Indépendances, nationalismes et fragmentations identitaires en Afrique

Conflit. Nettoyage ethnique. Ruée sur les ressources. Dégradation incontrôlée de l’environnement. Corruption endémique. Dépendance. Etats en faillite. A l’approche des soixante ans vécus depuis l’indépendance par certains (Soudan 1956, suivi du Ghana 1958) et la cinquantaine pour la quasi totalité des pays francophones, le continent persiste, à beaucoup d’égards, à être dans un état de développement bloqué. Nous semblons être pris dans une impasse pérenne en matière de développement humain en raison d’institutions inefficaces et d’une incapacité inhérente à les circonvenir. Sont-ce là les difficultés de l’Afrique à l’aube de 2010 ?

Article Image Caption | Source
S O K

Peut-être l’heure est-elle venue d’examiner, au travers d’un autre prisme, les Etats africains, et les considérer comme vivant une crise résultant d’un héritage plutôt que d’un manque de compétences. En parlant d’héritage, je ne fais pas allusion, comme on pourrait être tenter de le croire, à l’héritage colonial, mais plutôt à la période spécifique de la transition qui a eu lieu pendant la décolonisation. Bien que l’une soit dépendante de l’autre, la réponse se trouve peut-être dans la poursuite déterministe d’une approche du statu quo, une approche gouvernée par les causes et les conséquences et non par des notions simplistes.

Ce que j’essaie de faire, en présentant un paradigme alternatif - la raison pour laquelle les choses sont ce qu’elles sont - c’est de montrer que ceci est le résultat direct de l’héritage subtil d’un système inadéquat au regard des besoins et du potentiel des Africains. Ceci constitue un héritage souvent ignoré, étant une norme que l’on accepte comme allant de soi, ainsi qu’une certaine forme de gouvernance : l’Etat/nation. Cependant que l’Etat est symbolique de la structure physique et des institutions de gouvernance, cette nation est quelque chose de beaucoup moins tangible. Sa construction est essentielle pour créer des allégeances qui garantissent la longévité de l’Etat/nation. C’est en effet sur cette relation que se fonde les Etats/nations les plus réussis, un lien vigoureux entre l’Etat et la nation, généralement encouragé par un sens puissant de nationalisme propagé par l’Etat.

Quelle est donc la signification de l’Etat/nation en Afrique, au jour d’aujourd’hui ? Quel est le futur des pays africains en proie à une instabilité qui ébranle les fondations mêmes de l’Etat/nation ? Plus important encore, n’est-il pas temps de transcender le discours esthétique concernant le clientélisme et le tribalisme et de commencer à poser des questions plus pertinentes ? Questions qui concernent la légitimité des vestiges d’un modèle de gouvernance exogène adopté suite à l’occupation européenne.

Depuis l’indépendance, la politique africaine s’est caractérisée par des conflits qui ont leurs origines dans des tensions ethniques. Nul n’est besoin de chercher plus loin que le Rwanda, le Nigeria et la Mauritanie (parmi de nombreux autres) pour en trouver les preuves. L’ethnicité a été et continue d’être au centre du débat médiatique dominant, dans la question des conflits et de leurs répercussions. Les conflits qui affligent l’Afrique ne sont pas d’une catégorisation aussi simpliste qu’on pourrait être amené à le croire. Au-delà, il y a la question obscure concernant la faille fondamentale dans une structure considérée comme allant de soi, comme étant la seule structure et non un modèle importé et qui s’articule comme une promesse brisée.

L’Etat/nation a donné naissance à d’innombrables crises, à des destructions de minorités et à la création d’identités nationales artificielles afin de supporter cette structure. L’énigme du nationalisme, son affiliation à la conception de l’Etat et sa relation au détriment de la citoyenneté est une grave menace pour un égalitarisme pluriel futur.

Selon Elie Kedourie (1960), l’émergence du nationalisme est la conséquence de la moralisation de la révolution par cette chose nouvelle qu’est ‘’ le pouvoir du peuple’’. La doctrine du nationalisme est née des révolutions européennes au début du XIXème siècle. Par conséquent, l’introduction d’une idéologie de la nation comme la seule formation politique naturelle sur laquelle se construisent les Etats, présente l’Etat/nation comme une somme idéale de ses parties. Le terme de nation provient de la racine latine ’’nasci’’ qui signifie être né, terme qui s’est développé en la notion d’un peuple ayant la même origine. (1)

Il est donc aisé de voir combien cette conception allait inévitablement devenir problématique dans le nouvel environnement de la post-colonie. La période post-coloniale se caractérise par un amalgame du développement interrompu des formations politiques internes, d’identités fragmentées et de réalités transitoires qui convergent pour se fondre en un modèle d’Etat repris des puissances coloniales et du développement politique et économique de la pensée post Lumières. Le décalage, entre ce modèle acquis de souveraineté, d’avec les formes locales de pouvoir, a non seulement interféré avec la progression naturelle des structures de pouvoir (comme le colonialisme), mais a aussi fait obstacle à la formation unitaire d’identités dans les Etats décolonisés, générant des revendications de ‘’nationalité’’ disparates et en compétition. (2)

Par conséquent, l’héritage de l’Etat/nation post-colonial met en évidence l’inadéquation de cette appropriation, ainsi que la fragmentation de l’identité au travers de la destruction de la conscience des minorités, implantée au moment de la construction de la nation. Le noeud du problème réside dans l’aspect éphémère des groupes précoloniaux, coloniaux et post-coloniaux et l’utilisation de l’assimilation, de langues et de symboles, afin de construire une identité jugée nécessaire pour la formation de l’Etat/nation : l’identité nationale.

Les territoires post-coloniaux ont hérité de l’Etat/nation comme étant le pinacle de la modernité et du progrès. (3) L’établissement de l’Etat/Nation nécessite la destruction de la conscience des minorités afin de permettre l’établissement d’un certain type de conscience nationale. Il s’ensuit que le phénomène de nationalisme, comme dérivatif de l’Etat /nation, est la plateforme sur laquelle la lutte pour l’identité devient visible.

L’appropriation de la construction de l’Etat/nation, utilisé pour réguler le modèle européen de société, devient problématique dès lors qu’il est appliqué aux réalités africaines et asiatiques où les sociétés sont composées d’ethnies, de races, de religions et de langues diverses. Le nationalisme est en conflit avec la conscience minoritaire pour deux raisons principales : premièrement le nationalisme dérive de ‘’l’importation’’ de l’Etat/nation rendu illégitime, aux yeux des masses composées de minorités, en raison des relents coloniaux teintés de domination et d’occupation exploitante.

Deuxièmement, une variété particulière de nationalismes s’est développée dans les colonies en réponse à la domination coloniale et a été instrumentalisée dans la lutte pour la libération. Comme nous le verrons, cette forme de nationalisme n’a jamais réussi à créer des liens entre les peuples sous l’étendard de ‘’nation’’, mais a été plutôt l’instrument qui a forgé les mouvements d’indépendance. Il s’en suit, qu’une fois l’objectif d’indépendance atteint, l’Etat/nation est resté dans un état de fragmentation dû au manque national de lien réel.

Troisièmement, la citoyenneté et les droits égaux sont devenus l’aune à laquelle se mesurait la modernité ou ‘’ l’antiquité’’ d’une nation. Octroyer la citoyenneté et des droits est un aspect intrinsèque de l’Etat et marque la ligne de partage entre l’Etat (l’Etat étant ce qui institutionnalisé) et la communauté fondée sur l’ethnie, la religion et les minorités linguistiques. Il y a aussi la précondition fondamentale de la perception qu’on en a - interne et externe- cependant que les nations ou les groupes sont en relations avec d’autres organismes. (4)

Par conséquent, l’Afrique d’aujourd’hui est la proie de maux qui trouvent leurs racines dans un défaut structurel qui a été intégré dans le système. Un nationalisme artificiel - qui n’a pas été immédiatement reconnu comme étant une contradiction évidente - est peut-être le phénomène le plus dangereux qui ait contaminé secrètement le XXème siècle. Dans la période post-coloniale, ces Etats/nations ont eu à relever des défis majeurs de validation et de déchiffrage des identités. Face aux défis de gouvernance qui ont émergé au cours et suite à cette période, ils sont mal outillés pour combattre les problèmes fondamentaux de la réémergence du sectarisme qui s’accompagne de leur disparition économique et politique, dès lors que l’appareil, à l’intérieur duquel ils opèrent, semble incapables de les assimiler. Plutôt, il met par-dessus un modèle artificiel d’assimilation et, ce faisant, aggrave la division.

Dans certains cas, les suppressions du pluralisme et du droit des minorités deviennent communes dans les Etats/nation où les minorités sont perçues comme une menace directe de l’identité nationale. Dans d’autres cas, là où des sous-groupes existent toujours de manière flagrante et régulent la société, l’Etat/nation ne remplit toujours pas toutes ses fonctions de gouvernance effective pour le bénéfice de tous. Et pourtant, ces deux exemples sont des facettes de ce même syndrome. Celle-ci peuvent être observées dans des pays comme le Soudan et la Tanzanie. Dans le premier, les liens ethniques prévalent sur une identité nationale plus large et dans le second, une identité nationale forgée au cours de la lutte pour l’indépendance est de plus en plus menacée par l’émergence d’affiliations en compétition.

Les paradigmes de l’intégration à l’intérieur de frontières nationales commencent à émerger et leurs répercussions sont directement perçues par les masses qui font les flux migratoires, les déplacés, les réfugiés et la ruée sur les ressources génératrices de conflits qui sont en augmentation constante. Toutes ces questions sont classées comme étant des problèmes liés à un groupe plutôt qu’enracinés dans la disparité économique.

Quel donc pourrait être l’alternative à l’Etat/nation ? Un Etat dépourvu de nation. Un Etat qui fonctionne comme un centre administratif, législateur et organisateur, libre d’affiliations fallacieuses au profit d’une identité plus large.

Les réalités irréconciliables de la diversité ethnique, raciale, religieuse et linguistique des identités minoritaires, avec les préconditions d’une identité nationale pour la construction d’un Etat/nation, sont au centre des effondrements subséquents de la gestion structurelle de l’Etat. Le modèle hérité d’Etat/nation en Afrique (et le nationalisme qui en dérive) a causé la destruction de la conscience des minorités à l’époque post-coloniale et a eu des répercussions considérables de fragmentation identitaire à l’époque moderne (5)

Ce processus - qui a eu cours au moment crucial de la formation de l’Etat - ne fait pas que miner l’authenticité territoriale. Il mine aussi l’authenticité identitaire et la légitimité de l’interaction sociétale et les liens qui en eux-mêmes sont le fondement du fonctionnement de l’Etat. Ce vide toxique ainsi fabriqué, qui s’inscrit dans des structures sociales et politiques intemporelles, pourrait être une façon de revoir le phénomène émergent des conflits à caractère ethnique et de l’extrémisme religieux.

A l’aube d’une nouvelle décennie, dans un monde où notre interdépendance est toujours plus évidente (et simultanément plus mise à l’épreuve), l’Afrique - et le monde en général - doit intégrer sa diversité, non seulement au plan social mais aussi au plan économique et politique. Il doit reconnaître son héritage et se défaire des notions fallacieuses de nationalisme. C’est la seule façon pour que chaque Africain ait véritablement l’opportunité de casser les notions trompeuses d’identité et d’atteindre la vraie liberté : de pensée, d’association, de sexualité, de pratique et d’affiliation politique et sociale. C’est la seule façon de nous équiper pour faire face aux défis de notre futur convergent.

NOTES

[1] Kedourie, Elie 1971 : Nationalism in Asia and Africa, London: Weidenfeld and Nicolson
[2] Mbembe, Achille 1992 ‘The Banality of Power and the Aesthetics of Vulgarity in the Post-colony’ in Public Culture 4 (2)
[3] Mamdani, Mahmoud 2001 ‘Beyond Settler and Native as Political Identities: Overcoming the Political Legacy of Colonialism’ in Society for Comparative Study of Society and History, Columbia University
[4] Tivey, Leonard 1981 The Nation-State; The Formation of Modern Politics, Oxford: Martin Robertson
[5] Chatterjee, Partha 1993 The Nation and its Fragments: Colonial and Post-Colonial Histories Princeton, NJ: Princeton University Press

* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur