L'Égypte à marche forcée vers la Sissicratie !
C'est officiel depuis le 27 mars dernier. Investi par le Conseil Suprême des Forces armées, le maréchal al-Sissi est désormais candidat à la prochaine élection présidentielle dont le premier tour est annoncé pour les 26 et 27 mai prochains. Pas étonnant ! L'artisan du coup d'État militaire qui a destitué Mohamed Morsi, le 3 juillet 2013, n'a jamais caché sa volonté d'être aux commandes du pays. Il avait notamment transformé le référendum constitutionnel de janvier dernier en véritable plébiscite personnel, annonçant qu'il se présenterait « si le peuple le réclame ».
Surfant à la fois sur la sissimania matraquée par des médias complaisants, et surtout sur le climat de violence dans lequel l'Égypte s'enfonce au fil du temps, al-Sissi incarne désormais, pour les défenseurs du régime militaire, le héros de la lutte anti-terroriste, mais aussi le garant de la stabilité du pays pour ses soutiens occidentaux - dont la France et les Usa qui viennent de rappeler leur attachement au « processus de transition en cours ». Autant dire que l'issue du prochain scrutin semble d'ores et déjà déterminée ! De quoi donner des ailes à « Sissi l'imperator » et lui garantir un score défiant toute concurrence !
L'Égypte s'achemine donc vers une Sissicratie, qui promet de devenir le pire régime de l'histoire dictatoriale égyptienne, vu le bilan déjà très lourd des premiers mois du règne intérimaire du Maréchal. C'est lui qui a en effet préparé la chute de Mohamed Morsi, et annoncé son éviction le moment venu. C'est lui aussi qui a supervisé la répression sanglante contre les Frères musulmans et leurs partisans :1400 personnes tuées depuis juillet 2013 selon Amnesty International, dont près d'un millier en quelques jours à la suite de l 'évacuation, en août 2013, des places Rabia El-Adawiya et Nahda au Caire ; des milliers d'arrestations durant ces neufs derniers mois, dont la majorité des cadres de la Confrérie des Frères musulmans et de son bras politique le Parti pour la Liberté et la Justice.
Depuis, les procès expéditifs contre les opposants au régime se sont enchaînés à une cadence infernale, se soldant, comme le 24 mars dernier, par la spectaculaire condamnation à mort de 528 partisans de Mohamed Morsi, dont 376 sont en fuite. Et faisant fi des protestations des Ong internationales, le Parquet a ordonné, dès le lendemain, deux nouveaux procès collectifs pour 919 membres de la Confrérie et leurs sympathisants !
LA REPRESSION S'ETEND A TOUS LES OPPOSANTS ET AUX JOURNALISTES
Cette décision spectaculaire n’est que la partie émergée d’une répression violente qui s’est étendue des Frères musulmans à tous les opposants, avec des arrestations de masse et la pratique généralisée de la torture. Selon des estimations certainement en dessous de la réalité, 3143 Égyptiens auraient été tués entre le 3 juillet 2013 et le 31 janvier 2014, dont au moins 2 528 civils dans des manifestations et des affrontements. Plus de 17 000 auraient été blessés entre le 3 juillet 2013 et le 28 février 2014, dans les mêmes circonstances (1). Les Ong, telles Human Rights Watch, accusent les autorités de « faire usage d’une force excessive». Et c'est peu dire, tant l'impunité dont jouit la police est la règle en Égypte !
A titre d'exemple, le 18 août dernier, 37 personnes, sont mortes asphyxiées dans le camion cellulaire qui les conduisait à la prison d'Abou Zaabal. D'après les témoignages recueillis par Amnesty International auprès des employés de la morgue, ces décès ont été provoqués par des jets de grenades lacrymogènes à l'intérieur du véhicule. Quatre policiers ont été jugés coupables. L'un d’entre eux a été condamné à 10 ans de prison, les autres à des peines avec sursis.
Par ailleurs, 2 590 leaders politiques – majoritairement des Frères musulmans - ont été arrêtés. 18 977 Égyptiens l’ont été entre le 3 juillet et le 31 décembre 2013. Soit 21 317 personnes en six mois. La seule période comparable est l'année 1955, au pire de la répression menée par Nasser : 20 000 Égyptiens -islamistes, opposants de gauche, communistes - étaient alors en prison. Les camps construits à l'époque pour les accueillir fonctionnent à nouveau à plein régime. Et les conditions de détentions effroyables sont, quant à elles, régulièrement dénoncées par les Ong.
Seize organisations des droits humains ont publié une déclaration exigeant des enquêtes rapides sur « des allégations choquantes de torture et d’agressions sexuelles contre les personnes détenues dans les postes de police » après la vague d’arrestations massives du 25 janvier 2014, date du troisième anniversaire de la « révolution ». Et pour cause : des témoignages alarmants leur parviennent régulièrement. Khaled el-Sayed, un membre de la Coalition des jeunes révolutionnaire, écrit dans sa cellule de prison : « Ils nous ont déshabillés et nous ont aspergés d’eau froide. Tout le monde est battu chaque jour», dénonçant aussi l'électrocution sur plusieurs parties du corps, y compris les parties génitales.
Le militant des droits humains, Amr Medhat, décrit une cellule «trop petite pour vingt personnes mais qui en accueille soixante.»
Essam Sultan, le leader du parti al-Wasat - Le Milieu, né d'une scission des Frères musulmans - affirme avoir été privé de nourriture et d’eau potable pendant 16 jours. Les femmes et les mineurs sont soumis aux mêmes traitements. Vingt-deux étudiantes, arrêtées sur le campus de l'université du Caire entre le 28 et 29 décembre 2013, lors d'un rassemblement pacifique, signalent avoir subi des sévices corporels, dont des tests de virginité et de grossesse -tests pratiqués d'ailleurs en mars 2011 sur une douzaine de manifestantes de la Place Tahrir, quand le Conseil suprême des forces armées était directement au pouvoir, et justifiés à l'époque par le général al-Sissi. Elles sont, depuis, détenues arbitrairement, à la prison d'Al Qanater, selon Alkarama for human rights, une Ong basée à Genève.
Une militante du mouvement Tamarod, arrêtée durant les manifestations de commémoration de « la révolution du 25 janvier 2011 », témoigne avoir subi, en même temps que ses compagnes de cellule, des doigtés vaginaux pratiqués par les gardiennes de prison à intervalle répétés. Comme s'il s'agissait de leur faire perdre leur virginité, précise-t-elle dans son témoignage diffusé sur France 24 le 2 avril dernier. Dans leur long réquisitoire, les Ong égyptiennes dénoncent la détention provisoire, encore utilisée pour maintenir sans jugement un prévenu en prison, la poursuite des procès de civils par des tribunaux militaire, et l’impunité généralisée (2).
Ce bilan accablant est loin d'être exhaustif. Depuis janvier 2011, les journalistes payent un lourd tribut à l'exercice de leur métier. Onze d'entre eux sont morts, dont sept depuis le coup d'État militaire du 3 juillet 2013. Ils sont systématiquement pris pour cible, alors qu'ils couvrent les rassemblements ou les manifestations. La dernière victime en date, Mayada Ashraf, a été tuée d'une balle dans la tête, le 28 mars dernier. Journaliste pour le quotidien Al-Dostour et le site d’information Masr Al-Arabiyya, elle couvrait, devant l'université d'Aïn Shams, au Caire, un rassemblement d'étudiants qui protestaient contre la candidature du maréchal al-Sissi.
À ces morts, il faut ajouter les blessés, et les nombreuses arrestations de professionnels des médias déférés ensuite devant des tribunaux militaires. Comme c'est le cas des journalistes d’Al-Jazeera, dont le procès, ouvert le 20 février dernier, a repris le 10 avril. Vingt personnes au total sont poursuivies pour “diffusion de fausses informations”. Ce à quoi s’ajoutent, pour les seize ressortissants égyptiens, des charges “d’appartenance à une organisation terroriste” et d’ “atteinte à l’unité nationale et à la paix sociale”. Les quatre journalistes étrangers, quant à eux, sont accusés d’avoir collaboré avec eux “en leur fournissant de l’argent, des équipements et des informations”. Lors du procès, l’un des prévenus égyptiens, Soheib Saïd, s’est plaint de « tortures physiques » et de « pressions psychologiques », accusant publiquement la Sûreté de l'État (Amn ed-Dawla) d’en être l’auteur.
Un autre collaborateur d’Al-Jazeera, Abdallah al-Shami, est détenu depuis le 14 août 2013 sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre lui. Le journaliste a entamé une grève de la faim le 23 janvier dernier pour protester contre sa détention arbitraire. Celle-ci a néanmoins été reconduite de 45 jours le 13 mars. Plusieurs collaborateurs du réseau d’information Rassd, dont Amro al-Qazzaz et Islam al-Homsi, sont poursuivis devant un tribunal militaire, depuis le 24 février dernier, pour avoir “divulgué des informations confidentielles” et “insulté le maréchal al-Sissi”. Le juge a même refusé leur demande d’être représentés par un avocat au cours de la première audience.
Deux journalistes ont été condamnés à des peines de prison ferme du fait de leurs activités professionnelles ces dernières semaines : Samah Ibrahim, correspondante du quotidien Al-Adala wa Al-Hurriya, a été condamnée à un an de travaux forcés tandis que Mohamed Ali Salah, photographe d’Al-Shaab, a écopé de trois ans de réclusion criminelle. À ce jour, au moins une vingtaine de journalistes sont détenus arbitrairement. Et ce, indépendamment des plaintes qui s'abattent sur les médias refusant de rentrer dans les rangs. Bassem Youssef, le présentateur vedette du très populaire programme télévisé El-Bernameg, en compte à lui seul une trentaine, pour « offense à l'armée », suite à ses propos tenus en direct le 26 octobre dernier. C'est dire combien, en Égypte, l'exercice du métier de journaliste est une activité dangereuse !
UN « ETAT D'EXCEPTION » QUI NE DIT PAS SON NOM !
Autant dire, donc, qu'un « état d'exception » qui ne dit pas son nom s'est installé durablement dans ce pays où l'état d'urgence, en vigueur depuis plus de trente ans, avait pourtant été levé avant d'être réinstauré pour deux mois en août 2013. Il est vrai que la situation sécuritaire a empiré depuis juillet 2013. Les attentats à la bombe visant les forces de sécurité se sont en effet déplacés du Sinaï vers le delta du Nil et Le Caire. Ces attaques, toujours attribuées par le ministre de l'Intérieur aux Frères musulmans, sont régulièrement revendiqués par Ansar Beit el-Meqdes (Les Partisans de Jérusalem), un groupe djihadiste jusque-là cantonné dans son sanctuaire du Sinaï Nord.
Ce groupe est apparu publiquement au lendemain de la révolte populaire de janvier 2011, avec une douzaine d'attentats visant les gazoducs égyptiens approvisionnant Israël. L'armée affirmait pourtant être venue à bout du terrorisme dans le Sinaï. Suite à l'attaque du 5 août 2012 (juste au début du mois de Ramadan) , durant laquelle 16 gardes-frontière avaient été tués, les autorités militaires avaient en effet lancé, à grand renforts de publicité, l'opération Aigle. Après l'envoi de blindés, de lance-roquettes et d'hélicoptères de combat ; après des dizaines d'arrestations et la saisie de quelques caches d'armes sous l'œil complaisant des journaux nationaux, elle se disait même prête à lancer ses avions militaires sur le nord de la péninsule. A l'époque, Abdelfattah al-Sissi, nouveau ministre de la Défense nommé par le président Morsi, se targuait sur toutes les télévisions locales de faire fermer définitivement les tunnels reliant l'Égypte à Gaza et de désarmer les Bédouins du Sinaï...
Soucieuse de préserver son étiquette de «sauveuse de la nation» depuis son coup anti-Morsi et la mise en place d'un gouvernement transitoire, la junte militaire affirme y lutter de façon ciblée contre une recrudescence d'opérations djihadistes et nie l'existence de victimes civiles. Faute d'autorisation pour s'y rendre, les médias étrangers se contentent de chiffres - invérifiables - égrenés par son porte-parole: 152 tunnels détruits en près de trois mois, 209 terroristes arrêtés, des saisies de caches d'armes, d'explosifs et de missiles antiaériens. Mais les témoignages glanés auprès de la population offrent une toute autre version. «Les dommages collatéraux sont colossaux. Les soldats font des raids terrestres et aériens à l'aveuglette sans savoir ce qu'ils visent», s'insurge un reporter qui vit dans la localité de Cheikh Zouaid. Venu au Caire pour témoigner, photos à l'appui, auprès de ses confrères de l'ampleur des dégâts, il préfère taire son nom par peur de représailles. Un de ses confrères, Ahmad Abou Draa, arrêté le 4 septembre, a en effet été condamné un mois après, à six mois de prison avec sursis pour «avoir travaillé sans permis dans les zones militaires du Sinaï».
Sérieux avertissement ! L'armée n'a pas apprécié ses reportages sur des raids aériens touchant une mosquée, des habitations...blessant et tuant des civils ! Pas plus que ses révélations concernant la mise en place d'une « zone tampon ». De nombreuses maisons frontalières avec la bande de Gaza ont effectivement été détruites par le génie militaire, officiellement pour mettre fin aux tunnels clandestins. « Dans le nord du Sinaï notre quotidien est un enfer. À chaque raid de l'armée, les communications téléphoniques sont coupées. À partir de 16 heures, il n'y a plus un chat dans la rue à cause du couvre-feu.
La population vit cloîtrée entre deux peurs, celle des terroristes et celle de l'armée», raconte, sur son site, un blogueur de Rafah. De quoi encore attiser la colère des Bédouins contre le pouvoir central. Ces derniers continuent en effet de prendre en otage des policiers dans leurs commissariats, des patrouilles de militaires, des touristes ou des coopérants travaillant dans la région -généralement pour 48h- afin d'attirer l'attention sur leurs proches emprisonnés pour « terrorisme », suite aux attentats de de Taba -34 morts le 7 octobre 2004- et de Charm el-Cheikh -au moins 80 morts le 23 juillet 2005 (3). Parmi eux, deux accusés étaient déjà en prison au moment des attentats. À l'époque, la police avait ratissé le nord de la péninsule, procédant à des arrestations violentes et massives, provoquant un traumatisme persistant dans la population. Elle recherchait 9 individus mais a procédé à 3 500 arrestations, chiffre jugé "démesuré" par l'organisation de défense des droits humains Human Rights Watch qui dénonce aussi l'obtention d'aveux sous la torture.
LES ATTENTATS SE MULTIPLIENT DANS TOUTE L'EGYPTE
Autant dire que la situation est confuse et ne risque pas de s'apaiser dans le Sinaï ! L'armée continue d'y mener des raids épisodiques, doublés de «vastes opérations militaires », comme en septembre 2013 -concentrés sur le triangle El Arich, Cheikh Zouaid et Rafah, zone frontalière avec la bande de Gaza. Mais sans pour autant réussir à endiguer les attentats : après la destitution du président Morsi, les attaques visant les forces de l'ordre s'y sont multipliées. Pire, dans le même temps, elles se sont propagées au Caire et dans le Delta. Le 5 septembre 2013, une bombe a sauté sur la route empruntée par un convoi officiel et a failli coûter la vie à Mohamed Ibrahim, le ministre de l'Intérieur. Dans un communiqué, Ansar Beit al-Meqdes a revendiqué cet attentat et recommandé aux Égyptiens de se tenir éloignés des installations des forces de sécurité.
Le 11 septembre, deux bombes sautaient dans le Sinaï, l'une provoquant une « puissante explosion » devant le quartier général des services de renseignements de l’armée à Rafah et l'autre touchant, quelques minutes après, un poste militaire de contrôle routier. Le 7 octobre, au lendemain des heurts ayant fait 51 morts civils en marge des manifestations contre le coup d'État dans plusieurs villes d'Égypte, trois attentats étaient à nouveau perpétrés. Une voiture piégée a tué trois policiers devant un commissariat à Al-Tur, une station balnéaire non loin de la célèbre Charm-el-Cheikh où les touristes étaient de retour après une longue absence. A Ismaïlia, sur le canal de Suez, des inconnus ont ouvert le feu sur une patrouille, tuant six soldats. Dans la nuit, une roquette avait aussi endommagé une gigantesque antenne d'un centre de communication satellitaire à Maadi, un quartier huppé du Caire.
Fin novembre, dix soldats étaient tués et trente-cinq autres blessés, près d'El Arich, dans l'explosion d'une voiture piégée. Affectés à Rafah, ces conscrits partaient en permission pour Le Caire. Ils faisaient partie d'un bataillon d'infanterie de la deuxième armée qui a aussitôt décrété un état d'alerte, et demandé des renforts pour quadriller tout le Sinaï Nord. Il semble, en effet, que cette région soit devenue le champ opérationnel d'une guérilla dont « les plus hautes montagnes sont le peuple » ! (4)
Mais avec l'attentat-suicide spectaculaire qui a détruit, le 24 décembre dernier, le quartier général de la police de Mansourah -une ville du delta du Nil située à 120 kilomètres du Caire- la violence est montée en puissance. Une voiture contenant plusieurs dizaines de kilogrammes d'explosifs a entièrement éventré le bâtiment, causant la mort de quinze policiers et faisant une centaine de blessés. Ce Qg était la cible de plusieurs attaques depuis juillet 2013, mais la dernière a choqué l'opinion publique par l'ampleur des dégâts dont les images ont été diffusées, en boucle, sur les chaînes de télévision : rues ravagées et immeubles environnants totalement soufflés par l'explosion. Résultat : malgré la condamnation immédiate de l'attentat par les Frères musulmans -et sa revendication par Ansar Beit el-Meqdes qui explique agir en représailles à la répression féroce qui touche les Égyptiens- les autorités ont persisté à incriminer la confrérie et l'ont déclarée, dans la foulée, « organisation terroriste » avec saisie de ses biens. Elles ont même lancé un appel à délation avec numéro de téléphone !
Deux jours après, une bombe blessait cinq personnes dans un bus, alors qu'il passait près de l'université Al-Azhar du Caire, un haut lieu de la contestation où des heurts opposent régulièrement police et étudiants pro-Morsi. C'était le premier attentat visant des civils. Alors qu'il revendique depuis des mois les attaques contre les forces de sécurité, le groupe Ansar Beit el-Meqdes diffuse le jour même un communiqué dans lequel il nie tout lien avec l'explosion. « Notre guerre est dirigée contre al-Sissi et le ministre de l'Intérieur, pas contre des innocents.», y précisait-il.
Le 29 décembre, une bombe détruisait une partie du mur d'enceinte d'un bâtiment du renseignement militaire dans la province d'ach-Charkiya, dans le delta du Nil, tuant les quatre soldats en faction devant l'édifice. Peu après, les services de sécurité annonçaient avoir désamorcé un autre engin aux abords d'une université de Damiette, une ville de la côte méditerranéenne où la contestation anti-Sissi se poursuit aussi depuis des mois. Car depuis l'été 2013, les manifestations pour dénoncer le coup d'État, demander la libération des prisonniers politiques et défendre le droit de manifester n'ont jamais cessé, de Suez (dans le delta) à Assiout (en Haute-Égypte), sans oublier le Caire. Et régulièrement, la répression des manifestants fait son lot de morts et de blessés.
UN TROISIEME ANNIVERSAIRE MARQUE PAR LA TERREUR ET LA REPRESSION
Ce 24 janvier 2014, la veille de la commémoration de la « révolution du 25 janvier 2011 », les partisans des Frères musulmans appelèrent à manifester dans tout le pays pour une durée de 18 jours -symboliquement les 18 jours qui ont précédé la chute de Moubarak. Par ailleurs, d'autres mouvements politiques préparaient aussi leurs rassemblements pour marquer la date anniversaire. En prévision, l'armée s'est déployée place Tahrir et devant les bâtiments officiels de la capitale, littéralement bunkérisés. Des chars et des véhicules blindés ont aussi bloqué les grands axes du Caire, comme durant les journées « révolutionnaires » et les mois suivants. Mais les attentats se sont poursuivis malgré ce dispositif impressionnant ! Une voiture piégée explosa devant le siège central de la police du Caire, dévastant sa façade et détruisant des pièces du Musée d'art islamique situé en face. Bilan : 4 morts et plus de 80 blessés. Trois heures plus tard, une deuxième bombe de plus faible puissance se déclencha au passage d'une voiture de police, devant un cinéma du centre-ville, tuant un policier; une troisième, devant un commissariat de la grande avenue menant aux pyramides de Gizeh, toucha mortellement une personne et blessa quatre policiers ; et une quatrième, placé devant une station de métro, ne fit pas de victimes. Dans le même temps, 12 personnes ont été tuées dans les manifestations à travers le pays et une centaine de personnes ont été arrêtées.
C'est donc dans un climat particulièrement tendu que les Égyptiens ont célébré le 3ème anniversaire de la révolte de 2011. Le matin du 25 janvier, une voiture explosait encore à côté d'un centre de formation de la police, ne faisant que des dégâts matériels. Une autre voiture piégée blessait 9 personnes, à Suez, devant une base de la police. Tandis que dans le Sinaï, Ansar Beit al-Meqdes affirmait avoir abattu un hélicoptère de l'armée, tuant ses cinq passagers. Protégés par l'armée, les partisans du maréchal al-Sissi étaient massés par milliers sur l'emblématique place Tahrir du Caire. Les cortèges des opposants au nouveau pouvoir -organisés par les Frères musulmans auxquels se sont joints les mouvements de la jeunesse, fer de lance de la révolte de 2011- ont été quant à eux violemment dispersés par la police à coup de grenades lacrymogènes et de tirs de fusils à pompe. Selon le Front de défense des manifestants, 54 personnes -dont 29 au Caire- sont mortes en 24h dans diverses provinces d'Égypte, 247 ont été blessées selon le ministère de la Santé. Le ministère de l'Intérieur annonçait, quant à lui, 1049 personnes arrêtées en marge des défilés.
Alors que la répression frappe désormais tous les opposants sans distinction, le procès de Mohamed Morsi reprenait le 28 janvier, devant la cour criminelle installée -comme ce fut le cas pour Moubarak- dans l'Académie de police du Caire. Il est accusé cette fois, avec de hauts responsables de la Confrérie des Frères musulmans dont le guide suprême Mohamed Badie, du meurtre et de l’incitation au meurtre de manifestants, lors de heurts qui avaient fait sept morts parmi les manifestants, le 5 décembre 2012, devant le palais présidentiel. Depuis le 4 novembre 2013, en effet, le président déchu comparait régulièrement dans le cadre de plusieurs affaires. D'abord pour s'être évadé de prison avec, d'après l'accusation, la complicité de membres du Hamas palestiniens, du Hezbollah libanais et de mouvements djihadistes, la plupart jugés par contumace. En fait, au lendemain du 25 janvier 2011, Moubarak faisait arrêter les principaux leaders des Frères musulmans, dont Morsi, pour éviter la contagion. Le 28 janvier, en plein chaos, des assaillants abattaient les murs de leur prison à l'aide de bulldozers et des milliers de détenus s'enfuyaient. Lors de cette évasion, des échanges de tirs avaient provoqué la mort de gardiens de prison et de policiers. On l'accuse également, avec 35 cadres de la confrérie, d'« espionnage » en vue de mener « des actions terroristes » -alors même qu'il exerçait son mandat présidentiel. Accusations toutes passibles de la peine de mort !
UNE SITUATION PROPICE A TOUS LES REGLEMENTS DE COMPTE !
Peu avant l'ouverture du procès, le général Mohamed Saïd a été tué par des inconnus à moto, alors qu'il sortait de son domicile, au Caire. Il dirigeait le bureau technique du ministère de l'Intérieur, directement rattaché à la personne du ministre, Mohamed Ibrahim qui, rappelons-le, avait échappé à un attentat en septembre. D'autres officiers sont morts depuis l'été 2013, dans les mêmes circonstances. Le 17 novembre, pour n'en citer qu'un, le lieutenant-colonel Mohamed Mabrouk Abou Khattab, un enquêteur de l'Agence de la Sûreté Nationale -la redoutable Sûreté nationale de l'époque Moubarak rebaptisée- était exécuté à Nasr City, au Caire, alors qu'il sortait de sa résidence. Une véritable embuscade ! Selon des témoins visuels, deux voitures ont coincé son véhicule et des hommes masqués l'ont criblé de balles. Le lieutenant-colonel aurait joué un rôle prépondérant, d'après des articles publiés par la presse égyptienne, dans l'arrestation de plusieurs leaders des Frères musulmans, comme Kheirat al-Shater, Essam al-Erian et Mohamed al-Beltagui ; ainsi que dans la constitution du dossier d'accusation pour « espionnage » du président déchu et de ses 13 coaccusés.
Ces « informations » sont évidemment invérifiables, car elles émanent uniquement du ministère de l'Intérieur. Et les journalistes égyptiens -on ne peut les en blâmer!- ont peur de s'aventurer sur le terrain sécuritaire. Mais dans un communiqué daté du 19 novembre, Ansar Beit al-Meqdes aurait revendiqué l'assassinat, en représailles à la condamnation, le mois précédent, de 22 jeunes manifestantes à Alexandrie, concluant que les attaques se poursuivraient tant que les détenues ne seraient pas libérées. La aussi, impossible de vérifier l'authenticité de ce communiqué !
En fait, l'assassinat du lieutenant-colonel Mabrouk -perpétré peu de temps après l'ouverture du premier procès de Morsi pour « espionnage »- fait partie d'une série d'attaques contre les agents des services du renseignement, dont beaucoup travaillent pourtant sans révéler leur identité et rarement sur le terrain. Il semblerait que la liste de ceux impliqués dans la répression des Frères musulmans ait « fuité» du ministère de l'Intérieur, selon un article d'al-Ahram Online daté du 22 novembre 2013. Ce qui laisse la porte ouverte à toutes les hypothèses ! Sans même se poser de question sur la véracité de l'information, les détracteurs des Frères musulmans y voient évidemment la preuve de leur implication dans le terrorisme. Mais si cette « révélation » s'avère vraie, elle pourrait signifier aussi qu'un « nettoyage » -dont les commanditaires se cachent derrière le terrorisme- est en train de s'opérer à l'intérieur même des services de sécurité. On pourrait s'attendre alors à des séries d'assassinats du même type, dans d'autres secteurs de la société égyptienne : appareil judiciaire, médias et milieux intellectuels, personnalités politiques, hommes d'affaires, etc. Car plus la situation est confuse, et plus elle est propice aux règlements de compte !
Difficile en effet d'imaginer qu'Ansar Beit el-Meqdes, l'organisation-djihadiste-made-in-Sinaï, aie des relais au sein même de la Sûreté Nationale... c'est-à-dire de l'équivalent égyptien de la DCRI française ou du redoutable DRS algérien ! Le plus logique serait plutôt l'inverse. À savoir que les services de renseignements auraient infiltré cette organisation. Et dans ce cas, on ne peut s'empêcher de faire un rapprochement avec l'Italie des années 1970-1980, l'Algérie des années 1990 ou la Turquie des années 2000. Dans les trois cas, on a vu l'État profond organiser des réseaux terroristes et des opérations clandestines sous faux pavillon ("false flag"), selon un système extrêmement complexe de poupées russes. En Italie, des fascistes travaillant pour l'Otan posaient des bombes attribuées à des anarchistes, en Algérie des agents opérationnels des services se transformaient en djihadistes, en Turquie, des nationalistes turcs commettaient des assassinats attribués aux Kurdes (5). Et dans chacun de ces cas, il y avait toujours au sommet des la pyramide quelque général…
EN ROUTE POUR LA SISSICRATIE !
Inexorablement donc, en ces premiers mois de l'année 2014, l'Égypte continue à s'enfoncer dans la terreur. Dans le Sinaï, des attentats attribués à Ansar Beit el-Meqdes se poursuivent. Le 11 février dernier, une bombe endommageait, pour la quatrième fois depuis le début de l'année, le gazoduc alimentant un complexe industriel au sud d'El Arich. Le 16 février à Taba, une cité balnéaire de la mer Rouge, un groupe de touristes sud-coréens était la cible d'une explosion faisant 3 morts, dont le chauffeur égyptiens, et 13 blessés. Ce qui laisse augurer d'autres « vastes opérations militaires » dans la région, tant le secteur du tourisme est vital pour ceux qui en contrôlent la rente. Mais le plus intriguant dans ce constat macabre, c'est que les attaques de policiers changent aussi de nature et de mode opératoire- comme s'il y avait un effet d'entraînement, ou une volonté de provoquer des métastases.
Le 28 janvier par exemple -le jour même de l'exécution du lieutenant-colonel Mabrouk- trois policiers en faction devant une église de la capitale succombaient sous les balles de trois inconnus à bord d'une voiture. A Port-Saïd, le 11 février, deux inconnus sur une moto abattaient un officier de police. Le même jour, à Ismaïlia, le même scénario se reproduisait : un policier fut tué à un feu de signalisation, lui aussi par deux hommes à moto. Bref, de simples policiers -c'est à dire des fils du peuple- sont délibérément ciblés individuellement. Et pas de revendication pour ces assassinats ! Au total dix-neuf entre le 23 janvier et le 12 février, selon un premier décompte de l'AFP.
Enfin, dernier attentat spectaculaire en date, le 2 avril dernier : deux bombes explosaient simultanément devant l'entrée principale de l'université du Caire, tuant un général de brigade, Tarek el-Mergawi -qui dirigeait un service de police judiciaire au Caire- et blessant un autre général, Abdelraouf el-Serafi, conseiller du ministre de l'Intérieur. Deux colonels et un lieutenant-colonel ont également été touchés. Les deux engins -de confection rudimentaire- avaient été dissimulés dans un arbre, entre les deux abris des policiers, à l'entrée principale de l'université. Deux heures plus tard, une troisième bombe placée aussi sur un arbre, explosait dans un parc proche de l'université, entre des policiers et des journalistes. Aucun bilan n'a été communiqué concernant les dommages causés par cette dernière. Cette fois, l'attaque a aussitôt été revendiquée sur internet, par Ajnad Masr (Les soldats de l'Égypte). Un nom jusque là inconnu... et à la résonance bien patriotique !
L'université du Caire, comme d'autres à travers le pays, est un des derniers bastions de la contestation islamiste. Bravant la loi anti-manifestations (6), des étudiants y tiennent chaque jour des rassemblements qui se terminent souvent en affrontements avec les forces de police, venues les disperser à coup de grenades lacrymogènes ou à l'arme automatique. Une ou deux personnes meurent presque quotidiennement dans ces heurts, dans le centre du Caire ou dans d'autres campus universitaires. Difficile de connaître le chiffre exact de ces victimes « anonymes », dont la mort est mise sur le compte de la désormais « lutte anti-terroriste » érigée en priorité nationale. Parallèlement, le bilan du terrorisme et des assassinats concomitants s'alourdit, lui aussi, de jour en jour. Un rapport récent du ministère des Affaires Étrangères britannique indique 496 personnes tuées depuis le 2 juillet 2013 : 252 policiers, 187 militaires et 57 civils.
C'est dire à quel point, avec l'élection présidentielle qui s'annonce, les Égyptiens vont se retrouver sous haute tension. D'ores et déjà, un collectif composé de plusieurs mouvements de jeunesse, dont le Mouvement des Jeunes du 6 avril (7), vient d'annoncer publiquement une série d'actions de rue pacifiques -marathon pour la liberté, chaînes humaines dans les principales grandes villes du pays, flash mob, etc. Point culminant de ce programme de salubrité publique « La rue est à nous, pas à la loi !» : un rassemblement devant le palais présidentiel le 26 avril prochain. Une vraie provocation -à l'approche du lancement de la campagne électorale prévue le 3 mai- et donc un « joli mois de mai » en perspective ! Mais subissant à la fois un cycle infernal d'attentats -sans précédent depuis les années 1990- et la répression féroce de toute contestation, la majorité des Égyptiens se résignera sans doute -faute d'un autre choix possible et jusqu'à la prochaine révolte- à courber l'échine patiemment devant une Sissicratie annoncée. C'est à dire un régime militaro-affairiste, avec une vitrine civile présentable pour les « pays amis » occidentaux !
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** Rabha Attaf est Journaliste indépendante franco-algérienne. Auteure de Place Tahrir, une révolution inachevée, éditions workshop19, Tunis, 2012 (Source : http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=12015 )
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NOTES
(1) Michele Dunne et Scott Williamson « Egypt’s Unprecedented Instability by the Numbers », Carnedgieendowment.org, 24 mars 2014.
(2) Alkarama for human rights, Rapport sur l'impunité février 2014
(3) A l'époque, les attentats de Taba et Sharm el-Cheikh furent aussitôt attribués à un groupe islamiste. Mais des documents trouvés lors du saccage, dans la nuit du 3 au 4 mars 2011, du QG de la Sûreté nationale impliqueraient Gamal Moubarak, le propre fils du président Moubarak. Voir http://www.france24.com/fr/20110310-charm-el-sheik-attentat-moubarak-accusation-egypte-amn-dawla-leaks-hotel-salem-hussein/
(4) Le petit livre rouge, Mao Zedong
(5) Ces opérations clandestines sont connues sous les noms de code Gladio (« glaive » en italien) pour l'Italie, Ergenekon (nom d'une vallée mythique des montagnes de l'Altaï d’où seraient originaires les tribus turques « originelles ») pour la Turquie. En Algérie, elles ont été menées à l'enseigne des GIA (Groupes islamiques armés), un nom générique qui a permis d'entretenir la confusion. Cf. « La grande peur bleue, réflexion sur une guerre sans visage », Les Cahiers de l'Orient, 1er trimestre 1995.
(6) Le 24 novembre 2013, le cabinet du Premier Ministre promulguait une loi restreignant fortement le droit de manifester. Désormais, tout regroupement de plus de dix personnes doit demander l'accord du ministère de l'Intérieur.
(7) Né en 2008 en soutien aux grévistes des filatures de Mahalla el-Kubra, le Mouvement des jeunes du 6 avril avait appelé les Égyptiens à protester contre les violences policières le 25 janvier 2011 sur toutes les grandes places de l'Égypte, déclenchant ainsi la formidable « révolution » qui avait provoqué la chute de Moubarak. Les leaders de ce mouvement, Ahmed Maher, Mohamed Adel et Ahmed Dhouma ont été condamnés à 3 ans de prison ferme pour avoir manifesté, le 30 novembre 2013, contre le décret anti-rassemblements. Détenus depuis leur arrestation, leur condamnation a été confirmée par la Cour d'appel, le 7 avril dernier. Un tribunal doit se prononcer, le 28 avril prochain, sur la requête déposée par les autorités pour faire interdire le Mouvement des jeunes du 6 avril.