Solidarité internationaliste des périphéries africaines et latino-américaines : renaissance de la Tricontinentale

À la mémoire de Ben Barka organisateur de la Tricontinentale enlevé et assassiné en France

L'Amérique Latine est, par endroits, de nouveau devenue, en ce début de siècle, un laboratoire d'expériences sociales qui nous inspirent et nous permettent en Afrique de garder espoir en l'avenir.

Je souhaite d'abord évoquer la situation dans laquelle la mondialisation néo-libérale ses leurres et ses lueurs nous confine. Ensuite insister sur quelques acquis que la coopération Sud-Sud ont permis pour humaniser notre système monde. Et enfin, faire ressortir quelques pistes alternatives communes à partir des impératifs qui se posent principalement pour l'Afrique.

Sur toutes ces questions on ne réinvente pas la roue, mais on la perfectionne. Il n'y a pas forcément de chemins. Le chemin se fait en marchant, ce qui n'empêche pas de réemprunter des traverses, tantôt sinueuses mais fécondes, ou d'en éviter d'autres inutiles et sans issues. Des expériences de nos aînés sont les racines de stratégies qui ne sont pas tombées forcément en désuétude, et dont il importe souvent de s'inspirer afin de mieux rebondir. Il s'agit entre autres des expériences des mouvements de libération nationaux, certaines des aspirations encore valides de la Tricontinentale et du Non alignement, mais aussi certaines récentes conclusions issues des forums sociaux mondiaux comme la déclaration de Bamako.

Nul ne peut prédire l'issue des luttes, et le futur proche résultera des bouleversements dans les rapports de forces sociopolitiques, économico-culturels, entre genres et entre générations. Il s'agit entre-temps de consolider les acquis, d'élargir le champ d'une réponse sociale humaniste progressiste et si possible socialiste contre le modèle unilatéral du marché et son apartheid mondial.

Or les exigences d'un tel avènement passent par la concrétisation, à l'échelle des formations sociales, de réformes sociales majeures, voire des projets de société viables. Ceci ne me semble pas possible en dehors d'un effort de désengagement sélectif et d'autocentrage et surtout de soutien réciproque par l'intégration collective de ceux qui optent pour une telle alternative. L'option de forces nationales populaires et démocratiques (Etats et peuples) contre la logique de compradorisation semble être la seule capable de structurer, en concertation et cohésion, une riposte pour la défense d'un tel projet, voire l'avènement d'un autre monde.

Telle est pour moi l'alternative. J'insiste et plaide pour une renaissance de la Tricontinentale.

Faisant écho à d'autres éminentes voix, je propose de partir de l'appel de Bamako 2006. Il s'agit d'une utopie réalisable et à notre portée. La vitalité pour les peuples de relever de tels défis existe. Ici même, au Mexique, souvenez vous encore comment après les tremblements de terre du 19 et 20 septembre 1985, le peuple a su s'auto-organiser malgré l'inertie du gouvernement de Miguel de la Madrid. Souvenez vous comment l'université nationale autonome de Mexico a fait naître des brigades qui ont oeuvré des mois durant. Les sinistrés et autres victimes se sont réorganisés pour la reconstruction et tout cela a dû beaucoup profiter à l'avènement de Cuauhtemoc Cardenas et du PRD; à l'implosion du PRI; à la réorganisation citoyenne et populaire qui permit d'élire de façon démocratique le premier gouvernement de la ville…

Pour que l'Afrique et l'Amérique latine et centrale cheminent mieux ensemble elles doivent comprendre leur passé, apprécier ce qu'elles ont ensemble réalisé et ensuite envisager leur futur commun.

Leur passé commun s'étale peut-être même sur des millénaires si l'hypothèse de la connaissance de civilisation antiques pharaoniques et précolombienne est avérée. Sur des centaines d'années si on compte les rapports en 1311 entre l'Empire du Mali d'Abubakri II et les civilisations du Quetzalcoatl ; et qu' on contemple l'archéologie négro-africaine chez les Ohlmecs. Et un passé plus douloureux avec la traite négrière et ses divers impacts, mais aussi ses bouleversements héroïques comme avec Yanga. Qui se souvient de cet esclave rebelle qui devint chef et qui harcela tant les espagnols qu'ils lui proposèrent la trêve. C'est ce qui permit l'avènement de Vera Cruz, la première ville noire libre en Amérique en 1609.

L'identité des stratégies de luttes politiques contemporaines africaines et latino-américains renvoie aux aspirations des ères de la décolonisation. L'Amérique latine moins affectée que l'Asie et l'Afrique a moins contribué au projet de Bandoeng. La déclaration de Bandoeng est un précurseur majeur des critères qui fondent le discours des catégories des relations internationales contemporaines. A partir de ce moule historique de Bandoeng, et servi par une inclinaison favorable de l'ordre mondial pour l'État providence, autant dans les idéologies de droite que de gauche, le développement devient le cheval de Troie de l'édification de l'État nation.

Le développement est -il une ruse de l'histoire pour occidentaliser le monde? Est-il plus cyniquement, un paradoxal moyen de reproduction sociale qui requiert prédation écologique et sociale, pour assurer une production de biens et services toujours exponentielle aux fins de l'accumulation de classe ou d'Etat ? Les jeunes Etats de la périphérie n'ont jamais eu le loisir de trancher ce dilemme existentiel et idéologique, devant l'engouement et l'urgence de se doter en infrastructures et ainsi combler leur retard prétendu. Le mouvement des Non alignés verra beaucoup de ses membres, et parfois lui-même, jouer le chantage de basculer d'un bord ou de l'autre des blocs bi-polaires. Mais plus il va se massifier, plus les revendications tendront à s'agglomérer dans les institutions multilatérales où ses préoccupations ont enfin été posées.

Depuis qu'ils ont pu imposer la création de la CNUCED, en 1964, les non-alignés sont conscients d'un certain pouvoir. Bien des mouvements de libération du monde leur doivent la reconnaissance dans les instances multilatérales. On lui doit aussi les pressions de l'anti-impérialisme, de l'anti-racisme, de l'anti-apartheid, pour les droits des peuples de disposer de leurs ressources naturelles ; pour le droit au développement et un autre ordre économique, etc. Ce dernier fortement réclamé par la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) a ouvert un espace pour l'autocentrage qui reste à notre sens pertinent malgré les errements et les tentatives équivoques de susbstitutions aux importations. On ne peut passer sous silence des rejetons de la tricontinentales comme l'OSPAAAL (organisation de solidarité avec les peuples d'Asie, Afrique et d'Amérique latine) et l'OLAS l'organisation latino américaine de solidarité, morts des pratiques volontaristes et de fissures idéologiques, peu après l'assassinat du Che.

Depuis, les sommets successifs des Non-alignés seront autant d'occasions de revendiquer que de façonner un autre ordre international . Car le fonds du problème, on ne s'en rend compte peut être pas immédiatement à l'époque, n'est pas le dilemme politique Est-Ouest (au sommet de Belgrade de 1961, l'URSS n'est plus invitée), ni la coexistence Sud-Sud, (minée pourtant par les crises entre URSS et Chine, Inde-Pakistan, Chine-Inde, Malaisie-Indonésie, les zizanies du Proche-orient, la sécession biafraise, Soudan-Ethiopie, Algérie-Maroc…), mais bien la persistance du fossé Nord-Sud. L'ordre international disperse, dans le prétendu Tiers monde, les itinéraires des formations sociales, selon que l'on dispose de certains atouts pour être intégré favorablement dans le marché mondial.

Ceci permet l'avènement de semi-périphéries pour les uns, de réelles périphéries pour d'autres alors que bien des formations sociales sont marginalisées et reléguées en réserve. Il n'est donc pas surprenant que les préoccupations du mouvement des Non alignés se focalisent encore sur le dialogue Nord-Sud. Cela demeure d'ailleurs, un monologue du Sud.

Vous savez, hélas, que la tentative d'un front tricontinental anti-impérialiste échoua en 1966 à la Havane. Je ne fais pas ici un plaidoyer nostalgique. Mais il faut réactiver cette entité et susciter un ralliement dans le respect des diversités. Ce n'est pas que le Sud, mais l'humanité qui en a besoin. Il ne faut pas sous-estimer l'œuvre collective qui a pu se substituer à la Tricontinentale et accomplir un impressionnant travail.

En effet, graduellement, le mouvement des non-alignés est cependant parvenu, par ses pressions, votes collectifs et résolutions, à faire émerger une seconde et une troisième génération des Droits de l'homme. À défaut d'avoir participé à rédiger la première déclaration des Droits de l'homme et à y insérer leurs équivalents homéomorphes, c'est déjà une victoire pour les jeunes pays. En 1969, l'assemblée générale de l'ONU adopte la résolution 2542 " Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social". Elle élargit le domaine de la sphère économique à d'autres pans du social, notamment en termes de Droits de l'homme et de justice sociale. Dans les faits, la plupart de ces nouveaux droits et conventions ne sont pas assortis de devoirs et restent lettre morte. La conférence de Lusaka en 1970 introduit, en plus des habituelles questions politiques, des impératifs économiques de façon plus revendicative. "

Les demandes, relayées par le groupe des 77, étaient pourtant compatibles avec une intégration dans l'économie mondiale. Elles réclamaient entre autres, une intégration dans le marché mondial, mais avec des règles du jeu plus harmonieuses ; la stabilisation des prix des matières premières ; des codes de conduites pour les firmes multinationales ; la levée des restrictions commerciales ; une correction des termes de l'échange inégal ; tenir la promesse des 0,7% à la coopération internationale non conditionnée; et le renforcement du pouvoir des pays non alignés au sein des institutions onusiennes. Pour l'essentiel ces revendications demeurent légitimes et non respectées.

Érosion du non-alignement jusqu'à l'ère du supra impérialisme

L'échec de mettre en œuvre les mesures du NOEI, et qui reviennent encore comme des leitmotiv, a contribué à dévoiler et à amplifier l'émiettement du front "tiers mondiste". Ces rencontres se sont alors muées en kermesse institutionnalisée, un peu désabusée par l'impuissance à transformer efficacement l'ordre mondial. Dans cet émiettement, deux groupes, pour l'instant, parviennent à se faire respecter moindrement par les tenants de l'ordre mondial.

D'abord la périphérie utile, une quinzaine de pays émergents, subalternes et industrialisant pour la mondialisation. S'y démarque un premier groupe des pays capitalistes de l'Asie de l'Est (Taiwan, Corée du Sud, Hong Kong et Singapour) et du Sud-Est (Malaisie, Thaïlande). A l'instar de la Chine, ils ont maintenu un fort taux de croissance, mais s'en sont différenciés par d'autres stratégies de plein emploi et de formation professionnelle, d'interventionnisme étatique, d'épargne et d'investissement, de dynamisme entrepreuneurial alliant culture famille et capital, d'intégration régionale et d'importantes sollicitudes extérieures.

Depuis la crise économique qui les a frappé en 1997, de nouveaux problèmes sociaux y ont fait surface. Mais récemment le sommet de Bichkek est venu rappeler que bien des pays de la périphérie ne se laisseront pas dicter une stratégie militariste unilatérale du mégaloensemble. Ce front commun qui s'est ouvert, comme d'ailleurs celui des pays de la mer caspienne, sont autant de signes encourageants vers le polycentrisme et le refus du redéploiement d'une doctrine Monroe sous parapluie de l'OTAN à l'échelle planétaire.

Dans cette périphérie utile viennent ensuite des pays comme l'Inde et quelques exceptions latino-américaines (Brésil - 8e économie mondiale-, le Mexique) qui ont pu se doter d'un tissu industriel et qui sous-contractent des portions de biens et services du marché mondial. Le G20 défend principalement la place des pays émergents dans la mondialisation.

Viennent enfin les formations sociales, toujours captives de la division internationale du travail qui, malgré son évolution, les cantonne dans un rôle de fournisseurs de matières premières. Il s'agit de l'essentiel des pays arabes et d'Afrique et certains d'Amérique latine. Malgré parfois quelques unités industrielles compétitives, ils ne parviennent pas à influencer la marche économique du monde et en subissent pratiquement passivement davantage les contrecoups, y compris même lorsqu'ils sont producteurs de pétrole.

Beaucoup de ces pays ont perdu jusqu'à leur statut déjà peu enviable de périphéries. Illustrations de la dévastation de l'expansion capitaliste, ils sont devenus des zones excentrées et /ou des mis en réserve. De plus en plus enclins à négocier une cooptation compradore, ils sont laissés en pâture à l'instrumentalisation du désordre de firmes secondaires et de pouvoirs politiques prébendiers excellant dans le maquillage démocratique. Pour eux on a réchauffé les besoins essentiels de Perroux, soit les objectifs de développement du millénaire. Ils ont peu de chance d'être atteints d'ici 2015.

Les trois décennies de développement décrétées par l'ONU n'ont-ils pas été globalement des échecs, malgré des avancées spectaculaires dans plusieurs domaines ? Rappelons brièvement quelques traits saillants si utiles pour notre ère.

Après une première décennie qui était consacrée au développement, on entame la seconde décennie avec autant espoir que de manque de vigilance. Mais le développement sous perfusion par des prêts concessionnels est vite abandonné, lorsqu'on passe en 1973 du taux d'étalon or aux taux flottants. La chute du dollar qui s'en suit va grever les revenus d'exportation de ces pays dont l'essentiel des produits sont négociés en cette devise.

L'action des pays de l'OPEP conduira à un redéploiement de crédits vers les pays non- alignés appâtés par le slogan " Acheter aujourd'hui payer demain", si important pour éviter la crise de surproduction des pôles avancés. Ils se sont très vite endettées et engluées dans les intérêts de cette dette. Une dette aussi due à l'enrichissement illicite d'élites qui rapatrient au Nord bien de leurs avoirs. Des avoirs qui emboîtent le pas au transfert de ressources, de biens et de fonds. Ceux ci sont toujours supérieurs aux flux d'aide internationale, d'ailleurs bien mal nommée.

Au début 80, la récession au Nord entraîne la déliquescence de l'État providence, la hausse des taux d'intérêt et la morosité économique au Sud. Le paiement de la dette et la nécessité d'accéder à d'autres crédits cèdent le pas aux ajustements structurels. Ils augmentent certes la production, mais sont en passe d'achever les malades. Les cures d'assainissement aggravent la paupérisation.

Dans les années 90, on s'acharne à accroître la productivité des pauvres et à reconfigurer l'État, en laissant le privé prendre les commandes de l'essentiel. La société civile est cooptée à ce service et la gouvernance est appelée à la rescousse, comme dimension politique des ajustements, afin d'éviter que les États ne persistent à contourner les mesures draconiennes. Ces dernières tissent la révolte, au point de voir, depuis trois ans, les tenants de Davos récupérer le discours alter mondialiste et desserrer l'étau de la dette. En même temps, les derniers bastions du bien commun sont investis par la rationalité marchande (de l'eau aux plantes, de la culture aux gènes…).

Tout cela exacerbe l'exploitation du travail. Compte tenu des différences de rémunération et de productivité par rapport aux pays avancés du centre, elle occasionne vers ces derniers toujours davantage de transferts de capitaux et de main d'œuvre sélective. Parallèlement, -par les zones de libre échange et autres formes d'intégration, de l'Union européenne/ACP à la ZLEA ou au NEPAD -la mondialisation procède à un laminage autant des économies des pôles dominants nationaux autocentrés des centres capitalistes, que ceux des pôles dominés qui n'ont pu s'autocentrer. Elle les recompose en réseaux productifs mondiaux intégrés mais concurrentiels. A tous les autres de les imiter et de s'aligner à cette logique ou de péricliter. Et ce n'est pas les initiatives de coopération Sud-Sud pourtant prometteuses, qui les en empêchent.

(…) À l'équilibre de la terreur de la guerre froide, nous voyons se substituer la terreur du déséquilibre. Déséquilibre qui est celui de la mondialisation et de ses contestations. C'est un déséquilibre précaire, générateur de chaos, d'illusions et, à long terme si la tendance se maintient pour l'humanité, d'anomie.

Il pourrait caractériser la phase de redéploiement que tente d'imposer le capitalisme effectif. Ce supra-impéralisme (supra, du latin au-dessus, plus haut) désigne les extensions multiformes de l'espace du capital dans lequel différents vecteurs oligopolistiques tentent d'infléchir l'économie mondiale. A titre d'illustration, le fait qu'une dizaine d'entreprises contrôlent quasiment la moitié du marché mondial. Ou que 350 les plus riches du monde accaparent un revenu égal à celui de 2,6 milliards de personnes. Les "2% d'adultes les plus riches du monde détiennent plus de la moitié de la richesse globale des ménages ; en 2000, les 1% d'adultes les plus riches du monde possédaient à eux seuls 40% des biens mondiaux et que le décile le plus riche détenait 85% du total mondial. A l'inverse, la moitié inférieure de la population adulte mondiale ne possédait qu'à peine 1% de la richesse mondiale".

Cette mondialisation est une inflexion dans le sens de la construction d'un système monde particulier, que je nomme le mégaloensemble, que d'autres nomment l'Empire (…) Il vous faut imaginer la supercherie que représente encore la projection géographique dite de Mercator qui s'est imposée sous la forme de l'Atlas mondial pour comprendre ce que je tente d'illustrer. Alors que depuis 1977, malgré l'avis du collège international des géographes qui reconnaissent la supériorité de la projection de Arno Peter, les ouvrages de par le monde continuent de façon eurocentrique à représenter le monde tel qu'il n'est pas. De même, le mégaloensemble, miroite une image d'un monde effectif qui n'est pas la réalité existante.

Par la prétention de rendre possible la modernité et la consommation à tous au prix de l'alignement au village global, à la société globale, le mégaloensemble parvient à ses fins par sa faculté de réorganiser le temps et l'espace aux fins de la production et de la consommation exponentielles. Tout désormais peut et doit avoir une dimension planétaire et locale, tout a un accent planétaire par la nécessité de circonscrire l'espace national et étatique sensé être devenu obsolète devant l'ampleur transnationale des enjeux divers. Le mégaloensemble affirme dès lors la mondialisation néo-libérale comme unilatérale, l'hégémonie du marché comme universelle, l'uniformisation politique idéologique et culturelle comme acquise et indépassable. Le mégaloensemble s'assure d'user de guerres réelles et économiques par le supra impérialisme pour ce faire.

En surestimant sa capacité et sa grandeur, et par un orgueil délirant, surfant sur des capitaux fictifs, le mégaloensemble bénéficie en priorité aux grandes entreprises et banques des premières puissances étatiques. Ces acteurs jouissent en premier lieu du marché des biens, services et capitaux, au détriment de la réalisation des droits économiques sociaux et culturels collectifs.

Le marché mondial en restructuration par l'OMC qui conforte le statu quo peut très bien nous mener vers une impasse. Sous la houlette des Etats-Unis, est-ce que l'Europe et le Japon accepteront de continuer cette odyssée en position subalterne, malgré l'évidence de l'impasse? Ceux qui considèrent que les Etats-Unis sont en déclin sont plutôt optimistes.

Mais ne faut-il pas relativiser tout cela ? A l'interne, le modèle américain est miné, pour servir justement de rôle moteur au mégaloensemble. Les coupures dans les secteurs sociaux ont été drastiques. Les investissements extérieurs déclinent, les délocalisations de firmes s'accélèrent. La polarisation sociale atteint des dimensions dramatiques, plus de 50 millions de ses citoyens sont exposées à une vulnérabilité totale en l'absence de couverture en santé et en éducation. Le chômage est endémique dans plusieurs Etats et la condition des africains Américains dans la capitale en dit long. La population est désabusée et meurtrie comme durant le Viêt-Nam. Elle est terrorisée et chroniquement stressée par les rumeurs de l'imminente attaque terroriste. Le lobby militariste est désormais en butte à certains secteurs financiers et économiques qui ne partagent pas ses vues dans l'offensive néo-libérale par le marché, etc.

Mais ce déclin interne est compensé par une surenchère extérieure, lui en phase ascendante. De l'argent illicite afflue des formations sociales cooptées, mais aussi des ponctions de l'arrière-cour latino-américaine. L'arrogance de l'administration américaine à sécuriser à ses fins le pétrole et les autres ressources de par le monde, à recruter et coopter des élites diverses pour avaliser le mégaloensemble est articulé sur une force économique politique et culturelle réelle. Les 200 plus grandes entreprises, qui ne fournissent de l'emploi qu'à 0, 75 de la force active dans le monde, accaparent le quart du PNB mondial . Parmi les plus importantes firmes transnationales côtées en bourse, 48% sont américaines, et si on réduit au dix premières, 80% sont aussi de propriétés américaines.

Les transnationales monopolisent les transactions internationales du commerce. La moitié de ce commerce se déroule strictement entre elles. La dominance dans la mondialisation est donc la financiarisation de l'économie. Il est vrai que le caractère évolué du niveau de technologie d'information et de communication fait revêtir à cette mondialisation néo-libérale un caractère sans précédent. Mais le processus n'est pas achevé et la mondialisation ne pourra s'arroger le titre de changement social. Ce dernier l'a précédé et lui survivra probablement. Issue de l'oligopolisation du processus transnational, alimentant les rythmes des percées technologiques et scientifiques tout en y étant assujettie, la mondialisation est un sursaut qualitatif de l'économie monde.

Mais nulle part, elle ne procède à l'égalisation des chances et des économies. Au contraire, partout elle creuse et polarise les écarts. Il s'agit, dès lors, d'un processus polarisant par essence, parce que asymétrique et biaisé par les pouvoirs dominants dans les centres animés par la nécessité d'instaurer l'ordre supra-impérialiste.

Que ce dernier soit infléchi dans le sens des orientations globales et du leadership des États-unis ne semblent pas pour l'instant être fondamentalement contesté par ses alliés. Il y a une quasi unanimité des intérêts dominants des centres comme des périphéries à poursuivre ce dessein aux fins de l'exploitation des richesses du globe à leur profit.

Partout, pratiquement, beaucoup de ces classes dirigeantes disent oui à cette transnationalisation, parce qu'elles en sont avant tous les premiers bénéficiaires en terme de richesse, de prestige et de pouvoir. Les dispositifs de recolonisation néo-libérale, les plans NEPAD en Afrique, la zone de libre échange des Amériques avec Alena, ALCA, Plan Colombia, l'initiative andéenne, Plan Puebla Panama, etc.(dans une moindre mesure Mercosur) sont autant de redéploiements mercantilistes visant à coopter ces régions sensibles.

En Afrique les perspectives de renégociation ACP Europe sont hypothétiques, comme avec force l'illustre courageusement Jean Ziegler l'avocat des sans voix contre la faim :

"Une production agricole mondiale pouvant nourrir 12 milliards d'individus et, au bout de la chaîne, 854 millions de personnes qui souffrent de la faim… Les règles du commerce international imposent aux pays pauvres des accords de libre-échange qui nuisent à leur développement, au profit des multinationales agroalimentaires et des pays les plus industrialisés.".." Le 31 décembre marquera la clôture de négociations commerciales entamées il y a cinq ans entre l'Europe et les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (pays ACP).

Ces négociations doivent aboutir à des accords de libre-échange entre les deux régions, appelés accords de partenariat économique (APE) et devant entrer en vigueur au 1er janvier 2008.".." Or les accords de partenariat économique, en visant l'instauration d'une zone de libre-échange entre l'Europe et les pays ACP, vont constituer un risque majeur pour les économies de ces pays. Ils seront soumis à la concurrence directe des produits importés d'Europe. Le secteur agricole européen jouit en effet d'une productivité bien plus élevée et bénéficie de soutiens publics importants, si bien que la surproduction européenne peut être exportée à moindre coût vers d'autres régions.

Résultat : les produits européens concernés, comme les céréales, le lait, les légumes ou certaines viandes, sont finalement vendus moins cher sur les marchés des pays ACP que les productions locales !Les accords de partenariat économique, tels qu'ils sont proposés actuellement par l'Union européenne, vont creuser l'écart existant et appauvrir encore davantage les populations des pays en développement concernés : les produits d'importation à "prix cassés" vont priver de leur activité et de leurs revenus la majeure partie des habitants. Leur droit à l'alimentation et à un niveau de vie suffisant est directement menacé, alors que la production agricole mondiale dépasse largement les besoins alimentaires de la planète !

D'autres enjeux pèsent sur ces négociations : la perte de recettes douanières va entraîner la diminution des recettes publiques des pays ACP ; la libéralisation des services ou de l'investissement menace déjà les emplois et risque d'hypothéquer le développement de ces pays…A cent jours de la fin des négociations, et alors même que la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) s'interroge dans son rapport 2007 sur les gains à espérer des accords de libre-échange entre pays industrialisés et pays en développement, il faut rappeler aux dirigeants européens que les droits des populations doivent primer sur toute autre considération dans les négociations des accords de partenariat économique. Dans l'état actuel, ces accords sont inadmissibles".

Les peuples sont les premières victimes de cette transnationalisation débridée. Même le développement durable a été récupéré par cette mondialisation, et au fond, l'équation devrait être celle d'un développement endurable !

L'uniformisation et l'homogénéisation du monde que fait miroiter la mondialisation restent une tendance. Le système mondial ne peut assurer à tous ce mode de vie (d'ailleurs biologiquement insoutenable pour notre planète). Les frustrations populaires s'aiguisent devant cette modernité, caractérisée par l'abondance dans la rareté. En réaction, des forces anti-systémiques se dessinent, même dans les pôles de prospérité. De Kananaskis, à Seattle Gènes et Honk Kong les conjugaisons de luttes diverses, pacifistes, écologistes, féministes, tiers-mondistes, alter mondialistes, anarchistes, communistes, socialistes et libéraux sont un panorama de plus en plus holistique de la contestation du mégaloensemble.

Il faut bien sûr à présent dépasser l'incantation et la revendication pour des constructions d'alternatives. C'est tout l'intérêt de l'appel de Bamako que je vous annexe pour votre information. Il plaide "pour le principe du droit à la vie pour tous ; les grandes orientations d'un vivre ensemble dans la paix, la justice et la diversité; les manières de réaliser ces objectifs au plan local et à l'échelle de l'humanité". Ailleurs, dans bien d'endroits du Tiers monde, la même frustration et une sourde colère grondent. Mais aussi le désarroi, la quête de sens se manifestent par un retour du religieux et du culturel. Elles sont souvent des réponses inadaptées désespérées et anachroniques, mais surtout des désordres instrumentalisables par l'ennemi que l'on cherche à combattre.

Contre tout cela, la repolitisation politique et démocratique des masses des pays non alignés, et un nouvel élan d'unité et de solidarité démocratique seront essentiels.

Le redéploiement de l'hégémonie états-unienne et les prétentions du mégaloensemble hypothèquent la paix mondiale, le développement et la démocratie. Modèle de la mondialisation, la société civile américaine, qui débat de croisade anti-terroriste, de guerre préventive et de bouclier sidéral, compte quelque 220 millions d'armes personnelles. Se déployant sur plus d'une centaine de bases, les Etats-Unis ont réussi pour l'instant à arrimer l'atlantisme européen à leur croisade anti-terroriste et leur vue du megaloensemble.

La résistance de quelques pays européens sur la guerre en Iraq ou en Afghanistan s'est vite estompée et l'alignement est désormais la règle.

Les Européens tergiversent sur l'orientation de leur union en élargissement, sur les turbulences de leur portion Est, sur l'immigration et sur leurs politiques en remorque à l'hégémonie américaine. Rien n'augure pour l'instant d'une quelconque forme d'émancipation de la tutelle américaine.

Les Asiatiques s'insurgent contre la construction des bases militaires de Menoko, Okinawa et des Philippines et on observe en maints endroits la montée des tensions dues au nouveau pavage étatique de l'Asie (Afghanistan et autres anciennes républiques soviétiques).

Le groupe de Shangai demeure la meilleure forme de résistance pour l'heure, mais la transhumance n'est pas à exclure dans bien des républiques d'Asie centrale et tout dépend probablement de ce que la Chine et l'Inde feront ou non avec la Russie.

Les Africains s'organisent de plus en plus massivement, et aussi en dehors de leurs Etats, mais certes laborieusement contre le retour de l'Afrique des comptoirs. Ils tentent de lutter pour une justice économique, la démocratisation, mais aussi contre la cooptation des armées et rebelles dans des plans militaro-stratégiques de maintien d'une certaine paix du mégaloensemble. Africom, extension stratégique du commandement américain sur le continent permettra sous peu un déploiement rapide de ses troupes. Et ce n'est pas seulement Djibouti, mais d'autres espaces comme le Botswana, l'Ethiopie et le Kenya qui s'ajoutent aux zones stratégiques déjà acquises en cas de besoin d'action ciblée.

Le combat est inégal, disproportionné. Les Africains luttent contre leur fausse marginalisation économique sur fonds de pillage de leurs ressources. Mais un autre remarquable effort de résistance culturelle à la mondialisation mérite qu'on s'y attarde (…).

Pour l'Afrique les exigences d'un développement autocentré dépassent les initiatives du style NEPAD et la lente construction de l'Union africaine. Ces initiatives ne prennent qu'au mot le discours de la mondialisation et revendiquent un partenariat axé sur la réalisation des infrastructures essentielles à la croissance du capital. Il s'agit d'une piste tronquée s’il n'y pas d'intégration véritable pour entre autres :

- L'autosuffisance alimentaire, la réforme agraire, la modernisation agricole; - L'industrialisation légère complémentant l'agriculture - Le rééquilibrage du revenu ville campagne;
- Le panafricanisme avec une intégration régionale et continentale accélérée; - Bâtir une économie intérieure, de marché de biens de consommation de masse, pour la satisfaction des besoins essentiels avant de s'ouvrir au monde.
- Profiter de cette déconnexion par défaut pour la transformer en désengagement sélectif profitable, en misant sur les brevets frappés d'obsolescence et recourir le plus possible à une technologie à notre portée et moyens.
- Diversification économique dans une perspective de complémentarité régionale et de péréquation.
- Banque africaine centrale et monnaie continentale; Armée continentale et brigade civile de prévention des conflits et de reconstruction post-conflit ;
- Coopération internationale contre la spéculation, et en conjonction avec les pôles solidaires Sud/ Sud et avec des internationalistes du Nord qui partagent nos préoccupation ;
- La fin de l'impunité et de l'enrichissement illicite et l'atteinte aux droits de la personne ;
- L'émancipation des femmes et le changement des mentalités masculines - La repolitisation démocratique des masses et leur auto-organisation ;
- Changements des comportements irresponsables consuméristes et ostentatoires chez les riches et redécouvertes des schémas de solidarité ;
- La lutte contre l'impérialisme, les régimes compradore et les comportements anti-progressistes ; - Sauvegarde des ressources naturelles et environnementales, par un comportement civique et écologique ;
- Lutter collectivement pour refuser de payer la dette et Réformer les institutions internationales monétaristes ;
- Privilégier une coopération internationale plafonnée à 0,7% et non liée. - Oeuvrer pour un monde humaniste progressiste et polycentrique

Plusieurs de ces exigences sont valables aussi pour l'Amérique latine et centrale. Les Latino-américains, quant à eux, élisant de plus en plus de régimes progressistes, luttent contre un encerclement militaro financier des luttes populaires et l'activisme américain (…).

Les Latino-américains sont confrontés par un encerclement maquillé en lutte anti-narcotique et en promotion du libre-échange tout azimut. Mais l'espoir de la riposte existe. Les résistants des Ranchos de Caracas permettent le rêve bolivarien et l'avancée des organisations du Barrio ; les Cocaleros de Bolivie et les pauvres assoiffés de Cochabamba ont donné une leçon de résistance au monde ; l'Equateur et l'Argentine font une révolution tranquille ; la guérilla s'accroche encore en Colombie ; les fazendas du Brésil comme les paysans zapatistes du Chiapas sont encore là et résistent ; le paysan mexicain peut encore lutter contre le maïs américain subventionné ; Cuba n'est pas tombé sans Castro et lutte toujours contre son encerclement…

Dans toute cette effervescence, partout la paranoïa sécuritaire et la rationalité marchande contribuent tout de même à instaurer un nouvel alignement économique et stratégique des pays du Tiers monde devant le supra-impérialisme. C'est contre cela que nous devons lutter tout en étant solidaire des voies d'espoir ouvertes. C'est donc contre cela que l'esprit de Bandoeng et de la Tricontinentale doit être revigoré, tout en dénonçant ses errements. Afin aussi que les sociétés du Sud puissent lutter contre l'érosion de leurs valeurs de solidarité d'entraide et d'humanité, si utiles au monde pour une autre mondialisation. Celle pour laquelle la nébuleuse alter mondialiste, qui a su synthétiser l'essentiel des revendications non-alignées, escompte le soutien de l'humanité, pour qu'elle lutte contre le risque de sa propre cooptation et mène à bien sa mission.

C'est pour cela que le paysan coréen Lee Kyung Hue s'est sacrifié en septembre 2003 à Cancun. C'est aussi contre une mondialisation prédatrice et l'unilatéralisme belliciste de grande puissance que s'étaient prononcés les Non-alignés à Kuala Lumpur en février de cette même année. Lors de l'anniversaire du 50e a été proclamée la déclaration pour nouveau partenariat Asie-Afrique. Il en faut une similaire entre l'Afrique et l'Amérique latine. Je crois que la Déclaration de Bamako de 2006, en plus des précédentes, offre une plateforme pour un renouveau tricontinental.

Aujourd'hui, partout on semble davantage reprendre conscience de l'ampleur des inégalités entre le Nord et le Sud, mais aussi de l'état dramatique du monde. Probablement davantage, depuis les attentats du 11 septembre, quand on sait comment la pauvreté et la frustration sont les terreaux de tels phénomènes. La renégociation en cours des rapports Nord-Sud est bien enclenchée, mais elle est éparse et fragmentée. Et dans les errements occasionnés par la mondialisation, elle n'est peut-être pas suffisamment perceptible.

Il y a, il est vrai, trop d'Etats qui sont docilement alignés, vers ce qui leur est fait miroiter. Soumission, compromission concussions sont de mise. Les semi-périphéries, considérées modèles, requièrent toujours de transferts de technologies du Nord, tout en s'autonomisant. Ailleurs, les zones franches, la réfection des codes miniers et l'arrêt des législations laissent en pâture des pans entiers aux multinationales.

(…) Il importe de réaliser les possibilités de développement à la base, afin de ne plus voir le spectacle affligeant de jeunes qui traversent les déserts du Mexique ou du Sahara, l'Atlantique ou le Pacifique vers le chimérique El Norte. Mais, puisque l'horizon semble bloqué, risquer ce jeu de la mort en vaut la chandelle pour bien des populations, de plus en plus meurtries par ces ajustements à la mondialisation, et qui par survie et envie de modernité se réorganisent massivement dans l'économie informelle. Pourtant, dans tous les cas il y a un dynamisme réel, voire un réveil perceptible au Sud. Il faut encourager les mouvements qui demandent un retour au non -alignement, qui plaident comme nous pour une plus grande intégration des peuples du sud dans des projets de société de type autocentré collectif.

Il faut insister sur la préservation des biens communs, un développement responsable et populaire, le démantèlement des bases militaires étrangères, une réforme en profondeur du système monétaire et multilatéral, et des règles plus équitables du marché mondial. Il faut surmonter nos différences et plutôt voir ce que nous avons plutôt si majoritairement en commun; mieux nous concerter dans le respect de nos différence ; arrimer davantage nos préoccupations aux mouvements internationalistes dans les pays du centre. Ainsi nous pourrions contribuer à donner globalement une chance à un autre monde, et à un développement endurable pour nos enfants!

Ché est mort ce mois d'octobre 2007 il y a quarante ans, et Sankara il y a vingt ans pour qu'une utopie positive et une autre humanité adviennent. Mais ils ne sont pas morts en vain, puisque vous êtes tous et toutes là à continuer leur oeuvre.

Neruda a dit :

" Vous allez voir combien nous sommes et comptons. Vous allez voir combien nous sommes et serons."

La lutte continue. Que revive donc enfin la Tricontinentale!

* Aziz Salomone Fall est politilogue internationaliste d'origine sénégalaise et égyptienne. Il enseigne les Sciences politiques au Canada.

Ce texte est extrait d'un discours prononcé au Colloque international «Oser inventer/ A traverse a inventar» Universidad de la Ciudad de Mexico (25 octobre 2007)

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