Isaias Afewerki et l’Erythrée : la tragédie d’une nation

Depuis qu’elle a acquis son indépendance de facto en mai 1991, l’Erythrée est devenue l’illustration de la tragédie, souligne Selam Kidane. Après avoir combattu et souffert côte à côte lors de la lutte pour l’indépendance de leur pays, les Erythréens ont vu leur pays, dirigé par Isaias Afewerki, impliqué dans des conflits avec chacun de leurs voisins. Avec un président Isaias qui voit, de plus en plus, l’exercice du pouvoir comme un moyen d’auto célébration et qui s’entoure d’une clique de militaires sycophantes, l’espoir des années qui ont suivis l’indépendance s’est tragiquement évanoui, conclut Kidane.

Il est rare que la condition d’un pays tout entier puisse être résumé en un seul mot. C’est vrai pour l’Erythrée d’aujourd’hui et ce mot est «tragique». Nombreux sont les indices de cette tragédie et parmi eux il y a la situation lamentable de faim, de pauvreté, de violation des Droits de l’Homme et de la liberté de la presse. Mais le plus douloureux est celui de l’espoir volé. Le peuple érythréens a tant combattu, pour réussir là où il semblait impossible de réussir, pour qu’au bout du compte leur victoire leur soit arrachée. Aujourd’hui, les Erythréens, ceux dans la Corne de l’Afrique et ceux à l’étranger, vivent avec les conséquences de cette situation et essaient de comprendre pourquoi leur histoire nationale a pris une tournure aussi cruelle. La réponse se trouve pour beaucoup d’entre nous dans le caractère politique d’un homme : le président de l’Erythrée, Isaias Afewerki

Le dernier né des Etats africains a gagné son indépendance de facto en mai 1991, après 30 ans de combats ardus contre l’Ethiopie. Un statut confirmé en mai 1993 par la communauté internationale. A ce moment, beaucoup de familles érythréennes avaient été touchées par la guerre et nombreuses sont celles qui ont été ruinées par la dévastation. Mais l’esprit post-indépendance était optimiste et même noble. les Erythréens ont gardé leur idéal même sous le poids du conflit et se sont promis de construire un Etat à la mesure de cet idéal. Ils étaient déterminés pour que le nouvel Etat soit celui de la cohésion sociale, d’une solide éthique du travail, et où il y aurait peu de crimes et de corruption, où les tensions ethniques et religieuses seraient rares. Un pays à la hauteur de ses dignes citoyens, un tribut durable à tous ceux qui ont sacrifié leur vie pour atteindre l’indépendance et un réconfort pour leur famille. Ceci devait être une nouveauté sous le soleil africain.

Qu’il y ait des défaillances sur le chemin de si hautes aspirations est pardonnable, mais les fractures qui ont commencé à apparaître dans la première décennie après l’indépendance étaient plus dures à accepter, principalement parce que les Erythréens les ont eux-mêmes créées. L’Erythrée est entrée en conflit avec chacun de ses voisins et a accumulé, avec chaque nouvelle crise, les animosités politiques et économiques qui continuent de couver sous la cendre. Ce cycle a culminé dans une nouvelle confrontation avec l’Ethiopie à propos de frontières en litige ; la guerre entre 1998 et 2000 a résulté dans la mort d’innombrables jeunes Erythréens et Ethiopiens. De surcroît, la guerre a laissé la question non résolue et menace périodiquement de refaire irruption et de générer de nouvelles dévastations. (1)

Les conséquences internes de ce conflit ont poussé le pays en direction de l’abîme. En septembre 2001, le président Isaias Afewerki - qui à ce moment était déjà au pouvoir depuis une décennie - à asséné aux opposants et aux dissidents toute la puissance de l’Etat pour les écraser. Il a arrêté 11 de ses anciens camarades, tous des vétérans de la lutte pour l’indépendance et membres du Parlement de l’Erythrée indépendante, a fermé toutes les médias privés avant que restreindre ou d’expulser les organisations globales ou régionales travaillant dans le pays (y compris des ONG et des organisations caritatives qui sont restées aux côtés de l’Erythrée et du président lui-même lors la lutte pour l’indépendance) Le résultat de tout ça, c’est que l’Erythrée est devenue une prison pour ses propres citoyens. (2)

La pathologie du pouvoir

La chute de l’Erythrée en a amené plus d’un à comparer ce pays à la Corée du Nord et Isaias Afewerki à Kim Jong II : paranoïaque, irrationnel, excentrique, reclus. Il se peut qu’il y ait quelques vérités dans ces qualificatifs, mais ils peuvent aussi nous induire en erreur lorsqu’on cherche à comprendre le processus décisionnel en Erythrée aujourd’hui. Parce que de croire que Isaias Afewerki est quasiment fou, c’est le sous-estimer. Un examen de sa performance politique au cours de la lutte pour l’indépendance et après la lutte, le révèle comme un dirigeant politique astucieux, peu enclin aux approche hasardeuses ou erratiques.

Isaias Afewerki a lui–même tenté d’expliquer l’instauration d’une politique dure comme étant nécessaire pour maintenir l’intégrité nationale contre des complots étrangers et des influences funestes, alors ‘’que la nation a souffert et continue de souffrir de circonstances exceptionnelles’’. Le problème est que les mêmes formules ont été utilisées lorsque des voix se sont élevées contre ses tendances autocratiques des années auparavant. Ceci suggère un plan à long terme de rationalisation idéologique, plutôt qu’une vraie réponse à des circonstances nouvelles. La centralisation croissante du pouvoir en Erythrée et l’érosion d’autres centres décisionnels semblent refléter le point de vue que toutes les actions sont justifiées, aussi longtemps qu’elles servent les besoins et les ambitions du président.

Tout revient à un besoin excessif de pouvoir qui se manifeste aussi dans des manifestations de force incluant les attaques physiques, les menaces verbales, les accusations et les réprimandes au moindre défi. Ceux qui étaient proches du président Isaias, pendant et après la lutte pour l’indépendance, contribuent à sa compréhension. Ils disent qu’il s’intéresse immensément aux détails de la politique et au processus décisionnel, a la plus grande difficulté à déléguer des tâches et a un sens aigu - peut être exagéré- de sa propre capacité à influencer ce qui se passe aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Erythrée.

Dans une de ces distorsions dont l’histoire a le secret, les traits de caractère, qui ont permis à Isaias Afewerki de grimper les échelons du pouvoir lui ont aussi permis de consolider ce pouvoir au détriment de tout le monde autour de lui. Les Erythréens, et dans une certaine mesure le reste du monde, ont été charmés par le charisme du fringant héros et sa capacité à obtenir des résultats. Mais avec le temps il est devenu apparent qu’il ne voyait pas le pouvoir comme un moyen vers le progrès social et national, mais comme un moyen d’auto-promotion que rien ne devait mettre en péril.

Le sacrifice perdu

La conduite du président Isaias au cours du conflit avec l’Ethiopie entre 1999 et 2000 est révélatrice de son caractère politique. En février 1999, la communauté internationale, choquée par la brutalité qui se manifestait dans la Corne de l’Afrique, a mis sur pied une grande action diplomatique afin d’y mettre un terme. Les efforts conjoints des Etats-Unis, de l’Union Européenne et de l’Organisation de l’Union Africaine (OUA, devenue par la suite l’Union africaine) ont contribué à un accord de paix, accepté par le cabinet érythréen et appuyé par l’OUA et ont organisé un comité de médiation. C’est le moment choisi par le président Isaias pour déclarer, dans des les médias nationaux, que se retirer de la ville de Badme – un point central de l’accord de paix qui prévoyait l’évacuation des forces militaires – équivaudrait au soleil ne se levant jamais plus. L’accord a été mis en échec.

Les Ethiopiens ont répliqué en lançant l’offensive du 23 février 1999 qu’ils ont nommée ‘’Opération Sunset’’ (Opération coucher de soleil). Le 26 février, les médias érythréens annonçaient que la ville de Badme avait été évacuée, la laissant aux mains éthiopiennes. Une année et beaucoup de carnages plus tard, un accord a été signé mettant un terme à la guerre et le contrôle du cessez le feu sous la responsabilité d’une force des Nations Unies, portant également le litige devant la cour de justice internationale (en avril 2002, la Cour permanente d’arbitrage à La Haye a réglé la dispute des frontières et a implicitement octroyé Badme à l’Erythrée, décision que l’Ethiopie a refusé d’accepter).

Afewerki, sommé de s’expliquer sur ses décisions et les conséquences de la guerre, a réagi en instaurant une répression sévère et, en complément aux mesures décrites plus haut, a choisi de donner du pouvoir à une nouvelle cohorte de fidèles, triés sur le volet, qui sont redevables de leur promotion à leur obéissance et à leur peur des caprices du président

Isaias Afewerki est entouré d’associés militaires dont le seul but est de le maintenir au pouvoir, cependant que ceux qui ont joué un rôle clef dans la conquête de l’indépendance, malgré une folle adversité, languissent dans quelque donjon inconnu ou survivent dans des foyer temporaires comme exilés ou comme réfugiés. Nombreux sont ceux qui ont succombé, victimes des suspicions présidentielles.

Aujourd’hui, les Erythréens de la diaspora discutent un rapport non confirmé qui dit que les banques chinoises sont les dépositaires de millions de dollars dans des comptes au nom du président Isaias Afewerki (qui a été formé dans un collège militaire à Nanjing entre 1966 et 1967) et de son fils. Si cela était avéré, ce serait une insulte supplémentaire aux dizaines de milliers d’Erythréens qui travaillent durement - gouvernantes en Italie, domestiques au Moyen Orient, chauffeur de taxi aux Etats-Unis, ouvriers d’usine en Europe - y compris tous ceux qui ont longtemps soutenu le président, vivent des vies austères dans l’intérêt supérieur du bien- être de leur pays et qui à une époque ont considéré Afewerki comme l’un des leurs : un frère, un fils, un compagnon d’arme.

Il n’y a pas de système qui permette au public érythréen de demander des comptes, pas de liberté de presse qui permette d’infirmer ou de confirmer un tel rapport, qui s’il est vrai, mettrait l’Erythrée au niveau du Gabon et la Guinée Equatoriale. La tragédie érythréenne continue. Il semble qu’il n’y a vraiment rien eu de nouveau sous le ciel africain en mai 1991.

* Selam Kidane est un militant des Droits de l’Homme érythréen. Cet article a originellement été publié par openDemocracy.

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(1) Voir Edward Denison : Eritrea versus Ethiopa. The shadows of war. 18 janvier 2006
(2) Voir Ben Rawlence; Eritrea: Slender land, giant prison. 6 mai 2009