L’échec du régime présidentiel en Afrique
Il a suffi d’une décennie pour que les expériences démocratiques entamées en Afrique au début des années 1990, avec les conférences nationales, tournent court. Le continent est retombé dans les dérives des coups d’Etat. Face à la prolifération de régimes autocratiques et corrompus, la solution militaire devient de plus en plus crédible. Abdou Aziz Diagne analyse ces échec à travers les limites du régime présidentiel, en comparaison avec les processus de développement les harmonieux sur le continent, qu’on note dans les pays à régime parlementaire.
Depuis quelques années, l’Afrique de l’Ouest est encore secouée par des crises, dont l’origine n’est rien d’autre qu’une mal gouvernance de ses dirigeants. Si ce n’est pas un coup d’Etat militaire classique (Mauritanie, Guinée, Niger), c’est une manipulation d’ordre constitutionnel (Sénégal, Côte d’Ivoire et Niger) organisée par des dirigeants qui voudraient s’éterniser au pouvoir. Quelquefois aussi, on assiste à un règlement de comptes sanglant entre responsables politiques, qui se termine par la mort d’un des protagonistes comme en Guinée-Bissau. Ainsi va l’Afrique après cinquante années d’’indépendance’.
Pour le Sénégal, la réalité est que la présidence de la République, avec les différentes constitutions élaborées entre 1963 et 2001 et les nombreux privilèges que se sont toujours octroyés ses différents occupants, constitue un enjeu tel que celui qui l’occupe fait tout pour ne pas la quitter et ceux qui aspirent à y accéder, en sont tellement obnubilés qu’ils perdent même le sens des réalités.
Aujourd’hui, le président Abdoulaye Wade, à cause de sa pratique quotidienne caractérisée par une mal gouvernance et une corruption généralisée, n’envisage point de remettre le pouvoir démocratiquement, de son plein gré, à un quelconque membre de l’opposition, comme ce fut le cas pour lui en 2000 avec Abdou Diouf qui avait fait preuve d’une dignité et d’une élégance saluées par le monde entier. Cela est d’autant plus envisageable que son régime décrié actuellement, est devenu impopulaire à cause de multiples scandales, surtout financiers, que l’on découvre tous les jours. L’échec du meeting organisé le 13 février 2010 au stade Léopold Sédar Senghor, malgré les moyens déployés, à l’occasion des manifestations des cinquante ans de l’indépendance du Sénégal, en est une preuve éloquente. Les gradins étaient clairsemés ce jour-là, alors qu’à son investiture en 2000, le même lieu ne pouvait contenir tous ceux qui étaient venus assister à l’évènement.
Tous les chefs d’Etat, dans le monde, qui se sont comportés de la sorte finissent toujours ainsi. Nous avons des cas similaires sur le continent africain qu’il serait fastidieux de citer. Sa candidature prématurée (Ndlr : Wade s’est déclaré candidat à la présidentielle de 2012) qui ne se justifie ni constitutionnellement, ni politiquement et encore moins moralement, est une diversion - un art qu’il a bien assimilé - pour masquer les nombreux échecs et dérives dont son régime est émaillé depuis dix ans qu’il est à la tête de l’Etat sénégalais.
Son homologue nigérien Mamadou Tandja, homme orgueilleux et suffisant qui a manipulé la Constitution de son pays de façon grotesque et inédite, vient de recevoir le prix de son aventure anticonstitutionnelle. C’est heureux que le chef de ces miliaires que l’on souhaite être des patriotes (leur pays est considéré par les Nations Unies comme l’un des plus pauvres du monde), porte le nom Djibo, celui du grand patriote Bakary Djibo, leader du parti nigérien Sawaba (liberté), chef du gouvernement pendant la Loi-cadre de 1956. Avec notre ami et camarade le Pr Abdou Moumouni, premier agrégé de Physique de l’Afrique noire et docteur en énergie solaire, ils font partie des meilleurs fils du Niger et d’Afrique. Grands panafricanistes, nous leur rendons un hommage solennel au moment où leur pays traverse de grandes difficultés. Les colonialistes français, sous la direction du gouverneur Cornu-Gentil, et des féodaux nigériens liquidèrent politiquement en 1958 Djibo Bakary et ses partisans pour avoir demandé à son peuple de voter non au référendum gaulliste.
En Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo utilise tous les artifices pour retarder la présidentielle qui devait avoir lieu en 2005. Il aura fait ainsi un deuxième mandat sans élection. La Côte d’Ivoire qui était considéré comme un pays phare en Afrique de l’Ouest, il y a une vingtaine d’années, patauge aujourd’hui dans des difficultés de toutes sortes, surtout depuis la mort de son premier président Félix Houphouët Boigny. Ses élites se disputent à mort la présidence de la République.
Selon les statistiques fournies par « le Monde, bilan économique 2010 », près de 3 000 personnes ont été tuées et 700 000 déplacées en Côte d’Ivoire. Les investissements étrangers ont chuté et de nombreuses entreprises étrangères en sont parties ou y ont réduit leurs activités. La Banque Africaine de Développement (BAD) qui avait son siège à Abidjan, a transféré celui-ci à Tunis depuis quelques années, en attendant que le calme y revienne. Tout cela à cause surtout de rivalités entre hommes politiques autour du poste de président de la République. Cette situation a des répercussions négatives dans tous les Etats de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA).
Les élites africaines ont, dans l’ensemble, lamentablement échoué ; car une fois arrivées au pouvoir, leur unique souci est de s’y maintenir, au besoin par la violence. Elles ne s’occupent généralement que des prochaines élections, de l’enrichissement de leurs familles et bien sûr des laudateurs qui tournent autour d’elles. C’est la raison pour laquelle, elles n’aiment pas le parlementarisme, système démocratique où le président de la République devient un arbitre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ; une fonction éminemment importante pour quelqu’un qui aime son pays et ne se soucie réellement que de son développement.
Les présidents de la République, dans la plupart des grandes démocraties parlementaires, sont des hommes ou femmes d’expérience. Ils ont été député, sénateur, ministre ou Premier ministre dans leur longue carrière politique. Ils sont élus dans la grande majorité des cas au suffrage indirect, c’est-à-dire par le Parlement qui est le siège du pouvoir. Cela évite qu’ils se croient au-dessus des autres élus, échappant ainsi à tout contrôle.
Les lobbies et tous ceux qui ne comptent pas sur leurs propres efforts pour vivre, combattent ce régime, qu’ils abhorrent. En effet, dans le régime parlementaire, le président ne gouverne pas. Ce rôle est dévolu au Premier ministre qui définit et conduit la politique de la nation. Il est responsable devant l’Assemblée nationale qui a la possibilité de le démettre par une motion de censure, de même d’ailleurs que le président de la République, en cas de haute trahison de son serment. Dans les démocraties parlementaires, les législatives sont les plus importantes élections. L’élection présidentielle s’y passe souvent de façon inaperçue pour le reste du monde et cela ne fait que du bien pour le trésor public.
Le Sénégal, faut-il le souligner à l’intention de la jeune génération, n’a eu, depuis l’indépendance, qu’un seul chef de gouvernement, comme il en existe dans les démocraties parlementaires à travers le monde (Inde, Espagne, Japon, Cap-Vert, Italie, Maurice, Canada, Israël ; Allemagne ou Autriche où on l’appelle chancelier). Il s’agit du président Mamadou Dia qui a, d’ailleurs, signé l’acte d’indépendance de notre pays le 4 avril 1960. Les autres Premiers ministres ne pouvaient prendre aucune décision importante sans se référer au président de la République qui n’est, lui, responsable devant aucun organe d’Etat.
Dans le régime parlementaire, le chef du gouvernement et les ministres sont, avant tout, des députés, élus dans des circonscriptions bien déterminées qui légitiment leur présence dans un gouvernement. Ils ne peuvent être démis sans raison valable. Dans un tel régime, la fonction de ministre est éminente. Et n’importe quel quidam ne peut devenir ministre, comme on en voit actuellement dans les gouvernements successifs du président A. Wade. N’est-ce pas lui, d’ailleurs, qui déclarait, au début de l’alternance politique de 2000, qu’il peut nommer qui il veut, y compris son chauffeur comme ambassadeur ?
La corruption, si elle n’est pas absente dans les régimes parlementaires, y existe dans une moindre proportion. C’est ce que confirment les rapports annuels de Transparency international et d’autres organisations comparables où ils occupent les premières places sur le plan de la transparence. Pendant le régime parlementaire présidé par le président Mamadou Dia, homme d’une probité et d’un patriotisme à toute épreuve comme Nelson Mandela, il n’y a pas eu, à notre connaissance, de détournements de deniers publics au Sénégal. C’est lui-même qui servait d’exemple aux autres. Les partisans du présidentialisme, de chef d’Etat omnipotent, n’aiment pas entendre parler de Mamadou Dia et de sa gouvernance.
(…) Le meilleur moyen de connaître l’efficacité d’un système politique par rapport à un autre consiste à comparer leurs résultats sur les plans économique et social, là où la théorie est confrontée à la pratique qui est le critère de la vérité. Nous avons eu à procéder à cette comparaison entre les deux systèmes à la veille de la présidentielle de 2007 (au Sénégal) dans un article intitulé : « La Cpa face à la question du régime parlementaire ». Elle portait sur quatre pays : le Sénégal et le Cameroun (régime présidentiel) ; le Cap-Vert et Maurice (régime parlementaire).
Nous rappelons les résultats pour le Sénégal et le Cap-Vert (des pays voisins) sur deux indicateurs seulement : le produit national brut par habitant (Pnb/H) en dollars $ et l’espérance de vie en années dans la période de 1991 et 2005, soit quatorze années.
Sénégal :
En 1991, Pnb/H : 720$ ; espérance de vie : 48 ans.
En 2005, Pnb/H : 670$ ; espérance de vie : 56 ans.
Cap-Vert
En 1991, Pnb/H : 750$ ; espérance de vie : 66 ans.
En 2005, Pnb/H : 1 770$ ; espérance de vie : 70 ans.
Aujourd’hui, en plus du Sénégal, du Cameroun, du Cap-Vert et Maurice examinés dans l’article cité ci-dessus, nous incluons cette fois-ci la Côte d’Ivoire, le Niger et la Guinée-Bissau à cause de la crise politique qui y sévit (guerre civile, coup d’Etat). C’est une durée de huit ans qui inclut la période de gouvernance libérale. Nous avons maintenu le Cap-Vert et Maurice dans l’étude parce qu’ils font partie des rares pays à régime parlementaire en Afrique. Alors que les pays dits francophones ont des richesses agricoles et minières importantes (cacao, café, arachide, mil, riz, pétrole, phosphates, diamant, uranium fer etc.), les deux pays lusophone et anglophone en sont dépourvus, mais se développent très bien au point d’être classés aujourd’hui parmi les pays émergents du monde. Ils ne comptent que sur la pêche, le tourisme et surtout le travail de leurs habitants.
Voici à ce propos ce que Pierre Biarnes, qui fut correspondant du journal Le Monde en Afrique de l’Ouest pendant très longtemps et qui résidait à Dakar, déclarait en 1980, six ans après l’indépendance de ce pays : « En dépit de l’intelligence de leurs dirigeants et du travail de leurs habitants, les Iles du Cap-Vert (ancienne appellation du pays) demeurent plus que jamais un pays assisté, dont la survie est étroitement dépendante de l’aide internationale importante et les salaires de ses émigrés. A peine 3 tonnes de mil et 50 tonnes de haricots ont été récoltées.»
La Guinée-Bissau avec laquelle le Cap-Vert formait une même entité pendant la guerre de libération nationale et qui a choisi un régime présidentiel en 1981 à la suite d’un coup d’Etat, est dans une instabilité politique chronique. Les dirigeants s’entretuent suite aux coups d’Etat à cause de l’enjeu que représente la présidence de la République. Voici la nouvelle situation des pays examinés sur une période de huit années, de 2001 à 2009.
TABLEAU 1
- Sénégal : régime présidentiel
Population en millions : 2002 = 9,7 ; 2009 = 12,5
Espérance de vie en années : 2002 = 52 ; 2009 = 55
- Cameroun : régime présidentiel
Population en millions : 2002 = 15,8 ; 2009 = 18,9
Espérance de vie en années : 2002 = 55 ; 2009 = 51
- Cote d’Ivoire : régime présidentiel
Population en millions : 2002 = 16,4 ; 2009 = 15,3
Espérance de vie en années : 2002 = 46 ; 2009 = 52
- Niger : régime présidentiel
Population en millions : 2002 = 10,4 ; 2009 = 21,4
Espérance de vie en années : 2002 = 41 ; 2009 = 51
- Guinée Bissau : régime présidentiel
Population en millions : 2002 = 1,2 ; 2009 = 1,6
Espérance de vie en années : 2002 = 45 ; 2009 = 46
- Cap Vert : régime parlementaire
Population en millions : 2002 = 0,4 ; 2009 = 0,5
Espérance de vie en années : 2002 = 68 ; 2009 = 70
- Maurice : régime parlementaire
Population en millions : 2002 = 1,2 ; 2009 = 1,3
Espérance de vie en années : 2002 = 70 ; 2009 = 72
(Sources : Banque mondiale (Le Monde : bilan économique et social édition 2002 pages 88-89)
TABLEAU 2
- Sénégal : régime présidentiel
Pib en milliards : 2002 = 4,6 ; 2009 = 12,6
Pib en dollars par habitant : 2002 = 500 ; 2009 = 984
- Cameroun : régime présidentiel
Pib en milliards : 2002 = 8,7 ; 2009 = 21,8
Pib en dollars par habitant : 2002 = 600 ; 2009 = 1095
- Cote d’Ivoire : régime présidentiel
Pib en milliards : 2002 = 10,3 ; 2009 = 22,9
Pib en dollars par habitant : 2002 = 670 ; 2009 = 1071
- Niger : régime présidentiel
Pib en milliards : 2002 = 1,9 ; 2009 = 5,3
Pib en dollars par habitant : 2002 = 190 ; 2009 = 375
- Guinée Bissau : régime présidentiel
Pib en milliards : 2002 = 0,1 ; 2009 = 4,4
Pib en dollars par habitant : 2002 = 160 ; 2009 = 418
- Cap Vert : régime parlementaire
Pib en milliards : 2002 = 0,5 ; 2009 = 1,8
Pib en dollars par habitant : 2002 = 1330 ; 2009 = 3 419
- Maurice : régime parlementaire
Pib en milliards : 2002 = 4,1 ; 2009 = 9,2
Pib en dollars par habitant : 2002 = 3 540 ; 2009 = 7 146
Source : BIT (1) de 2006 à 2008 (2) de 2006 à 2007 (Le monde Bilan économie 2010
On peut affirmer sur la base de ces résultats concrets que le système présidentiel a échoué dans tous les pays de l’ex-Aof (Afrique occidentale française). Partout, le niveau de vie des populations a très faiblement augmenté. A certaines périodes, il a même régressé. Par exemple, en Côte d’Ivoire (la locomotive de l’Uemoa sur le plan économique) où le Pnb/Habitant est passé de 720$ en 1984 à 690$ en 1992 (bilan économique et social du Monde : 1985 et 1992.). Par contre, dans les pays qui ont choisi le régime parlementaire, Maurice et le Cap-Vert, le niveau de vie a plus que doublé en moins de dix ans. Ce sont des pays pourtant défavorisés par la nature. Mais leur indice de développement humain est nettement supérieur aux autres pays à régime présidentiel.
* Abdoul Aziz Diagne est enseignant- analyste politique
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