Adame Ba Konaré défie Sarkozy
Le discours du président de la République française, M. Nicolas Sarkozy, lors de sa visite à Dakar le 26 juillet 2007, n’a pas manqué de soulever une vive réprobation dans une large partie de l’opinion africaine, par son ton, par ses références à des poncifs vieux de plus d’un siècle que l’Europe tenait sur l’Afrique avant la colonisation, une Afrique alors méconnue et fantasmatique.
Les poncifs les plus saillants du discours « sarkozien », directement hégéliens mais révolus depuis et qui heurtent le plus l’historien de l’Afrique, proclament, entre autres, ceci : (…) «Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. »
« Le problème de l’Afrique et permettez à un ami de l’Afrique de le dire, il est là. Le défi de l’Afrique, c’est d’entrer davantage dans l’histoire. C’est de puiser en elle l’énergie, la force, l’envie, la volonté d’écouter et d’épouser sa propre histoire. Le problème de l’Afrique, c’est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l’éternel retour, c’est de prendre conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter, ne viendra pas pour la raison qu’il n’a jamais existé. Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. (…) La réalité de l’Afrique, c’est celle d’un grand continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit pas parce qu’il n’arrive pas à se libérer de ses mythes (…) »
Le récent article de M. Jean Marie Bockel, Secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères et éuropéennes, chargé de la Coopération et de la Francophonie, paru dans le journal « Le Figaro » du 4 septembre 2007, qui tente de recadrer le discours du président français, en rajoute au malaise : « l’Afrique interroge, passionne, interpelle. Enfin ! Premier résultat et non des moindres : le continent africain est de nouveau à l’ordre du jour. Depuis l’intervention du président de la République, l’Afrique est sortie du cénacle des technocrates des « bailleurs de fonds » pour s’inviter à la grande table du débat populaire. En choisissant à dessein de parler librement, Nicolas Sarkozy a libéré la parole. (…) Prenons acte du retour de l’Afrique dans le débat d’idées. »
De telles déclarations sont révélatrices d’un fait : après plus de cent ans d’histoire partagée avec la France et près de soixante ans de collaboration après les indépendances, l’Afrique se rend compte brutalement que son principal partenaire a d’elle une vision étonnamment statique, alors même que foisonnent depuis maintenant plusieurs décennies, moult écrits et moult débats sur elle et sur son sol. Face à une telle situation, nous sommes, nous historiens africains, interpellés en premier lieu, car c’est nous, fondamentalement, qui avons la charge de gérer la mémoire de l’Afrique. Intervenir dans ce débat est un devoir à la fois scientifique et militant pour nous.
Si nous nous taisons, ce sera l’histoire qui nous jugera du haut de son tribunal. Si nous nous taisons, ce sera ne pas faire honneur à la mémoire de tous nos devanciers, parmi lesquels Joseph Ki-Zerbo et Cheik Anta Diop, qui se sont lancés corps et âme dans la bataille de la réhabilitation de l’histoire africaine. S’assumer et assumer notre part de responsabilité face à l’histoire, face aux générations montantes, face à la jeunesse, voilà ce que je vous propose, voilà ce que je nous propose.
Réfléchissons, échangeons, partageons sur la base du volontarisme, en adoptant une posture scientifique dépouillée de toute émotion, autour des thèmes suivants que nous retenons dans les débats en cours : « L’Africain et la reproduction du temps mythique. » ; « L’Africain et la corruption. » ; « Ce que la colonisation a apporté à l’Afrique. » ; « L’Africain et la raison. » ; « L’Africain et le règne de la nature. » ; « L’Africain et les droits de l’homme, la démocratie, la liberté et la justice. » ; « L’Africain et l’enfermement sur soi. »
Je propose que chacun d’entre nous, dans son domaine de compétence académique, produise un article au plus tard pour fin décembre 2007, en introduisant, si nécessaire, des grilles de lecture comparative avec d’autres sociétés pour un raccordement juste et équitable à l’histoire universelle. Cette liste n’est pas exhaustive. Vous voudrez l’enrichir par de nouvelles propositions.
Le recueil, validé par un comité scientifique, fera l’objet d’un ouvrage collectif à paraître courant 2008 et sera versé dans le dossier du partenariat France/Afrique. Une fois le livre paru, les auteurs, pour ceux qui le désirent, se dissoudront avec moi dans un comité, le Comité de Défense de la Mémoire de l’Afrique (CMAD). Ce comité, j’entends le lancer et en faire un instrument de veille et de vigilance pour la sauvegarde de la mémoire de l’Afrique. Toute suggestion de votre part sera la bienvenue.
A vous tous qui adhérez à mon projet, et pour toute autre réaction de votre part, vous pouvez me joindre et envoyer vos articles et correspondances au contact suivant : [email][email protected] Confraternellement, Professeur Adame Ba Konaré.
* Adame Ba Konaré, historienne et écrivain, est l’épouse de M. Alpha Oumar Konaré, président de la Commission de l’Union africaine.
* Ce texte a d'abord paru dans le journal malien Les Echos du 14 septembre 2007.
* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou en ligne sur www.pambazuka.org