Avocats du camp néo-libéral

À l'occasion de sa retraite, Issa Shivji, professeur de droit à l'Université de Dar es-Salam, aborde le sujet du rôle des avocats soutenant le système néolibéral. Voici un extrait de son exposé. Vous aurez accès à la version complète en cliquant sur le lien à la fin de l’article.

Le néolibéralisme engendre une intelligentsia transnationale pour le servir. La mondialisation mondialise le capital d’entreprise. L'élite néolibérale mondialise la « règle de la loi ». Ceci n'est pas la « règle de la loi » telle qu’elle fut établie lors du siècle des Lumières suivant des valeurs politiques libérales. C'est la « règle de la loi », fermement ancrée dans les exigences de la « règle du capital », qui est au service d'un système autocrate corporatif.

Comme l’affirme Cutler, la « loi qui est en train d'être mondialisée est essentiellement d'origine américaine ou anglo-américaine, favorisant les valeurs des ordres néolibéraux de contrôle ». Au cœur de ces valeurs se trouvent l'expansion et la protection des relations de propriété et l'appropriation privée de la valeur additionnelle [1].

Aussi l'élite légale se voit-elle impliquée dans la rédaction de la législation sur la privatisation, ainsi que dans la création des cadres institutionnels d'habilitation par lesquels le capital d’entreprise peut fonctionner librement. Elle est engagée dans la rédaction de contrats pour permettre au capital social d'exploiter des minerais souterrains et des ressources naturelles.

Elle facilite la provision de systèmes éducatifs, de soins médicaux, de ressources énergétiques et en eau, de terres ancestrales et de plantes médicinales traditionnelles. Elle s'engage également à rédiger des lois sur la propriété intellectuelle pour protéger le plasma modifié de semences et les médecines à base d'herbes, dont la connaissance se pille des paysans et des agronomes des pays du Quatrième Monde.

Des consultants à ordinateur portable voyagent d'une capitale à une autre ; ils mènent des « évaluations rurales rapides » pendant une ou deux semaines, émettent en série des documents légaux et font des présentations sur ordinateur lors d’ateliers auxquels sont invités tous les acteurs, et où des politiques d'état sont définies et approuvées.

L'intelligentsia légale transnationale est également divisée entre les pays du Premier et ceux du Quatrième Monde. L'élite légale est basée dans le Premier Monde ; les « masses » juridiques, autrement dit les « messagers », sont basées dans le Quatrième Monde. La rémunération d’un conseiller international est cinq fois plus importante que celle d'un conseiller local et 10 fois plus importante que celle d'un fonctionnaire local.

Les recherches et les analyses locales sont faites par le « messager juridique », tandis que le conseiller international fait la présentation sur ordinateur et disserte sur les normes de la « meilleure pratique internationale ». Un avocat local me dit que, pour faire un appel d’offres, il doit s'associer à un cabinet juridique du Nord. Un certain nombre de cabinets juridiques locaux sont ainsi associés.

Chaque année la consultation engloutit des milliards de dollars. Selon Action Aid, près d'un cinquième de l'aide globale est alloué à des consultants et à des ‘experts techniques’. Les donateurs emploient 100,000 experts techniques en Afrique. La Tanzanie verse annuellement 500 millions de dollars américains à des conseillers étrangers - ce chiffre est plus de trois fois plus important que ce que le pays a encaissé annuellement grâce aux investissements étrangers directs entre 1994 et 1999 [2].

Le projet de la nouvelle Charte claironne la consultation en tant que l'une des fonctions principales de notre université. Dans les années 70, grâce à la méthode historique et socio-économique, la Faculté de Droit avait pour but de former des avocats sensibilisés aux réalités de la société. À l’époque nous offrions une aide judiciaire aux ouvriers, aux paysans, aux femmes et aux enfants. À présent nous cherchons à former des juristes d'entreprise. Selon le projet de charte, l'université atteindra ses objectifs « en étroite collaboration avec l'industrie et le commerce ».

Le système organisationnel de l'université fait partie de l'attaque idéologique néolibérale contre la pensée critique, contre les intellectuels qui veulent « dire la vérité aux détenteurs de pouvoir », pour reprendre l'expression d'Edward Said [3]. Ce système sape ce que fait l'université en tant que miroir de la société dans le but de faire développer cet élément si important - l’esprit critique. Sans doute, les tentations sont grandes et personne n'y est insensible.

Comme la fin de mon discours est imminente, permettez-moi d'être un peu nostalgique et de faire quelques réflexions. Et puisque j’ai 60 ans, je crois que vous me pardonnerez également d'être un peu présomptueux. En 1968, nous - les membres de USARF - avons lancé un journal polycopié intitulé Cheche – nom fait de L'Etincelle de Nkrumah et de Iskra de Lénine. Les premiers rédacteurs furent trois jeunes, Zakia Meghji, Henry Mapolu et Karim Hirji.

Dans la première édition figurait mon exposé « Les Barbares instruits ». Parcourant le document aujourd'hui, on se sent quelque peu gêné. Sur douze pages il y a environ 20 notes de bas de page, le texte lui-même occupant la moitié de la page, avec de nombreuses citations tirées de Baran, Nkrumah, Fanon, De Castro et ainsi de suite. À l'époque aucun éditeur "respectable" n’a voulu l'accepter mais cela nous était complètement égal. Nous n'écrivions pas dans le but d’être publiés. L’écriture faisait partie de notre lutte idéologique. Elle était sans doute maladroite, de style brut, et quelque peu mécaniste en termes de raisonnement. Mais il est clair que le texte « Les Barbares instruits » traduit la colère, la passion et l’engagement. Nous étions dans la période du nationalisme radical dénommé « socialisme ».

Les jeunes étaient montés contre l'état du monde et ils s’engageaient intellectuellement à mieux le comprendre, étant passionnément motivés par la possibilité de le changer pour le meilleur. Nous discutions de Fanon pendant que nous cultivions le cajou dans des fermes situées dans les alentours de l'université ; à Mlalakuwa nous faisions cours d'alphabétisation basés sur la Pédagogie des Opprimés de Paulo Freire, nous bâtissions nos propres abris, que nous désignions de maisons, c’était de l'auto aide. Notre camarade Joe (le professeur Kanywanyi) pourrait en témoigner.

Aujourd'hui, mes écrits sont peut-être de nature plus académique, plus intellectuellement raffinés. Je ne suis pas censé le dire. Uniquement mes collègues sont en mesure de les juger. Ali Mazrui est le seul à savoir faire des autoévaluations! Mais quel que soit le verdict intellectuel sur mes écrits, je suis en mesure d’affirmer une chose, et personne ne le contredira : ces écrits ne sont pas fervents comme « Les Barbares instruits ».

Peut-être que maintenant je suis plus instruit, mais également moins ému par l'injustice, et donc, peut-être, plus barbare ! Récemment, en lisant un brouillon de mon article, ma fille a raillé, « Papa, tu n'es pas assez en colère ». Et ce n'est pas une question d'âge ; on ne passe pas l'âge de l’engagement, de la passion ou du dévouement! Nous devons chercher des explications et non pas des justifications ; et les explications se trouvent ailleurs.

Le néolibéralisme a fait ses ravages et le langage de la consultation a déplacé et remplacé le langage de la conscience et de l'engagement. En tant qu’individus, nous ne pouvons être que tourmentés avant d’oublier peu à peu même la nécessité d'identifier les maux de notre société. « Organiser, et non pas agoniser », dit mon ami Chachage, et de retour à son bureau il reprend la rédaction de Makuadi wa Soko Huria. Et nous nous devons de le faire car cela est bien plus important que d’aller à Johannesburg assister à encore une conférence sur la mise en œuvre du NEPAD, organisme de persuasion impérialiste.

Je ne sais si le monde d'aujourd'hui est meilleur que celui d'il y a trente ans. Mais je sais que ni notre pays ni le continent ne l'est. Les Programmes d'Ajustement Structurel des années 80 ont détruit les petits accomplissements réalisés durant la période nationaliste dans les domaines de l'éducation, de la santé, de l'espérance de vie et de l'alphabétisation. Les mesures néolibérales des dix dernières années ont détruit le petit secteur industriel mis en place lors de la période de substitution à l'importation.- textiles, huile, cuir, acier, équipements agricoles, usines de noix de cajou.

Mais ce qui est encore plus important, c'est que nous avons perdu le respect, la dignité, l'humanité ainsi que le droit à l'opinion personnelle que représente l'indépendance. La majorité de notre population, les travailleurs et les paysans mis en valeur par la Déclaration d'Arusha, sont devenus des "pauvres inconnus".

Les travailleurs et les paysans, censés être les artisans de l'histoire et les moteurs du développement, se sont transformés en thèmes pour les PRSP - Plans Stratégiques pour la Réduction de la Pauvreté. « Le secteur privé est le moteur de la croissance » nous affirme-t-on à longueur de journée, « l'histoire s'est terminée », nous prône-t-on. Des consultants à ordinateur portable reproduisent les répliques des PRSP de pays en pays. Les stratégies destinées à réduire la pauvreté sont une condition préalable pour bénéficier d'une réduction de la dette. Entre-temps, la dette augmente; du seuil de 8 billions de dollars américains, elle a maintenant passé la barre des 9 billions. Régler les dettes - autant chasser un mirage! Les règles du jeu sont en constante évolution !

Alors que nous sommes financés par des billions de dollars en aide additionnelle, nous louons une De Soto pour entendre dire que nous sommes trop idiots pour reconnaître "le mystère du capital" ou comprendre « pourquoi le système capitaliste réussit à l'Ouest et échoue ailleurs ». Nous sommes assis sur des trillions de dollars de « capital mort ». Nous n’avons qu’insuffler une vie légale à l’intérieur de ce capital mort et voilà ! Nous voici tous devenus tout aussi capitalistes que les Occidentaux.

La question à se poser alors est qui, au bout du processus, possédera les trillions et qui sera mort ? L'Histoire nous apprend que les trillions s'accumulent dans les centres capitalistes laissant derrière eux, à la périphérie, les morts, les mutilés, les mal nourris ainsi que ceux que les conflits ont désunis.

Durant les années 80, la Commission du Sud, financée par Mahatir Mohammed de Malaisie, fut présidée par Mwalimu Nyerere dans le but de savoir comment le capitalisme de l'Ouest passe outre du reste (mes paroles, leur message). La Commission conclut entre autres que le monde était de travers, divisé et souffrait d'inégalités au sein des relations de pouvoir. De plus, elle déclara que cette situation découlait à la fois de l'histoire du colonialisme et des conditions d'inégalité mondiales contemporaines.

Dans un langage restreint, la Commission déclara que « les disparités énormes entre le Nord et le Sud sont dues non seulement aux différences de progrès économique mais aussi à la croissance du pouvoir du Nord par rapport au reste du monde » [4]. Selon la Commission du Sud, il y avait un revers du mouvement des ressources depuis le Sud (pauvre) vers le Nord (riche). Quant aux dettes, plus récemment, « les pays en voie de développement ont dû transférer annuellement des sommes de presque 40 milliards de dollars aux pays développés et il existe peu de chances que cette perverse tendance de transfert de capital depuis les pauvres jusqu’aux riches soit révolue» [5].

En 2000, le Président Mkapa fut nommé par Tony Blair, comme membre de la Commission africaine sur la pauvreté. En deux phrases la Commission a résumé 50 années d'histoire africaine comme suit:

L'histoire de l'Afrique de ces 50 dernières années a été souillée par des faiblesses dans deux domaines : d’abord celle de la capacité d'élaborer et de mettre en œuvre des politiques et deuxièmement, celle de la responsabilité – la mesure dans laquelle un Etat peut répondre aux attentes de son peuple (p. 14) [6].

Par là l’on comprend que les Africains ne sont pas capables de réfléchir et que les Etats africains ne savent pas élaborer de politiques. Ceux-ci sont anéantis par le manque de responsabilité, ce qui est un code de référence pour la corruption légendaire ou ce qu'on qualifie de « mauvaise gouvernance ».

Dans les années 60, les Allemands de l'Ouest furent priés de plier bagage et de s'en aller car ils manipulaient l'aide pour exercer une pression pour que la Tanzanie refuse le statut diplomatique aux Allemands de l'Est. De nos jours, la « bonne gouvernance » exige que nous adoptions des lois antiterroristes, et cela même au risque de diviser notre peuple, car c'est la politique étrangère de quelques tyrans de ce monde.

Oui, le monde a en effet changé. Oui, les temps ont changé. Oui, nous avons effectivement une nouvelle forme d'impérialisme surnommé la mondialisation. Oui, effectivement, nous devons changer. On se pose alors la question: changer mais dans quelle direction, au bénéfice de qui, au profit de qui ? Selon Edward Said, la question fondamentale de tout intellectuel est « comment dire la vérité ? De quelle vérité s'agit- il? Pour qui et où? » [7]

La question fondamentale de nos jours est de savoir si cette contre-révolution néolibérale thatchérienne profite aux masses ou à une élite néolibérale restreinte? Aucun changement social, économique ou politique ne peut être décrit, analysé ou compris sans tenir compte d'une classe sociale, d'un peuple ou d'une nation spécifique et, au niveau mondial, de l'humanité tout entière. De plus, il est évident que le présent ne peut être ni compris ni amélioré sans que l'on comprenne mieux le passé. Aucun intellectuel qui se respecte n'approuverait la bestialité qu'incarne l'impérialisme.

Pour nous, hommes de loi, le moins que l'on puisse faire est de se poser la question posée déjà par Edward Said: comment nous hommes de loi devons-nous traiter de la relation autorité – pouvoir - en tant que professionnels suppliants ou comme les représentants de la conscience de cette relation, rien que des amateurs mal rémunérés?

Notes:
[1] A. Claire Cutler, 'Historical Materialism, globalization, and law: competing conceptions of property', in Mark Rupert and Hazel Smith eds. (2002) Historical Materialism and Globalization, London: Routledge.
[2] Action Aid International (2005), Real Aid: An Agenda for Making Aid Work, p. 22.
[3] Dr. Ali Mohamed Shein, Vice President, The Guardian, 10/06/2006.
[4] Tanzania Investment Centre, Tanzania Investor,
[5] Edward W. Said (1993), Representations of the Intellectual, The 1993 Reith Lectures, London: Vintage.
[6] The South Commission (1990), The Challenge to the South, Oxford: Oxford University Press, p. 3.
[7] Ibid. p. 19.
[8] Said 1993, op. cit. p. 65.

*Cet extrait provient d'un document intitulé « Avocats du camp neolibéraliste », présenté à l'occasion de sa retraite par Issa G. Shivji, professeur de Droit à l'Université de Dar es- Salam en Tanzanie. Pour avoir accès au document complet, veuillez cliquer sur le lien ci-dessous.

*Le texte a d’abord paru dans le numéro 266 de l’édition anglaise de Pambazuka News. Voir : [email protected] ou faites vos commentaires en ligne sur www.pambazuka.org