L’Amérique Latine reste l’épicentre de l’altermondialisme

Quelles sont les tensions entre les nouveaux pouvoirs et les mouvements sociaux d’émancipation en Amérique latine ? Quel rôle jouent les USA ou l’Union Européenne dans la région ? Voici quelques questions que se pose « Le volcan latino-américain : Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme au Sud du Río Bravo », livre publié sous la direction de Franck Gaudichaud. Il répond à quelques-unes d’entre elles dans une interview publiée en Catalogne par l’hebdomadaire Directa.

L’Amérique latine est un enchevêtrement de mouvements indigènes et mouvements de base, mais aussi de gouvernements progressistes installés sur le continent au cours de la dernière décennie, la majorité d’entre eux restant cependant soumis à un système de production extractiviste, souvent aux mains des multinationales.

C’est également le tour d’une nouvelle génération de jeunes et de collectifs d’envisager de dépasser, dans le contexte actuel, le modèle d’Etat sur lequel beaucoup de pays de la zone se sont forgés. C’est un scénario riche de possibilités, non exempt de menaces, dont nous parle abondamment Franck Gaudichaud, politologue, éditeur de la section chilienne du site Rebelión, President de l’association France Amérique Latine (www.franceameriquelatine.org) et coordinateur de l’ouvrage El volcán latinoamericano (Le Volcan latinoaméricain). Une radiographie, premier ouvrage de la nouvelle maison d’édition Otramérica, dans laquelle vingt auteurs des deux côtés de l’Atlantique présentent un panorama de la carte hétérogène latino-américaine, du point de vue de la gauche et dont Gaudichaud, professeur en Sciences Politiques de l’Université de Grenoble 3, analyse tous les tenants et aboutissants.

Dans le prologue du Volcan latino-américain, vous datez de 1998 le début de la période historique dans laquelle se trouve plongée l’Amérique latine. Que se passe-t-il à partir de cette année-là ?

Il est toujours difficile de choisir une date, mais, si nous prenons comme référence le changement d’un cycle, 1998 pourrait être choisie comme le point d’infléchissement vers des positions de gauche ou centre-gauche, au niveau des gouvernements, dans tout le continent. Surtout suite à l’accession de Hugo Chávez à la présidence du Venezuela, quoiqu’il serait également juste de se référer au soulèvement zapatiste (Mexique) de 1994. En tout cas, au cours de la décennie 90, nous assistons à la reformulation de nouvelles gauches à partir de phénomènes importants et d’expériences de mobilisation sociale.

Les secteurs populaires qui ne comptaient pas dans la société commencent à avoir une influence parce que, malgré le pouvoir de l’oligarchie, ils veulent être des acteurs de la vie publique. Apparaissent également de nouveaux acteurs institutionnels dans chaque pays, comme par exemple le MAS (Mouvement vers le Socialisme) d’Evo Morales en Bolivie.

Quelques-uns de ces acteurs se réclament du « Socialisme du 21ème siècle ». S’agit-il du grand mouvement du changement ?

Il s’agit plutôt d’une revendication symbolique, car jusqu’à présent nous n’assistons pas à une rupture avec le capitalisme périphérique, comme ce fut le cas pour la révolution sandiniste au Nicaragua, le castrisme à Cuba ou – potentiellement - le processus de pouvoir populaire pendant le gouvernement de Salvador Allende au Chili. En tout cas, plusieurs processus animent des dynamiques partiellement anti-impérialiste et des réformes démocratiques et sociales de grande envergure ont été mis en place par certains gouvernements, avec recul de la pauvreté et des inégalités. Nous l’avons ainsi constaté en Bolivie, en Equateur et au Venezuela. Plutôt qu’une rupture frontale avec la logique capitaliste, je dirais qu’elles tendent vers des modèles « post-néolibéraux », de retour de l’Etat et des politiques sociales, mais tout en maintenant des accords avec les multinationales pour leur faciliter l’accès aux ressources et aussi un apport technologique essentiel.

N’existe-t-il pas une possibilité de créer un modèle propre ?

La plupart des pays d’Amérique latine partent avec une croissance dépendante, reposant en grande partie sur l’industrie extractive des ressources naturelles, par exemple du pétrole et sur la production intensive des céréales et autres aliments transgéniques ou sur des biens semi-manufacturés. La question est donc de savoir comment surmonter ces dépendances du capital transnational et comment créer un modèle productif post-extractiviste à la fois adapté aux besoins des communautés et respectueux de l’environnement.

L’accord de l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA), né en 2004 à l’initiative du Venezuela et de Cuba, est-il une tentative de recherche d’alternative ?

Il situe dans l’agenda le projet d’intégration à échelle régionale, ayant vocation d’aller plus loin qu’une simple union économique, comme se contentent de le faire le Traité de Libre-échange, le Mercosur et autres propositions de tendance libérale. Il recherche la complémentarité en tenant compte des asymétries entre les pays et des échanges entre eux, sans oublier les îles caribéennes. Pour le moment, cependant, il s’agit d’une initiative en réaction aux USA, très intéressante politiquement mais qui n’a pas la capacité et les poids pour répondre aux véritables défis économiques que connaît l’Amérique latine, entre autres raisons par manque de soutien de grands pays comme le Brésil.

Quels sont les défis que vous mettriez en avant ?

L’obtention d’un changement profond à l’échelle régionale qui signifie intégrer dans ces dynamiques de transformation sociale et écologique, des pays comme le Brésil qui, - pour le moment - a ses propres plans stratégiques, ou plutôt dont la classe dominante a d’autres plans. Ensuite, il est nécessaire que ces pays soient en capacité - sur le plan interne et régional - de répondre aux exigences et d’écouter les mouvements sociaux qui font le pari d’aller plus loin que les réformes en vigueur et veulent rompre avec le modèle extractiviste, productiviste et neodéveloppementiste, que maintiennent leurs gouvernements, y compris les plus progressistes ou populaires. Cette tension entre gouvernements nationaux-populaires réformateurs et mouvements sociaux se fait sentir, dans la dernière période, en particulier au Venezuela, en Equateur et en Bolivie. Il ne faut pas oublier, cependant, que certains mouvements peuvent être clairement corporatistes, voire être en contradiction les uns envers les autres ou y compris obéir à des intérêts conservateurs, comme cela s’est produit en Bolivie avec le mouvement autonomiste de la ‘Media luna‘ [le ‘croissant’ des 4 provinces orientales ‘sécessionnistes, NdE] qui prétend séparer les régions plus riches des régions pauvres.

Le cas du Pérou où Ollanta Humala réprime les communautés qui s’opposent à l’industrie minière est exemplaire de cette dépendance…

Humala se définissait comme un nationaliste et, dès le départ, il avait une vision nationale-interclassiste qui reniait notamment la différence entre les gauches et les droites (comme il l’a déclaré à maintes reprises). Il continue à ouvrir le Pérou aux multinationales, entraînant une grande fracture avec les mouvements qui l’avaient appuyé. Le conflit Conga et le projet de l’entreprise Yanococha - funeste - d’extraction à ciel ouvert résume parfaitement ce qui se passe dans les autres régions de l’Amérique latine : les populations luttent pour défendre leurs droits face à quelques gouvernements, parfois teintés de progressisme, qui choisissent de préserver les privilèges des investisseurs étrangers et de grandes multinationales. C’est là que se livre la bataille pour la défense de l’environnement, pour un système productif plus durable, qui doit bien entendu répondre en même temps aux immenses besoins sociaux, en services publics, éducation, santé, du continents. Certains avancent la riche idée d’un « socialisme du bien vivre », notamment en Equateur.

En Argentine, le gouvernement de Cristina Fernández renâcle à reconnaître le droit du peuple mapuche à gérer ses ressources. Reproduit-il les mêmes insuffisances ?

Le droit des peuples indigènes est un des sujets en souffrance auquel est confronté l’Amérique latine, conjointement à celui de la « décolonisation interne » des institutions et structures sociales. La création de sociétés réellement plurinationales et démocratiques en est encore à ses balbutiements, après des siècles de pouvoir colonial et malgré des avancées importantes avec des processus constituants très avancés en Bolivie, en Equateur et au Venezuela. Ceci explique que la reconnaissance réelle et pratique des droits indigènes soit assez lent, notamment dans certains pays de la région andine et encore davantage en Amérique centrale. On voit cela de façon encore plus criante au Chili où le peuple mapuche s’oppose aux entreprises hydro-électriques ou forestières qui détruisent leurs terres, leur culture et la biodiversité. Cette lutte place les États oligarchiques issus des indépendances du 19ème siècle, centralistes ou fédéraux, devant leurs contradictions. C’est aussi le cas du Mexique avec la lutte zapatiste au Sud du pays qui.

Sur l’ingérence étrangère : Sommes-nous encore aux temps des dictatures qui reçoivent le soutien des USA, comme ce fut le cas pour le Chili avec le Plan Condor ?

L’interventionnisme continue d’exister, mais il a changé et il s’est réarticulé. D’abord, avec l’intégration de nombreux pays dans le marché international via la signature de plusieurs TLC (Traité de libre-échange) et également par le biais du Plan Colombie, permettant aux USA de trouver un allié important pour imposer leur stratégie de domination, un peu à l’image du rôle joué par Israël au Moyen-Orient. Ce schéma explique la présence de la Quatrième Flotte US dans les eaux de la région et aussi le rôle de Washington lors des tentatives de coup d’État contre Hugo Chávez au Venezuela en 2002 ; peu après, lors de l’essai de déstabilisation en Bolivie ; l’expulsion de Manuel Zelaya de la présidence du Honduras en 2009, ou maintenant, au Paraguay, celui de grandes multinationales lors de la destitution de Fernando Lugo. Il faudrait ensuite y ajouter le soft power, c’est-à-dire les tentatives d’influencer ou façonner l’opinion publique - par exemple au cours des processus électoraux - au travers de grandes corporations médiatiques. Les Etats-Unis d’Amérique ont investi de gros moyens dans ce domaine dans le but d’induire certains comportements ou réflexions dans la population, créant également dans le même but des lobbies, des ONG (tel l’USAID), voire des mobilisations sociales d’opposition aux gouvernements considérés comme hostiles.

Dans la bataille entre cette offensive néolibérale et la nouvelle gauche qui se réclame des mouvements populaires, il semble que la jeunesse et les femmes jouent un rôle important. Qu’en pensez-vous ?

Sans doute. L’Amérique latine a été l’épicentre de l’altermondialisme et des grandes luttes et nous le voyons encore avec l’apparition d’une nouvelle génération militante d’étudiants, de femmes et de syndicats de travailleurs. Au Chili est apparu un mouvement très important contre le modèle d’éducation marchandisé hérité de la dictature et géré actuellement par le président conservateur multimillionnaire Sebastián Piñera ; en Colombie, on a réussi à stopper un plan similaire et au Mexique il faut noter l’irruption du mouvement « Yosoy132 » (je suis le 132ème) qui sont des expressions d’indignation qui, à l’instar de beaucoup d’autres apparues ailleurs partout le monde, interpellent les partis traditionnels, le capitalisme financier et remettent en cause le mépris des institutions à l’égard des secteurs subalternes.

Cette éclosion de mouvements peut-elle s’organiser à l’échelle régionale ?

Différents axes de mobilisation transversale pourraient favoriser cela : par exemple, la défense de la souveraineté alimentaire. De nombreux peuples et organisations paysannes commencent à se rendre compte des effets catastrophiques des Traités de libre-échange (TLC) signés par quelques États latino-américains (notamment de la coté Pacifique) avec les USA et l’Union européenne. Le Mexique lui-même, pays en pointe dans la production du maïs, est obligé aujourd’hui d’en importer des USA, et perd sa capacité productive depuis la signature de l’Accord de libre échange de l’Amérique du Nord (TLCAN). La lutte contre la crise climatique et ses effets favorise également des expériences intéressantes de revendications du ‘Buen vivir’ (« Bien Vivre »), autrement dit du respect de la biodiversité et la « Pachamama », comme en Bolivie ou dans la zone du Yasuní, dans la forêt amazonienne équatorienne, qui pourrait être déclarée zone exempte d’exploitation pétrolière.

Certainement, ces luttes collectives ne réussiront pas à rompre du jour au lendemain avec la logique d’extraction et de développement capitaliste, ces peuples ont besoin de développer des politiques et services publics, d’infrastructures, de combattre les inégalités sociales et raciales, etc, mais ces classes mobilisées revendiquent une transition post capitaliste et écosocialiste possible, qui nous conduit à un nouveau paradigme, social, démocratique, environnemental et de vie.

Quant au Brésil, est-il envisageable qu’il se joigne à ce contre-pouvoir anti-impérialiste ?

Comme l’a dit Ignacio Lula Da Silva, le Brésil n’est plus un pays émergent mais « émergé ». Un pays mondialement influent, un pays clé au G20, qui dans le contexte actuel de crise apporte sa contribution au Fonds Monétaire International pour aider ses amis européens. Il ne participe pas à la constitution d’une alternative de gauche, radicale, mais d’une certaine façon il a servi de soutien à plusieurs reprises aux gouvernements de Chávez ou d’Evo dans la région.

Tend-il vers des thèses socio-libérales ?

Oui, exactement. Le gouvernement du Brésil opte pour la voie économique traditionnelle des « avantages comparatifs » dans le cadre de la division internationale du travail et choisit de profiter de sa position de « géant » possédant d’immenses ressources et terres pour offrir des millions d’hectares à Monsanto et à d’autres. Mais il ne s’agit pas seulement de cela : il a créé ses propres « multilatinas » [NdT : entreprises multinationales d’Amérique latine], qui lui permettent de faire pression sur ses associés. En quelque sorte, le Brésil est devenu un « sous-empire », clairement hégémonique par rapport aux autres pays d’Amérique du Sud. Cela, tout en ayant été auparavant une référence dans des processus de démocratie participative, de l’altermondialisme ou grâce à la lutte du Mouvement des Travailleurs Sans Terre (MST), mouvement toujours mobilisé.

A quoi attribuez-vous cette position ?

Le pays possède une des bourgeoisies les plus fortes du continent, avec laquelle le Parti des travailleurs (PT) a collaboré bien volontiers en même temps qu’il s’institutionnalisait, ce qui a permis entre autres une nouvelle accumulation de capital qui a accentué les différences entre les plus riches et les plus pauvres. Il est certain que l’extrême pauvreté a reculé de façon conséquente en termes généraux mais sans remettre en cause la structure sociale, ni contribuer à la logique post-néolibérale aspirent les peuples et mouvements dans d’autres pays d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud.

Vous êtes quand même optimiste quant à l’avancée d’un nouveau modèle économique et politique sur le continent ?

Nous verrons bien. Il existe clairement un débat entre les gouvernements qui de façon quasi ‘naturelle’ pariaient sur le néo-développement ou le néo-libéralisme et une partie des mouvements populaires. Le Venezuela bolivarien des conseils communaux, l’Argentine des travailleurs des entreprises occupées ou la Bolivie liée aux autonomies indigènes ont donné une impulsion essentielle à cette dynamique continentale, même si d’immenses différences existent entre les pays et les régions. Nous voyons maintenant que quelques-uns des gouvernements les plus radicaux sont en tension et contradiction avec des processus d’émancipation venus de la base, c’est pourquoi, nous devrons voir si cette tension s’accentue ou bien, si au contraire, encore une fois, les alternatives se profilent au cœur même du calendrier, y compris institutionnel, « en démocratisant la démocratie » et en créant de nouvelles expériences de pouvoir populaire, d’auto-organisation articulées entre elles autour d’un projet politique. Il faut faire confiance aux étudiants, aux femmes, aux travailleurs mobilisés, aux mouvements pour la souveraineté alimentaire et la réforme agraire, aux peuples indigènes organisés. Ils pourront être le moteur du changement et de la construction d’alternatives, en lien avec les avancées démocratiques de ces dernières années.

Que devrait apprendre l’Europe de ce volcan latino-américain qui commence à émerger ?
L’Amérique latine est un bon miroir pour les pays européens qui vont devoir faire face à la crise parce que, dans les années 80, le continent a déjà connu les plans d’ajustement, qu’essaient d’appliquer la Troïka en Europe. L’Amérique latine a démontré qu’on pouvait combattre en se mobilisant et en revendiquant des sorties de crise plus justes. L’Equateur, par exemple, a bien montré qu’on peut annuler une partie de la dette externe avec l’appui plus offensif d’un gouvernement et des mouvements sociaux. L’Argentine aussi a su renégocier sa dette. Si ces pays du sud ont démontré leur capacité à s’imposer - bien que partiellement - au monde financier international, les peuples européens peuvent aussi le faire, depuis le centre du capitalisme-monde. Les expériences populaires latinoaméricaines peuvent également servir d’inspiration dans l’objectif de construire des coopératives, des médias communautaires, des usines occupées et autres projets alternatifs et égalitaires. L’Amérique latine nous montre qu’il est possible de construire des passerelles à partir du cadre des mouvements sociaux en direction du monde politique en proposant des alternatives à l’échelle nationale et continentale.

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Entretien réalisé par Àlex Romaguera Traduit de l’espagnol par Pascale Cognet et édité par Fausto Giudice

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