J’ai mal pour la Guinée malade de son armée et de sa classe politique

Devant la crise vit la Guinée depuis des décennies, les solutions sont essentiellement perçues dans la réforme de l’armée. Une hypothèse encore renforcée par les massacres du 28 septembre dernier, qui ont fait 157 morts parmi des militants de l’opposition réunis dans une manifestation politique. Mais pour Boubacar Barry, il faut des mutations encore plus profondes pour refonder la Guinée sur de nouvelles bases. Ce qui revient, entre autres, à faire œuvre de vérité par rapport aux vicissitudes dramatiques de ces dernières décennies, à redéfinir les relations par rapport au pouvoir, à repenser le système politique, etc. En somme, il ne suffit pas de faire par Dadis Camara pour guérir la Guinée.

J’ai eu le privilège de vivre, dans l’euphorie, le 28 septembre 1958 qui a consacré le vote massif du peuple de Guinée pour l’indépendance. Je suis aujourd’hui triste et consterné de vivre ce massacre du 28 septembre 2009 de manifestants pacifiques en faveur des libertés démocratiques en Guinée. Entre les deux événements, il y a hélas l’histoire tragique du peuple de Guinée qui a connu près d’un demi-siècle de dictature dans un contexte économique difficile. Il est pénible, pour nous, de témoigner personnellement de ce demi-siècle d’espoir, souvent déçu de ne pas voir la fin de cette machine infernale de répression des libertés fondamentales en Guinée dans l’indifférence de la communauté internationale.

En 2008, à l’occasion d’un séminaire organisé par la CODESRIA sur les libertés académiques en Guinée, je me suis retrouvé pour la première fois, depuis près d’un demi-siècle, à Conakry, dans la même salle avec mes deux collègues historiens d’origine guinéenne : les professeurs Lansiné Kaba de l’université de Chicago et Thierno Mouctar Bah de l’université de Yaoundé. Nous sommes tous les trois aujourd’hui à la retraite, après avoir fait toute notre carrière d’enseignant au plus haut niveau à l’extérieur de la Guinée.

Ce paradoxe s’explique par la fracture que la Guinée a vécue dès 1961 entre le parti au pouvoir, le Pdg, et son intelligentsia autour du syndicat des enseignants. Pour avoir revendiqué le respect de leurs droits syndicaux dans un mémorandum envoyé au gouvernement, les membres du bureau du syndicat ont été tous condamnés, à l’occasion d’un procès sommaire, à 10 ans de prison au moins. Les élèves et les étudiants de tous les établissements en Guinée et à l’extérieur ont alors organisé une grève générale qui fut vivement réprimée par l’armée accompagnée par les milices de la JRDA. Nous fûmes alors enfermés au camp Alfa Yaya et soumis, menottes aux poignets, à l’intimidation du peloton d’exécution en pleine nuit sur un terrain vague de Sonfonia, à 20 km de Conakry. Nous avions à peine 17 ans. Je vis encore personnellement les affres de ce moment de répression aveugle soutenue par un mensonge d’Etat du complot permanent qui va désormais jalonner l’histoire de la Guinée jusqu'à nos jours. C’est cette répression continue et cette peur tapie dans tous les cœurs de plusieurs générations de Guinéens que les manifestants du 28 septembre 2009 ont voulu braver pour mettre fin à l’arbitraire et à l’impunité d’un Etat qui a fini par prendre au piège tout le peuple de Guinée.

Mais, il faut remonter à l’histoire mouvementée et souvent tragique de ce demi-siècle d’histoire post-coloniale pour comprendre les impasses actuelles et les nombreux défis à relever pour remettre la Guinée sur le chemin de l’Etat de droit.

La République de Guinée, en un demi-siècle d’indépendance, n’a connu que deux régimes et deux présidents qui ont mené le peuple à une paupérisation intolérable par rapport aux potentialités énormes dont la nature à doté ce pays. Le premier régime d’Ahmed Sékou Touré A instauré, en vingt-six ans de règne sans partage, la dictature du parti unique sous l’égide du PDG qui a massacré des milliers de citoyens dans les prisons et camp de concentration, comme le camp Boiro de triste mémoire. Il a aussi obligé des milliers de Guinéens à l’exil forcé dans les pays voisins et en particulier au Sénégal et en Côte d’Ivoire.

Après les événements de 1961 qui annonçaient déjà la nature du despotisme du régime, nous avons quitté la Guinée en 1964, après le bac, et nous vivons jusqu'à ce jour au Sénégal notre terre d’accueil. C’est sous ce régime que l’embrigadement et la manipulation idéologique au nom du Parti-Etat ont été utilisés à son plus haut degré pour semer la suspicion, la terreur à toute la population soumise à toutes sortes de privations. On a successivement cultivé la primauté du militantisme sur la compétence, dévalorisé les hiérarchies traditionnelles au sein de la société et de l’Etat, créé les conditions d’un Etat populiste où tout est permis au nom du peuple souverain qui juge et exécute les sentences.

Le régime de Sékou Touré est une suite macabre sans fin de complots étouffés tous dans l’œuf, à l’exception du débarquement des Portugais de novembre 1970. Ce fut, tour à tour, le complot des enseignants, celui des commerçants, des militaires, des Peuls lorsque la dérive ethnique a pris le dessus sur les conflits de classes et finalement celui des femmes qui ont manifesté publiquement leur colère dans Conakry, obligeant Sékou Touré, pour la première fois, au dialogue et à la libéralisation du commerce.

Hélas, seule la mort de Sékou Touré, en 1984, allait mettre fin à cette dictature sanglante qui avait fini par prendre l’allure d’un pouvoir clanique aux antipodes des intérêts d’une population sans voix ou en exil massif dans les pays voisins de la Guinée. En effet, l’isolement de la Guinée a été le fondement de cette dictature qui a réussi à créer la division entre Guinéens de l’intérieur, défenseurs de la révolution, et Guinéens de l’extérieur vendus à l’impérialisme.

En 1984, le coup d’Etat militaire inaugure le deuxième régime sous la présidence du Général Lansana Conté jusqu’à sa mort le 22 décembre 2008. Lansana Conté, dans la suite logique du régime de Sékou Touré, a instauré progressivement sa propre dictature, en s’appuyant sur l’armée qui lui permit, pendant 24 ans, de conserver le pouvoir dans un contexte de liberté sous contrôle. Malgré les efforts d’ouverture démocratique, de libre circulation des hommes et des biens qui ont permis le retour de milliers de Guinéens, le pouvoir est resté attaché aux méthodes de pression de l’ancien régime avec lequel la rupture n’a pas été faite ni symboliquement, ni formellement.

A défaut d’une conférence de réconciliation nationale pour éradiquer les démons de la haine, de la peur, de l’incompréhension, le régime militaire a fui le débat politique pour s’attaquer à des réformes sectorielles sur l’éducation, la santé, la justice, en fait tous les aspects techniques qui exigent avant tout un choix de société après l’échec de la révolution aux mille facettes qui avait pour objet de créer un homme nouveau en Guinée. Le résultat a été un immobilisme contraignant de l’ensemble d’une société prise au piège par un pouvoir autocratique partagé entre un laisser-faire sur le plan économique et un despotisme d’une autre époque sur le plan politique. Le régime a maintenu cet adage selon lequel on n’a le pouvoir que par la volonté de Dieu et surtout qu’on n’a pas besoin du savoir pour avoir le pouvoir ou la richesse. C’est ce qui explique l’asservissement, dans des conditions indignes, des travailleurs et surtout des fonctionnaires qui sont obligés de se mettre au service des gens au pouvoir ou des gens riches pour se partager les prébendes de l’Etat.

Toutes les manifestations des travailleurs ont été réprimées dans le sang, jusqu’aux événements graves de janvier-février 2007 qui ont révélé au grand jour le dysfonctionnement même de l’armée qui subit de plein fouet la mal gouvernance générale de l’Etat aux mains du Général Conté. Tout annonce alors la fin d’un régime dont le pilote, de plus en plus malade et impotent, ne contrôle plus rien, comptant uniquement sur la force de la répression de son armée et plus particulièrement de son Bata qui n’hésite pas à tirer à bout portant sur des milliers de manifestants aux mains nues.

A l’époque, malgré les condamnations de la CEDEAO et de la communauté internationale, on s’est contenté de demi-mesures en faisant nommer par Lansana Conté un Premier ministre parmi les trois noms proposés par la société civile et les syndicats. Lansana Kouyaté, formé au moule du PDG et redevable de Lansana Conté pour ses postes diplomatiques, malgré son expérience, se révéla un Premier ministre sans pouvoir. Lansana Conté n’a eu aucun problème à se débarrasser de lui en l’absence d’un soutien politique des forces vives pour garantir et accompagner une véritable transition politique.

Une fois encore, le peuple de Guinée a attendu passivement la longue agonie de son président dont la mort, le 22 décembre 2008, a préparé la voie à l’avènement du CNDD. Le coup d’Etat de Dadis Camara écarte à nouveau toute succession constitutionnelle en Guinée.

Il faut dire que les déclarations rassurantes de Dadis sur une transition vers un régime civil et surtout le serment fait de n’être pas un éventuel candidat a endormi la vigilance des partis politiques, de toutes les forces vives et même de la communauté internationale, malgré les condamnations de principe de la CEDEAO et de l’Union Africaine. Tout le monde était soulagé par le caractère pacifique du coup d’Etat qui n’avait pas donné lieu à un bain de sang. Mais pour aller vite, les tergiversations sur la durée de la transition, sur la date des élections libres et transparentes, sur le rôle du CNDD pour conduire cette transition et surtout le flou entretenu sciemment sur la candidature ou non de Dadis Camara lui-même ont fini par semer le doute et par exaspérer les forces vives et le groupe de contact de la communauté internationale.

Cette situation qui a conduit inexorablement au massacre des manifestants et au viol des femmes le 28 septembre 2009 dans un stade fermé à ciel ouvert, met à nu, aujourd’hui, toutes les contradictions au sein de la société guinéenne, dans la continuité des régimes de Sékou Touré et de Lansana Conté.

Dadis Camara, chef de la junte militaire, est l’héritier direct des pratiques de despotisme, avec un accent populiste de justicier des maux accumulés par les deux régimes dont il se réclame avec compassion. Ce n’est pas la faute de Sékou Touré ni celle de Lansana Conté, mais celle des cadres apatrides qui ont détourné à leur profit les deniers publics. Hélas, en plus de la faillite économique, il hérite malheureusement de toutes les tares accumulées par la mal gouvernance des deux régimes, à savoir le népotisme, la corruption et l’absence de dialogue politique. A cela s’ajoute aujourd’hui la déstructuration de l’armée accélérée par le coup d’Etat qui a mis à la retraite ou à genoux tous les officiers supérieurs, laissant Dadis Camara seul face à des hommes de troupe qu’il ne contrôle pas dans leur totalité.

Dans ces conditions, les massacres du 28 septembre 2009 étaient prévisibles dans la mesure où le CNDD ne laisse aucun choix aux forces vives de manifester leur colère même de façon pacifique. Ce qui est arrivé, est ainsi arrivé. C’est inadmissible et rien ne peut justifier l’atrocité des actes perpétrés contre les citoyens et surtout le viol en public des femmes. Cette barbarie rend encore difficile une sortie de crise qui ne porte plus sur la candidature de Dadis, mais sur sa capacité à assurer désormais une transition pacifique. Nous sommes devant une impasse dont l’issue dépendra des rapports de force internes entre l’armée et le peuple sans armes et aussi du poids de la communauté ouest africaine et africaine appuyée ou non par la communauté internationale.

Dans tous les cas, tout régime en Guinée aura à résoudre, tôt ou tard, les défis suivants, dans un contexte marqué par le recul de la démocratie dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Il s’agira de définir la nature du pouvoir central, dans ses rapports avec les pouvoirs locaux au niveau des régions des villes, des villages et des quartiers. Le régime présidentiel qui régente toute l’administration du sommet à la base, est inadapté à la nature de nos sociétés plurielles qui ont besoin d’une grande autonomie pour se gérer dans un ensemble national non intégré. Le centralisme démocratique tout comme le centralisme étatique ont fait la preuve de leur incapacité à prendre en charge les besoins élémentaires des populations en matière d’éducation, de santé et d’infrastructures. Il faut nécessairement repenser l’aménagement du territoire pour l’adapter aux besoins de la population, dans l’espace national autant que dans l’espace régional auquel la Guinée appartient naturellement en partage avec les Etats voisins.

La lutte contre la gabegie, la corruption, le trafic de drogue, l’insécurité, etc., dépendra largement de la mise en place d’un Etat de droit dont les leaders seront élus à l’occasion d’élections transparentes et libres. Cela implique au préalable la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif, le judiciaire. Cela suppose nécessairement la fin du népotisme et le choix des personnes en fonction de leur mérite et de leur compétence.

Mais pour en arriver à la mise en œuvre des réformes profondes dont le pays a besoin, les Guinéens doivent nécessairement organiser une conférence de réconciliation nationale pour un devoir de mémoire sur la trajectoire de notre histoire commune sur la longue durée, avant la conquête, durant la période coloniale et surtout pendant ce demi-siècle de construction de l’Etat nation sur de fausses présomptions qui empoisonnent jusqu’ici notre existence. Cette conférence de réconciliation nationale doit nécessairement résoudre deux problèmes majeurs : l’ethnocentrisme ainsi que le rôle et la place de l’armée dans les institutions de la République.

Le premier point est central parce que l’ethnocentrisme est le vrai faux problème qui empoisonne la vie politique depuis la période coloniale et constitue un handicap à toute expression démocratique. Le problème n’est pas spécifique à la Guinée, il est le résultat d’une histoire coloniale mal assumée par les pères des indépendances qui ont voulu construire un Etat-Nation monolithique sur la base du parti unique, en contradiction avec la pluralité des sociétés africaines et les principes démocratiques de libre choix des dirigeants par le peuple.

L’ethnocentrisme est un vrai problème, tant qu’on s’évertue à ne pas mettre sur la table le problème pour en discuter publiquement dans un cadre apaisé. Car l’ethnocentrisme est aussi un faux problème tant que le principe des libertés démocratiques, le droit d’expression, d’association et de manifestation ne sont pas garantis à tous les citoyens. C’est la seule manière pour mettre fin aux préjugés, aux idées reçues et consolidées dans l’esprit des Guinéens par la pratique des régimes précédents. A savoir que certains citoyens aiment leur pays mieux que d’autres et surtout le fait que des citoyens s’identifient au pouvoir du seul fait qu’ils appartiennent à la même ethnie ou région que le président.

On peut hélas reprendre mot pour mot la mise en garde que j’avais faite le 22 mai 1991, dans des circonstances similaires, sur la Guinée, dans un texte publié sous le titre : « La Guinée dans la quadrature du cercle ethnique ou enjeux démocratiques ». Je disais : Il est à mon avis aussi dangereux pour une ethnie de s’identifier globalement à un pouvoir que de voir les autres ethnies individuellement ou collectivement, identifier le pouvoir à une seule composante ethnique. Il est encore plus dangereux pour un pouvoir ou ses représentants de s’identifier dans l’exercice de leurs fonctions à une ethnie. Si c’est le cas, il faut s’attaquer à la racine du mal, car l’arbitraire devient alors un art de gouvernement. La Guinée sera ingouvernable tant qu’une seule ethnie sera exclue de l’exercice et du contrôle du pouvoir. La démocratie et la prise en compte de la richesse de la diversité culturelle sont les seuls remèdes à l’ethnocentrisme qui est une forme détournée, de contrôler le pouvoir au profit d’une minorité.

Le second aspect est, sans aucun doute, la violence d’une armée qui a servi de support au régime de Conté, mais qui est traversée par toutes les contradictions de la société guinéenne, à savoir le népotisme, mais aussi la mal gouvernance et une formation au rabais qui l’empêchent aujourd’hui de jouer son rôle républicain de protection de la population. L’armée est malade et la population a perdu toute confiance dans sa capacité à assurer sa protection tant que les atrocités de janvier, février 2007 et celles du 28 septembre 2009 ne seront pas élucidées et les responsables punis.

Mais pour tenir une conférence de réconciliation nationale préalable à des élections libres et transparentes, il faut une période de transition d’un an au moins avec la mise en place d’un gouvernement d’union nationale, dont les membres ne seront pas candidats à un quelconque poste électif. Cela implique pour l’ensemble des forces vives une concertation particulière sur les modalités de cette transition en relation avec l’armée qui sera nécessairement partie prenante de ce processus.

Il est évident que le 28 septembre 2009 a créé une situation nouvelle en Guinée qui fait appel à des solutions nouvelles qui passent nécessairement par le dialogue politique avec l’armée pour la définition d’une feuille de route au-delà de la période de transition. Il faut orienter la réflexion sur les conditions qui permettront la refondation de la République sur de nouvelles bases. Pourquoi pas une fédération des quatre grandes régions naturelles de la Guinée, avec un Parlement fédéral et un gouvernement fédéral. Aucune piste ne doit être écartée, car l’ancien système d’une République centralisée autour de Conakry, la capitale, a fait preuve de son incapacité à assurer l’équilibre entre les régions et surtout leur développement. Il faut s’acheminer aussi vers un régime parlementaire dans la mesure où le régime présidentiel a mené, jusqu’ici, au despotisme d’une personne en l’absence de mécanisme de contrôle de son pouvoir.

Le problème aujourd’hui est de savoir si la Cedeao doit mettre la Guinée sous tutelle pour accompagner cette période de transition ou par un sursaut moral, le président du Cndd va mettre en place ce processus d’introspection nationale, en rendant le pouvoir aux mains d’un gouvernement d’union nationale avec la participation de l’armée, en renonçant de lui-même à toute prétention au pouvoir.

Dadis Camara est seul face à son destin devant Dieu pour ramener ou non la paix en Guinée.

* Boubacar Barry est professeur d’Histoire à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar – Cet article a été publié par le journal Wal Fadjri

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