La crise ivoirienne : une bonne affaire

19 septembre 2002-19 mars 2006, cela fait trois ans et demi que dure la crise ivoirienne1. Malgré de multiples tentatives de médiations, la crise dure. Pour que la médiation soit efficace, il faut qu’il y ait volonté commune des protagonistes. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, cette volonté est de part et d’autre ouvertement affichée.

C’est la volonté officielle, celle que l’on montre, qui respecte le « politiquement correct » parce qu’il n’est pas imaginable de dire le contraire. Qui pourrait oser proclamer qu’il refuse la paix et se complait dans la guerre ou dans l’état de « ni paix ni guerre » ?

Pourtant, il y a une dissonance de fait entre cette volonté officielle et les intérêts particuliers, entre ce « politiquement correct » qu’on affiche et l’ « économiquement et socialement intéressé » que les parties pratiquent de fait…

Une médiation ne peut remplir son office que si les protagonistes sont d’accord sur le but final (la paix) mais divergent uniquement sur les modalités permettant d’y parvenir. Or dans le cas ivoirien, il faut se rendre à la désagréable évidence qui s’impose à l’observation attentive des faits : tout le monde est d’accord sur le statu quo. Cette situation a même été baptisée localement du nom de « ni paix ni guerre » qui traduit parfaitement la réalité.

Le fait est que cette situation arrange tous ceux qui ont le pouvoir de la faire cesser.

Quelle que soit la façon dont on observe la situation, personne n’a intérêt à ce que la situation se débloque.

Au bout de trois années de crise, l’impression dominante est d’abord la faible motivation des parties en conflit pour arriver à la paix. D’un côté comme de l’autre, le discours récurrent consiste à verser sur d’autres épaules les responsabilités du conflit. La crise est toujours « de la faute de l’autre », l’autre étant, suivant les cas, la France, le Burkina Faso, le Mali, le Monde (complot international), la « galaxie présidentielle », etc.

Les parties affichent aussi dans un bel ensemble pour une fois unanime le sentiment que la résolution du conflit doit être le fait du médiateur. On assiste ainsi à une déresponsabilisation des pouvoirs en place : pour chacun, le conflit est de la faute de l’autre, et celui qui doit le résoudre est un troisième intervenant, lui, n’y est pour rien.

Chacun attend donc du médiateur en place qu’il résolve le problème, à son avantage. Cette attente est d’autant plus motivée que chaque partie compte nombre de ce que petit à petit, dans la sphère ivoirienne, on ose appeler par son nom : des profiteurs de guerre. D’un point de vue non seulement économique, mais aussi social et politique, la crise profite à ses acteurs.

I/ Des profiteurs économiques : « même la nuit ! »

Les profiteurs économiques sont les plus visibles parce que leurs bénéfices sont d’autant plus manifestes qu’ils sont souvent ostentatoires alors que la population « ordinaire » s’enfonce, elle, dans le marasme et l’insécurité économique.

En zone gouvernementale, dès le début de la crise, on remarquait la prolifération des voitures de luxe, des constructions somptueuses sans toutefois au premier abord dénoncer les profits des proches du pouvoir. Mais on ne pouvait s’empêcher de remarquer un luxe qui n’existait pas avant guerre et qui était d’autant plus choquant qu’Abidjan abritait alors plus de 500 000 réfugiés de guerre qui avaient tout perdu.

Petit à petit, les proches du parti au pouvoir, le FPI on été montrés du doigt2. Comptes à l’extérieur, véhicules de luxe, dépenses somptuaires appartements en France, investissements dans les cyber-cafés et les stations-service qui se sont multipliées à Abidjan depuis la crise, autant de marques d’enrichissements personnels d’autant plus visibles que leurs bénéficiaires n’avaient souvent aucun patrimoine avant la crise.

Les Abidjanais ont d’ailleurs forgé à leur propos des termes révélateurs comme « patriotes alimentaires » ou « ventriotes ». Au-delà la de sphère « patriotique », on a bien entendu, comme dans toutes les situations de ce type, une économie de guerre classique, faite de trafics variés. Cette économie de guerre florissante se traduit par le cri du cœur d’un Abidjanais : « On construit à Abidjan en ce moment, ce n’est pas la crise pour tout le monde. On construit, même la nuit !

Dans la zone nord, le phénomène est moins accessible compte tenu des problèmes d’accès et de diffusion de l’information, mais on sait qu’à la mort du chef de guerre « Kass » (Bamba Kassoum) lors des événements de juin 2004 à Bouaké, on a pillé son cyber-café, ce qui nous apprend qu’il en avait un, alors qu’il n’en avait pas en 2002 !

Des témoignages de la zone nord nous apprennent que dans cette zone aussi, les stations service se multiplient. On sait que Korhogo connaît des mutations urbaines importantes : la ville, autrefois assoupie connaît un regain d’activités liées à la guerre. A la différence de Bouaké, elle n’a pas connu de combats et donc de destructions en 2002, elle est suffisamment au nord pour ne pas être, comme Bouaké en première ligne en cas de reprise des combats et sa situation la met aussi au premier plan pour tous les trafics avec le Burkina et le Mali. Là aussi « on construit, même la nuit ! ».

Si la population « ordinaire » souffre aussi de la guerre, au moins y trouve-t-elle une compensation dans la nouvelle économie parallèle : les taxes sont moins élevées qu’en zone sud, et ainsi, par exemple, on rapporte qu’on peut acheter les motos « hors taxes », importées du Burkina, ce qui permet à nombre d’habitants restés sur place d’avoir accès à du matériel qui leur était inaccessible avant.

Certains reconnaissent fin 2005 être partagés entre le désir de voir la situation se normaliser et la crainte de perdre ces avantages « collatéraux » qui finissent par ne pas être négligeables. Enfin, il semble certain que les personnages les plus influents aient fortement investi au Burkina, en particulier à Ouagadougou : on trouve régulièrement trace de cet état de fait dans la presse ivoirienne ou burkinabè, mais aussi dans les témoignages de Ouagalais « ordinaires ».

Bobo-Dioulasso (sud-ouest du Burkina), ville qui était entrée en léthargie et était décrite comme sinistrée en mai 2003 [AFP 26 mai 2003] connaît elle aussi un regain d’activité étonnant, au point qu’on n’y trouve plus de gros camions disponibles à la location [La lettre du continent N°406, 19 janvier 2006] : ces investisseurs viennent directement de la « sphère rebelle ».

Compte tenu de la situation conflictuelle, la situation la plus choquante pour la population est sans doute celle qui est décrite dans une dépêche AFP du 20 mai 2005 qui, évoquant la circulation des marchandises de contrebande, précise qu’elles « transitent par les territoires sous contrôle de la rébellion, traversent la "zone de confiance" (qui sépare les belligérants et coupe le pays en deux) pour se retrouver en zone loyaliste, "avec la complicité de combattants des deux bords" ».

Et de conclure « Selon International Crisis Group (ICG), "il est clair que la situation actuelle dans l'ouest sert les intérêts économiques des politiciens et des chefs de milices" pro-gouvernementales, omniprésentes dans la région. » Un journaliste précise : « Même des militaires des zones sous contrôle gouvernemental viennent s’acheter des motos à Bouaké » [L'intelligent d'Abidjan- 10/3/2005].

Enfin, sur l’ensemble du territoire, chacun, même de piètre importance, peut, dès lors qu’il est sur un « barrage de contrôle » qu’il a parfois lui-même décidé, prélever sa part de prébende sur la population. Cela va de « l’argent du thé » à des sommes beaucoup plus importantes.

A une toute autre échelle, la filière du cacao a fourni des milliards de FCFA à la mouvance présidentielle. Le rapport d’experts [AMIRI Sid, GOURDON Alain, 2005] souligne que le Fonds de Régulation du Cacao (FRC), l'organisme chargé de "la régulation financière et de la gestion de la trésorerie de la filière", est utilisé par le pouvoir pour financer des achats d'armes. Le rapport fait ainsi mention d'un « prêt de 10 milliards de francs CFA » conclu en octobre 2002 au titre de « l'effort de guerre ».

Les limites en l’effort de guerre et l’enrichissement personnel ne sont pas très clairement établies. Plus de 200 milliards de FCFA sont perçus chaque année par l’État au seul titre du Droit unique de sortie (DUS) [Le Journal de l'Economie (Dakar) 16 Novembre 2004], la presse ivoirienne dénonce régulièrement les malversations. Les fonds sont détournés en toute impunité. En dehors de toute procédure de contrôle public, les acteurs de la filière utilisent comme bon leur semble les sommes qui leur sont allouées par l'Etat.

En septembre 2005, une mission conjointe du FMI et de la Banque mondiale avait conclu que sur les 400 milliards de CFA prélevés sur les planteurs entre 2002 et 2004, seuls 130 milliards avaient été dépensés au bénéfice de la filière cacao. Entre 1997 et 2003, les multinationales étrangères (américaine, hollandaise, etc.) ont vu leurs parts de marché passer de 10 % à 30 %. Ces grands groupes n'ont jamais été aussi puissants et prospères que depuis la guerre en Côte-d'Ivoire.

II/ Des profiteurs sociaux : faire partie de « ceux avec lesquels il faut compter »

Au-delà des profits économiques, la guerre, ou plutôt la situation de ni paix ni guerre, s’est révélée être un véritable ascenseur social perçu comme provisoire : il ne dure que le temps de cette situation. Nombreux sont ceux, au Nord comme au Sud, qui n’étaient « rien du tout » et sont devenus du jour au lendemain des personnages importants, de ceux avec lesquels il fallait compter à l’échelle du pays. Leur nom est brusquement prononcé partout.

Dans la zone sud, la « galaxie patriotique » comprend une part importante de jeunes « déscolarisés » (voire jamais scolarisés), frustrés, demandant des comptes à une société qui les marginalisait. Brusquement, ils deviennent puissants, entrent dans la cour des grands, ont les hommes d’Etat les plus importants comme interlocuteurs au moins indirects, lors d’événements majeurs ils occupent les écrans de la télévision, et même la RTI (Radio Télévision Ivoirienne) elle-même. Ils maîtrisent la presse, choisissent qui peut être diffusé, voire imprimé.

Ainsi en novembre 2004, avant la reprise des hostilités qui devaient mener au bombardement de la base militaire française de Bouaké, les « patriotes », après avoir rendu difficile la diffusion des journaux d’opposition (opérations commandos de destruction des journaux d’opposition dans les kiosques), ont détruit le siège de ces journaux le 3 novembre, veille des premiers bombardements dans le Nord, ce qui montre une extrême coordination avec le pouvoir en place.

Dans la zone Nord, on peut faire les mêmes observations, mais avec moins d’ampleur, pour une partie des jeunes ayant rejoint la rébellion. A défaut de les rendre « visibles » sur le plan national voire international, la rébellion, comme toutes les rébellions, les a rendus importants au plan local. On peut aussi penser à cette catégorie particulière que sont les « Dozos », membres de la confrérie des chasseurs traditionnels du Nord, qui étaient, avant la guerre, relégués à des fonctions de sécurité privées3 sur l’ensemble du territoire national.

Du jour au lendemain, ils récupèrent leur fonction première de sécurité locale officiellement reconnue par les nouvelles autorités. Mieux, ils sont reconnus comme une part importante des troupes de la rébellion, la presse rapporte que leurs pouvoirs sont craints même par l’armée loyaliste (ils sont « anti-balle », peuvent disparaître ou se transformer en animal sauvage). Ils font des démonstrations dans le grand stade de Bouaké, ils passent sur les écrans de télévision du monde entier. Ceux qui étaient devenus d’obscures gardiens reviennent sur le devant la scène comme des acteurs de premier plan.

Cette assimilation au monde militaire de la rébellion s’est faite d’autant plus facilement que nombre de militaires appartenaient déjà à la confrérie des « Dozos » à titre personnel. Ce qui est nouveau, c’est que les Dozos sont reconnus en tant que tels. On parle d’eux dans le monde entier, c’est important, même si cela ne se traduit pas par des avantages matériels.

Enfin, les chefs locaux des deux zones obtiennent une reconnaissance internationale. Guillaume Soro qui n’était qu’étudiant, et n’avait que le statut d’ancien responsable (1995-1998) du syndicat étudiant ivoirien « FESCI » 4, voit son nom imprimé dans toutes les presses mondiales, il est appelé à parler avec les plus grands, téléphone non seulement aux présidents de partis, mais aux chefs d’État.

Mieux, le 29 décembre 2005 il devient « ministre d’Etat », numéro deux du gouvernement, certains disent même « vice-premier ministre ». Un honneur qu’il doit à la situation de ni paix ni guerre qui fait de lui un interlocuteur majeur pour l’avancée vers la paix.

De son côté, Charles Blé Goudé, lui aussi étudiant et successeur de Guillaume Soro comme responsable de la FESCI (1998-2000), dit « le général », devenu le « général de la jeunesse », « général de la rue » (de la « rue publique » disent ses détracteurs), leader des jeunes patriotes, devient un personnage incontournable. Fondateur de la coordination des jeunes patriotes (COJEP), il est interviewé sur les chaînes internationales et son visage est connu du monde entier. Il a discuté d’égal à égal avec le « Général deux étoiles » Emmanuel Beth, chef de l’Opération française Licorne lors d’un des « sit-in » devant le 43ème BIMA à Abidjan, en 2003.

Eugène Djué, président de l’Union des patriotes pour la libération totale de la Côte d’Ivoire (UPLTCI) a une renommée moins internationale, mais il règne sur toute une partie de la galaxie patriotique. Les luttes d’influence entre les groupes apparaissent d’ailleurs de plus en plus, la renommée des uns faisant de l’ombre aux autres, d’autant que l’enjeu est aussi financier (incessantes et invérifiables rumeurs de « valises » distribuées par le Président aux uns plutôt qu’aux autres).

Au moins, récupère-t-il une importance internationale avec les sanctions distribuées effectivement par l’ONU en janvier 2006. Il est alors à égalité avec Blé Goudé. Une immense fête donnée à Port Boué, le 20 février les consacre même lors d’une cérémonie où on leur remet les attributs de chefs traditionnels [Fraternité matin, 21 février 2006].

Ces sanctions qui touchent de « seconds commis » frappent aussi un autre « notable », du Nord, cette fois : le Commandant Fofié Kouakou, « com’zone » de Korhogo5, qui commençait à faire parler de lui pour la mise en valeur de la ville (construction d’un centre culturel entre autre).

De part et d’autres, chefs de guerre ou chefs de milice prennent une importance locale, participant à l’éclatement des pouvoirs par les luttes internes qui en découlent : Wattao (Issiaka Ouattara) , le chef du « bataillon anaconda »6 de Bouaké se hisse ainsi de plus en plus près du pouvoir du Nord, au détriment d’autres chefs de guerre comme Chérif Ousmane7 de la Compagnie Guépard au jeu plus discret, l’adjudant Tuo Fozié (qui s’affirmait chef des rebelles aux premières heures de la rébellion) ou Zakaria Koné restés plus réservés, mais pourtant très au devant de la scène au tout début de la rébellion.

Cette « nouvelle notabilité » se traduit par exemple dans la somptueuse faite d’anniversaire que Wattao donne à Bouaké le 12 mars 2006 : plusieurs milliers d’invités, groupes de musiciens renommés etc. Il ne s’agit plus seulement d’enrichissement personnel, mais de montrer qu’on est devenu important. Dans le même ordre d’idée, dans une de ses chansons, « Bogota, G.S, leader éclairé » l’artiste congolais Koffi Olomidé fait l’éloge de Guillaume Soro, « Bogota » étant un des pseudonymes reconnus de ce dernier.

Les mêmes types de phénomènes s’observent dans la galaxie patriotique, en particulier à l’Ouest, avec l’émergence de chefs de guerre locaux qui deviennent tout puissants.

Les milices de l’Ouest « le FLGO, l'APWE, L'UPRGO et le MILOCI sont par la suite des forces d'auxiliaires redoutables et redoutés »8, ainsi émergent les personnalités du « colonel Yedes », du « général » Denis Maho ou « chef Maho » surnommé « Glofiéhi » c'est-à-dire le téméraire, chef du FLGO (Front de Libération du Grand-Ouest), du pasteur Gammi, chef du MILOCI qui discutent à la même table que le Chef d’Etat-Major de l’armée ivoirienne, Philippe Mangou, le 18 avril 2005.

Autant de reconnaissances sociales inespérées en temps de paix, même si leur « camp » avait gagné.

III/ Des profiteurs politiques

Au-delà des intérêts directement matériels et sociaux, la situation de « ni paix ni guerre » profite également d’un point de vue politique. Elle permet d’abord bien entendu l’émergence d’ambitions personnelles : le cas le plus visible est celui de Guillaume Kigbafori Soro.

Si le nom de MPCI a été relayé dans la presse dès le 20 septembre 2002, ce mouvement mystérieux, visiblement très organisé, surprenant par la coordination de ses actions et l’importance de son équipement est resté sans visage jusqu’à la conférence de presse du 14 octobre (près d’un mois après le déclanchement de la rébellion) ou Guillaume Soro a été présenté comme secrétaire général. Il était apparu alors comme le probable « homme de paille » d’un discret commanditaire.

Petit à petit, il a pris de l’ampleur, reconnu comme interlocuteur, invité comme représentant de la rébellion chez les divers médiateurs, de Marcoussis à Pretoria en passant par Accra, Tana (Togo) ou Abuja. Il échange avec chefs d’Etat et d’organisations internationales. Petit à petit, il devient l’interlocuteur de référence, jusqu’à devenir le 28 décembre 2005 le numéro deux du gouvernement de Côte d’Ivoire.

Du côté présidentiel, le Président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, le Président du FPI (Front Populaire Ivoirien, parti du Président Gbagbo), Pascal Affi N’Guessan, la présidente du groupe FPI à l’Assemblée nationale, Simone Gbagbo (épouse du Président Laurent Gbgabo) deviennent aussi des personnalités qui prennent de l’importance dans leur parti grâce à leurs positions ou actions lors des débats sur les façons de conduire à la paix. Mais là encore, que la paix arrive et leurs prises de positions ne seront plus que les révélateurs de rivalités internes.

Surtout, la situation de ni paix ni guerre est l’assurance pour les protagonistes des deux camps de ne pas avoir de compte à rendre, ni dans leur camp, ni aux niveaux national et international. Aussi terrible que cela puisse paraître, cette situation est une sorte d’assurance impunité. On ne pourra prendre le temps de faire les comptes qu’une fois la paix revenue.

Un exemple révélateur est celui de la diffusion qui a été faite du contenu du rapport d’Amnesty international qui a entre autre révélé en février 2003 l’exécution de gendarmes de Bouaké lors des premiers jours de la rébellion. Or ce rapport insiste avant tout sur le danger de l’impunité : intitulé « Côte d’Ivoire : Une suite de crimes impunis.

Du massacre des gendarmes à Bouaké aux charniers de Daloa, de Monoko-Zohi et de Man » il ouvre sur une citation « Rappelez-vous de Yopougon, maintenant ce sera votre tour », mots prononcés, le 6 octobre 2002, par des éléments armés du MPCI devant leurs futures victimes, des dizaines de gendarmes et certains de leurs enfants (18-24 ans), abattus dans le camp militaire de Bouaké.

L’objectif du rapport est de montrer le danger de l’impunité, comment les massacres de Yopougon, opérés par les gendarmes à la solde du FPI lors de la prise du pouvoir par Laurent Gbagbo le 26 octobre 2000 sont à la source de l’engrenage de la violence à cause de l’impunité qui les a entourés.

« Entre le massacre de Yopougon, le 26 octobre 2000, et celui de Bouaké, le 6 octobre 2002, deux ans exactement se sont écoulés. Deux années au cours desquelles les auteurs du massacre de Yopougon ont bénéficié d'une impunité totale malgré des recommandations faites par plusieurs organisations de défense des droits humains, notamment Human Rights Watch, Reporters sans frontières, la Fédération internationale des droits de l'homme et Amnesty International, qui ont toutes fait des enquêtes sur le terrain en interrogeant notamment les deux survivants du massacre.

Toutes ces enquêtes ont souligné le rôle joué par les gendarmes du camp d'Abobo […] aucun responsable de ce massacre n'a été puni. Un simulacre de procès a eu lieu en août 2001 au cours duquel huit gendarmes ont été acquittés "faute de preuves ".

De par son ampleur et son caractère purement ethnique, le massacre de Yopougon a constitué dans l'histoire récente de la Côte d'Ivoire une transgression qui va longtemps hanter les mémoires. Ce crime impuni a servi explicitement de justification au massacre des gendarmes à Bouaké et son spectre a ressurgi dans les tueries de Daloa en octobre 2002, de Monoko-Zohi en novembre 2002 et de Man en décembre de la même année au cours desquelles les forces gouvernementales ont tué des dizaines de personnes sur la base de listes établies sur des critères politiques mais surtout ethniques […]

L'impunité dont ont bénéficié les responsables de ces actes a été vue par certains comme un blanc-seing donné par le gouvernement aux forces de sécurité pour qu'elles commettent d'autres violations graves sans craindre de devoir rendre des comptes. […] "Vous avez vu ce que nos collègues ont fait à Yopougon et rien ne s'est passé, on peut vous tuer tous et il ne nous arrivera rien.

" […] Amnesty International se félicite que la Communauté Internationale fasse mention de la possibilité de traduire en justice les auteurs présumés des atteintes aux droits humains commises par toutes les parties au conflit. Il faut cependant préciser que si la Côte d'Ivoire a signé le statut de la CPI elle ne l'a pas encore ratifié et que donc pour l'heure, la Cour pénale internationale n'a pas compétence pour juger de ces actes à moins que le Conseil de sécurité ne se saisisse du dossier aux termes de l'article 13 (b) du Statut de Rome portant création de la CPI [Amnesty International, 2003].

On comprend que les protagonistes ne soient pas pressés de voir se normaliser la situation ce qui permettrait à la Côte d’Ivoire de ratifier le statut de la CPI.

Par ailleurs, jusqu’en octobre 2006 (initiallement prévues pour octobre 2005, les élections ont été reportées à octobre 2006), le Président Gbagbo joue la montre : il lui faut tenir jusqu’à cette date car il espère pouvoir se maintenir en place au-delà du 30 octobre la date fatidique qui marque la fin de son quinquennat.

Ainsi « officiellement » de façon très « politiquement correcte », il semble faire le nécessaire pour que les élections puissent avoir lieu le 30 octobre. Mais tout est fait pour empêcher l’organisation des élections. L’observateur extérieur a même parfois le sentiment que les protagonistes se relaient dans cette perspective. Personne ne semble vouloir d’élections même si tout le monde les réclame à haute voix.

Les « ex-rebelles » et les partis politiques auxquels ils sont associés10 ne sont pas assurés de les remporter ne serait-ce qu’à cause des incertitudes pesant sur leur déroulement. Ils ne sont pas non plus assurés, loin s’en faut, de garder leur unité s’ils les remportent, tant leur union est essentiellement faite contre Laurent Gbagbo. Quant au président en place, on comprend son peu d’empressement : Oumar Bongo (Président du Gabon) dans un interview à Jeune Afrique l’Intelligent de mars 2005, après avoir dit son ignorance sur ce qui peut se passer à l’expiration du mandat du Président, ajoute : « il faut des élections pour qu’il y ait un successeur à Gbagbo ».

Précisément, Laurent Gbagbo ne veut pas de successeur !

Nous retiendrons enfin une observation paradoxale : chaque fois que la paix a été proche, ce fut l’œuvre des forces armées ! Il ne faut pas oublier que de part et d’autre, ils sont camarades de formation, ont un vécu commun et n’ont pas forcément intérêt à voir se prolonger la guerre, ne serait-ce que parce que les « barrages » en temps de paix (non concurrencés par les milices villageoises et sur axes à trafic important) rapportent plus que les hypothétiques primes de guerre et les barrages sur des routes à trafic réduit pour cause de guerre.

A plusieurs reprises, militaires des deux camps arrivaient à un accord qui laissait entrevoir la fin de la guerre. Chaque fois, très rapidement, les politiques ont fait en sorte qu’il y ait regain de tension. Ce fut le cas en particulier en juillet 2003 où la déclaration conjointe des FANCI et des FAFN (Forces Armées des Forces Nouvelles) est un véritable « coup de paix » contre les faiseurs de guerre de la société civile.

La réponse du Président Gbagbo est claire : « La fin de la guerre des militaires n'est pas encore la fin de la guerre. Je ferai un discours à la nation le jour où j'estimerai que le moment est venu pour que la page soit définitivement tournée » [AFP 10 juillet 2003]. Dès août la situation redevient tendue, le 13 août un rapport du secrétariat général de l'ONU s'inquiète « d'informations confirmées » sur le réarmement des Forces armées nationales de la Côte d'Ivoire (FANCI) et de « soupçons » sur celui des rebelles.

L’ensemble de la presse ivoirienne bruit d’une reprise des combats [AFP 23 août]. Des essais d’avions de combat sont effectués au-dessus d’Abidjan [L'Inter- 25/8/2003]. Le même scénario s’est développé ensuite, chaque fois que les forces armées ont tenté la paix. La caricature est la situation qui a précédé le bombardement de la zone nord en novembre 2004.

Alors qu’à la suite des accords d’Accra III, les FANCI et FAFN s’étaient retrouvés par trois fois (le 16 août à Raviat, le 30 août à Bouaké et le 6 octobre à Yamoussoukro pour organiser le désarmement et le cantonnement, qui devaient commencer le 15 octobre, le 4 novembre, les avions du Président commençaient leurs bombardements de la zone nord !

Lors de la première rencontre, le Général Doué, alors Chef d’État Major des Armées (CEMA) loyaliste faisait d’ailleurs une mise en garde. « Face-à-face FANCI, Forces Nouvelles: Le Général Doué accuse les hommes politiques » titrait le quotidien Soir Info dans son édition du 17/08/2004 qui rapporte le discours du Général « Fondamentalement, nous sommes des victimes d’un processus auquel nous ne sommes pas associés. Vous n’êtes nullement pas responsables de ce qui arrive.

Mais, quand il s’agit de faire la paix, ils se tournent vers nous. Vous les militaires de notre armée nationale, vous vous connaissez et le pays entier nous regarde ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette crise que de constater que chaque fois que les militaires se sont approchés de la paix, il y a eu reprise de tension, du fait des politiques.

La situation est ainsi durablement figée, chaque protagoniste ayant la possibilité d’œuvrer à son déblocage n’ayant aucun intérêt à le faire. On ne peut que s’inquiéter, en mars 2006, de voir le même scénario d’unité militaire avec les avancées concernant la mise en place d’un Etat-major intégré…

Non seulement la crise est lucrative mais elle est aussi valorisante. Donc elle dure. Pendant ce temps, les médiateurs se relayent au chevet du pays.

Conclusion : « On est fatigués. Même les Bété sont fatigués »

La « Crise ivoirienne » semble avoir encore de beaux jours devant elle. Les observateurs (Groupe de Recherche et d’Intervention sur la Paix et la sécurité -GRIP-, International Crisis Group -ICG- entre autres) ne cessent de mettre en garde contre les incessantes menaces de reprise du conflit. Seule la population ordinaire a intérêt au retour de la paix, mais elle n’a aucun pouvoir pour oeuvrer en ce sens.

A vrai dire, plus le temps passe plus le problème est grave. Parce qu’il ne suffit pas de sortir de la crise. C’est se voiler les yeux que d’imaginer que d’un coup de baguette magique, des élections, quand bien même elles seraient justes et transparentes, mèneraient à une paix durable. La paix ne se décrète pas, elle se vit.

Les limites de cette situation la pérennité du conflit sont dans ce que la population ordinaire peut supporter. Ballottés de capitale en capitale pour les rencontres entre « grands », d’accords en accords depuis 2002, les ivoiriens « ordinaires » du nord comme du sud répètent de façon lancinante : « On est fatigués ». Aujourd’hui, l’expression monte d’un cran « Même les Bété11 sont fatigués ». Cependant, la croissance des rivalités internes de part et d’autre, et les intérêts bien comptés de toutes les parties, laissent peu d’espoir dans une résolution rapide de la crise.

Petit à petit, l’idée que cette situation de « ni paix ni guerre » profite à ceux qui ont le pouvoir de la faire cesser se développe, « c’est dire que nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge. » concluait avec amertume DNA du 25/7/2005, « Les événements et la succession des déclarations de ce seul week-end, montrent et démontrent que le pays n'est pas encore sorti de l'auberge. Pis, le pire, pourrait-on penser, reste à venir »12 [Le Nouveau Réveil du 23/8/2005]

« On n'est pas sorti de l'auberge » devient le nouveau credo populaire.

Bibliographie :

Outre la presse ouest-africaine et ivoirienne en particulier, ainsi que les dépêches des agences Reuters, Associated Press et Agence France Presse dont les dates sont mentionnées dans le texte, ont été utilisés les ouvrages et rapports suivants :

AMIRI Sid, GOURDON Alain (2005) : Étude diagnostic des organisations et des procédures de la filière café-cacao de Côte d’Ivoire, Cabinet ECO, Bruxelles, Cabinet BAA, Barcelone Rapport réalisé pour le compte du gouvernement de Côte d’Ivoire, sur financement de l’Union Européenne.

Amnesty International (2003) : Côte d’Ivoire : Une suite de crimes impunis. Du massacre des gendarmes à Bouaké aux charniers de Daloa, de Monoko-Zohi et de Man, 27 juillet 2003

AMPROU Jacky (2005) : Crise ivoirienne et flux régionaux de transport. Rapport thématique Jumbo Septembre 2005. Agence Française de Développement, 18 p.

BOUQUET Christian (2005) : Géopolitique de la Côte d’Ivoire. Le désespoir de Kourouma. Armand Colin, 315 p.

Dévérin Yveline (2005) : La crise ivoirienne in Volvey Anne (dir.), Dévérin Yveline, Houssay-Holzschuch Myriam, Rodary Estienne, Surun Isabelle, Bennafla Karine L’Afrique, coll. Clefs-concours, Atlande, 288 p

Gramizzi Claudio (2004) : La paix s’éloigne de Côte d’Ivoire, Note d’analyse, Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité [GRIP], 10 novembre 2004

HOFNUNG Thomas (2005) : La crise en Côte d’Ivoire. Dix clés pour comprendre. Ed. La découverte, 140 p.

INTERNATIONAL CRISIS GROUP (2005) : Côte d’Ivoire : le pire est peut-être à venir. Rapport Afrique N°90 – 24 mars 2005

Mellet Sabine (2004) : Opaque cacao, in Géopolitique africaine, N°17,

http://www.african-geopolitics.org/

SORO Guillaume (2005) : Pourquoi je suis devenu un rebelle. La Côte d’Ivoire au bord du gouffre. Hachette, 174 p.

*Yveline Dévérin est Maître de conférences de géographie a l'Université de Toulouse-le-Mirail GRESOC-UTM SEDET-Paris VII.

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