L’Afrique à Cuba par la religion

La « regla de osha » à Cuba a souvent été observée comme un ensemble d’éléments discontinus et fragmentaires syncrétisés avec la religion catholique. Il s’agissait, par là, de nier l’identité des esclaves pour mieux légitimer leur asservissement. Or, persécutés sous le système esclavagiste, et ce malgré le changement de statut sous la pseudo-république à Cuba, les descendants Yoruba n’ont jamais renoncé à leur vision du monde, note Amady Aly Dieng.

La question qu’on pose dans cet ouvrage «L’Afrique à Cuba : La regla de osha : Culte ou religion ?», de Ndèye Anna Gaye Fall, maître de conférences à l’Université Cheikh Anta Diop, invite à réfléchir sur la définition du mot religion sans a priori et préjugés. Cette étude comparative approfondie entre les religions révélées (islam et christianisme) et la « regla de osha » se propose de jeter les bases d’une réflexion future sur ce qui constitue le centre de cette religion profondément humaniste.

Les manifestations religieuses d’origine africaine en Amérique Latine, aux Antilles et aux Caraïbes ou en Afrique Noire continuent d’être placées sous le signe de cultes, de religions primitives, d’animisme, de totémisme, de polythéisme, etc. Il s’agit de dénier, a priori, la définition de religions à ces ensembles de croyances. L’auteur procède à une élucidation du terme religion, à travers leurs ressemblances fondamentales. Les différences existant dans les pratiques cultuelles n’entrent en considération que de manière ponctuelle dans l’analyse. Il est plus intéressant de voir qu’elles sont la mise en mouvement et la visualisation d’un centre. Ce dernier est constitué par l’aspect cognitif et explicatif d’un ensemble d’idées cohérentes qui visent à capter les choses dans ce qu’elles ont de constant et de régulier. Une telle approche permet de dépasser les clivages et les méandres de l’ethnocentrisme pour voir, dans toutes les religions, une expression de l’homme qui veut comprendre sa place dans le cosmos.

Il suffit de dégager, à grands traits, les caractères essentiels de la religion dans l’histoire. L’auteur analyse les éléments fondamentaux qui la caractérisent pour aboutir à une croyance et à des pratiques générales communes à la regla de osha et aux religions révélées.

L’étude historique comparative entre deux religions révélées que sont l’Islam et le Christianisme d’une part, et d’autre part la « regla de osha », fournit un éclairage historique qui peut, semble-t-il, expliquer en grande partie la permanence et le rayonnement des deux premières religions et mettre en exergue leurs traits communs avec la « regla de osha », religion d’origine yoruba à Cuba

D’ores et déjà , on peut établir que toutes les trois ont dû, à travers l’histoire, faire preuve d’une grande résistance devant l’adversité. Parce que moins étudiée que les religions révélées, l’auteur insiste sur les rapports existants entre l’histoire de Cuba et la « regla de osha ». Si elle tente de reconstituer l’histoire de la « regla de osha », c’est pour dire que cette expression religieuse est le fruit de tout un héritage historique, politique, économique et social. Dans ces conditions, il faut considérer trois périodes historiques essentielles à Cuba : la période coloniale du XVIIe siècle au début du XXe siècle, la période néocoloniale qui correspond à l’apparition de la pseudo-république de 1902 à 1959, et enfin celle de la Révolution.

La description de la traite négrière pratiquée par les Espagnols, dès le XVIe siècle, a été faite par d’éminents historiens tels Eric Williams et Jose Antonio Saco. C’est pourquoi l’auteur centre son étude sur les conséquences de celle-ci en rapport avec la cristallisation de cultures négro-africaines à Cuba. Les Iles Canaries, la Guinée, le Cap-Vert, la Côte de l’Or, le Nigeria, le Dahomey et d’autres pays, tels que le Congo et l’Angola sont les lieux d’où la plupart des futurs esclaves noirs ont été arrachés pendant tout le XVIe et jusqu’au XIXe siècle.

C’est en 1503 qu’il est fait mention, pour la première fois, de la présence d’esclaves noirs sur l’Ile. Pour remplacer la main-d’œuvre indienne, Las Casas avait fait la proposition, en 1517, de substituer des Africains à ces derniers. Trois tendances caractérisent la production sucrière qui utilisera ces esclaves. La première est le regroupement des usines centrales. La seconde est la tendance à produire le sucre pour l’exploitation et à importer des produits alimentaires. La troisième tendance concerne le problème du déséquilibre du marché mondial. Ces trois facteurs auront une grande influence sur l’apport massif d’esclaves pour résoudre le problème de la main-d’œuvre. L’apparition du tabac également jouera un rôle sur l’accroissement de la population servile.

La présence africaine sur le plan religieux, à Cuba, malgré la disparité des groupes ethniques introduits, se traduit par une permanence de l’influence bantoue (essentiellement Congo et Carabali) et soudanaise, avec la prédominance Yoruba ou lucimi. La présence bantoue se manifeste dans la région orientale et est même prépondérante dans cette zone en raison des ethnies qui y ont été concentrées. Son expression religieuse porte le nom de « regla conga » ou « palo monte » ou encore « regla mayombe ».

La croyance religieuse de la regla conga est fondée sur le culte des ancêtres. Dans le syncrétisme opéré avec la religion catholique, la mémoire collective des adeptes du Pal Monte demeure centrée sur la croyance aux éléments de la nature. Ce sont les plantes et les animaux qui sont essentiels pour eux dans les représentations des saints catholiques. C’est une manifestation religieuse où l‘élément magique est déterminante.

On peut avancer que, dans la période coloniale, c’est la « regla de osha » qui s’affirme plus par la structuration rigoureuse de sa cosmologie et de sa théogonie. Celle-ci est contradictoirement renforcée par la répression catholique. La « regla de osha » a le plus contribué à stimuler le patriotisme et la solidarité dans des moments clés du devenir de l’Ile, telle la guerre d’indépendance et bien plus tard la Révolution.

La période néo-coloniale surgit de la frustration des aspirations que les secteurs défavorisés de la population cubaine avaient placées en la guerre d’indépendance. La guerre de dix ans, puis la guerre d’indépendance ont plongé, en cette veille du XXe siècle, l’économie générale de l’Ile dans un marasme profond. Le spiritisme apparaît à Cuba au milieu du XIXe siècle. C’est un phénomène assez isolé et introduit par quelques membres d’une secte spirite venus des Etats-Unis. Il est combattu par l‘Eglise catholique et toute la bourgeoisie bien pensante de l‘époque. Elle a réussi sa lutte pour l’indépendance contre l’Espagne et se propose illusoirement, de s’attaquer à cette pratique religieuse venue d’Amérique du Nord. Dès son apparition, le spiritisme est réinterprété en termes africains. Dans la période néo-coloniale, la culture cubaine d’origine africaine, dans son expression religieuse, revêt des formes qui la poussent inéluctablement vers le folklore et l’exotisme. On peut capter cet aspect à travers la musique afro-cubaine.

Le point de divergence essentiel entre la Révolution et la « regla de osha » réside dans l’éducation. Effectivement, la conception idéaliste de la religion est considérée comme source d’aliénation affective pour l’adulte et l’enfant, selon le critère marxiste. Sous la Révolution, l’éducation de l’enfant veut être réalisée à travers le milieu social qui éduque les adultes. Ces derniers ont un devoir envers la Révolution et envers leurs enfants. Pour pallier une éducation religieuse trop souvent tournée vers une conception idéaliste du monde, la Révolution, très tôt, a reconnu l’importance de la femme dans la cellule familiale. Pour l’intégrer dans le processus révolutionnaire, on a privilégié son accession à l’instruction, on a visé l’égalité absolue des droits de l’homme et de la femme sur le plan juridique. Celles-ci participent à la production, et sont présentes dans les syndicats et les fédérations.

Après avoir étudié les pratiques fondamentales dans l’Islam, dans la Chrétienté et dans la « regla de osha », l’auteur examine les relations entre les mémoires collectives et les comportements sociaux.

La journée dédiée à l’Orisha coïncide avec celle du saint catholique avec lequel un système de correspondance a été établi par la mémoire collective d’origine africaine. Cela répondait, dans les périodes esclavagiste et prérévolutionnaire, à un besoin de masquer ses propres croyances sous le vernis d’un culte consacré aux saints catholiques. Aujourd’hui, la mémoire des dates semble s’estomper ; on célèbre l’Orisha à tout moment de l’année à l’occasion d’une cérémonie d’initiation par exemple. Il faut en chercher les raisons dans la fin de l’hégémonie de la religion catholique.

Les fêtes religieuses publiques constituent un moment fort pour toute la communauté religieuse et même profane, car la « regla de osha », aujourd’hui, dépasse la dimension mystique pour intégrer la société cubaine. A l’occasion d’une fête, les tam-tams appellent tout le quartier pour participer aux réjouissances. Hommes et femmes, jeunes et vieux se revêtent de leurs plus beaux atours pour honorer les Orisha, se laisser envelopper par le rythme des tambours. C’est une façon très caractéristique d’affirmer son appartenance à une culture, de s’identifier. Le caractère éminemment fonctionnel de la musique et des chants renforce cette identification et favorise la propagation de la foi

En conclusion, les adeptes de la regla de osha, en tant que membres à part entière de la société, ont participé activement dans les troupes mambi de la guerre d’indépendance.

L’interprétation historique des trois religions fait ressortir un fait intéressant et commun : Chacune d’elles est née d’un noyau et se réfère essentiellement, en ce qui concerne la religion musulmane, à l’étymologie même du mot Allah qui se réfère à la période pré-islamique. Pour le Christianisme, Javeh, nom d’origine hébraïque, était le Grand Dieu associé à d’autres divinités. Quant à Oloff-Olorun-Olodumaré (Trois en Un),il est le pouvoir infini et a existé de toute éternité dans la religion Yoruba au Nigeria.

Ce livre traite de la nature de la regla osha : est-elle un culte ou une religion ? Cette question qui relève de l’ethnologie et de l’anthropologie mérite d’être discutée largement. Le mérite de l’auteur de ce livre réside dans le courage qu’il a eu en abordant cette question si délicate et si sensible.

Note
(1) - L’Afrique à Cuba : La regla de osha : Culte ou religion ?, écrit par Ndèye Anna Gaye Fall, est publié par L’Harmattan-Sénégal 2009 - 200 pages

* Amady Aly Dieng, docteur ès sciences économiques et ancien fonctionnaire international à la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest, est actuellement enseignant à l'Université Cheikh Anta Diop. Il a été aussi président de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France en 1961 et 1962.

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