois années, ou si des évolutions entièrement nouvelles vont arriver – c’est l’effet de l’évolution technologique.
Donc, premièrement, je n’en sais rien ; deuxièmement, il est difficile d’anticiper; et, troisièmement, toute nouvelle technologie qui émerge peut être utilisée aussi bien par les personnes mal intentionnées que par celles ayant de bonnes intentions.
On peut argumenter qu’au Rwanda, en 1994, si les victimes ou le personnel des Nations Unies, qui étaient si impuissants, avaient été capables de documenter ce qu’ils voyaient et de le diffuser assez rapidement partout sur la planète, cela aurait forcé une intervention. On peut aussi argumenter que si les génocidaires avaient eu la même technologie, ils auraient pu totalement éradiquer les Tutsis. Alors comment tout cela va se jouer est assurément inconnu pour moi.
Votre longue étude des génocides vous a-t-il changé en tant que personne ?
Gérald Caplan Je ne sais pas. Je ne sais pas quoi faire avec tout ça. Je ne sais pas où cela mène. Cela augmente ma douleur de voir de quoi les êtres humains sont capables. Cela me rappelle toujours, que, s’ils peuvent le faire, je peux le faire.
Si des centaines de milliers de paysans hutus ont pu succomber à un lavage de cerveau et être mobilisés afin de commettre ces actes, comment puis-je dire que je ne les aurais pas commis si j’étais né dans ces mêmes circonstances? Je pense donc que c’est là la leçon importante et effrayante à tirer – que chacun d’entre nous a en lui la capacité de commettre ces choses terribles. Alors, la tâche est de créer cet environnement, cette atmosphère, ces circonstances dans lesquels les gens sont heureux d’être honorables au lieu d’être comblés en étant déshonorables.
* Dr Gérald Caplan est un spécialiste canadien des génocides. L’occasion pour lui d’examin Entretien réalisé par Ingmar Zahorsky (Adaptation et traduction : Tatiana Philiptchenko)
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