L’unité africaine et les soulèvements populaires dans le Nord

La question la plus importante dans la foulée des soulèvements populaires est de savoir comment enraciner dans ce cadre un programme panafricain, mené par des citoyens, qui aborde les défis fondamentaux qui font obstacle à l’unité africaine.

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Il y a trois ans, une semaine après le décès de Tajudeen Abdul Raheem à Nairobi, j’ai rencontré, l’un de ses nombreux amis basés à Nairobi. Sur l’air de la plaisanterie, il me dit : "Awino, avant que tu meures, établis une liste des noms de tes amis pour que nous puissions les appeler après que tu seras passé de vie à trépas". C’était une plaisanterie, mais elle résumait la réalité de la vie de Taju. Il "appartenait" à beaucoup de monde, même si la majorité ne le connaissait pas très bien. Son immense personnalité, son engagement pour ses propres luttes et son intérêt à contribuer au mouvement panafricain faisaient qu’on avait le sentiment que nous avions été camarades dans une autre vie. Il avait une façon de vous donner l’impression que vous étiez un vieil ami. On ne pouvait pas ne pas se l’approprier.

Ce qui me remet cette conversation en mémoire, ce sont les métaphores similaires avec les évènements survenus, particulièrement, en Egypte et en Tunisie. Au fort du "Printemps arabe", de nombreux analystes africains et panafricains ont été prompts à contrer les récits provenant essentiellement des médias occidentaux qui présentaient les soulèvements comme faisant partie des processus arabe et moyen oriental, sans relation avec les histoires de démocratisation dans le reste de l’Afrique.

Certains ont eu à "s’approprier" les soulèvements populaires en les présentant comme étant de nature panafricaine, inspirés en particulier par les luttes pour la libération des années 1960 et ’90, forgées par des géants comme Nkrumah, Cabral, Senghor, Sankara et Lumumba, pour ne mentionner que ceux-ci. En fait, les soulèvements ont offert l’occasion de démanteler la séparation entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Réaffirmer l’angle panafricain et les idéologies des Fanons de ce monde était une incroyable occasion - espérions-nous - pour transformer les discours des soulèvements et, à terme, ceux revendiqués par la jeunesse de ces pays.

Ce processus de pensée a trouvé écho dans une réunion convoquée par l’Union africaine (UA) en 2011 sur le processus de démocratisation en Afrique, dans le sillage des événements en Libye. L’importance de ne pas laisser s’enliser la poussée panafricaine a été soulignée largement en raison de l’intervention de l’OTAN dans ce pays.

Pour un enfant post Uhuru, il était difficile de comprendre l’intervention de l’OTAN en Libye compte tenu des positions apparemment fortes et progressistes dont se faisaient l’écho les anciens et actuels dirigeants en présence et dont la plupart était au cœur des négociations au niveau du Conseil de Sécurité. Les divisions de Monrovia et de Casablanca ont de nouveau résonné. La nécessité de reconnaître que la démocratisation était un processus et non un évènement singulier et était liée de manière inhérente aux luttes pour la libération qui ont donné naissance aux Etats africains indépendants, a été puissamment réaffirmée. L’importance de voir les dirigeants africains assumer la responsabilité de créer un espace pour une intervention extérieure a été soulignée. Ceci dit, je suis également conscient que les politiques et les décisions en matière de politique étrangère ne sont pas basées simplement sur nos positions idéologiques et par conséquent il est possible de comprendre pourquoi l’intervention de l’OTAN a eu lieu.

Peut-être que l’une des contributions les plus importantes devant la vague de "Printemps arabes" a été la compilation sur « African Awakening » (le réveil africain) publiés dans Pambazuka News. Les analyses soulignent que ce dont nous étions témoins faisait partie d’une trame plus large de libération menée par les peuples dans d’autres parties du continent. Le besoin d’assaillir et de déposer des démagogues et des dictateurs n’était pas réservé à la Tunisie et à l’Egypte. Malgré les symboles de démocratie que sont des constitutions en apparence valides et des élections cosmétiques régulières, les masses se sont réappropriées le processus démocratique plutôt que de l’abandonner aux classes politiques dirigeantes.

Alors que j’étais à Tunis en 2012 pour participer à un séminaire de l’Union africaine, les arguments se sont discrètement déplacées. La plupart des débats sur lesquels j’ai précédemment attiré l’attention ont été forgés par des participants d’Afrique subsaharienne, par des Nord Africains de la diaspora ou par ceux dépositaires d’une histoire panafricaniste. Toutefois, lors de conversations avec des camarades tunisiens et égyptiens, il m’est apparu que ces évocations historiques s’enracinaient non seulement dans l’histoire de l’OUA/UA en tant qu’institutions, mais aussi dans un cadre intellectuel politique qui ne résonnait pas ici, principalement en raison de la manière dont le discours révolutionnaire était présenté. Il s’apparentait à d’autres mouvements islamiques modérés dans le monde arabe.

Le mouvement Ennhada en Tunisie illustre ce point. Le mouvement de jeunesse du 6 Avril en Egypte, par exemple, s’est inspiré des références américaines de non violence pour leur processus, en plus du modèle immédiat : la Tunisie. Il est vrai que suite au 11 Septembre, les constructions islamiques sont devenues impossibles dans toutes les conversations sans qu’on ne ressente la nécessité de défendre l’islam en tant que religion et civilisation et le besoin de réfuter la construction antithétique aux normes démocratiques, un aspect également présent lorsqu’il est question de l’Afrique. Au cours des conversations, il m’est clairement apparu que leurs yeux et leurs oreilles étaient orientés vers le nord (et là je veux dire littéralement le nord et non par le Nord global) pour y trouver l’inspiration, vers l’Afrique pour l’appartenance et vers l’Afrique du Sud pour les enseignements.

APPROPRIATION ET APPARTENANCE

Je dois souligner ici que ce dont je parle n’est pas de savoir si les Tunisiens, Egyptiens et Libyens se considèrent comme Africains. Par la géographie et l’histoire, ils sont Africains sans aucun doute. En fait, l’un des refrains les plus populaires aujourd’hui est que la Tunisie a donné à l’Afrique son nom. Pour moi, la question la plus importante est de savoir si être Africain est simplement une question de désignation ou si cela tient à l’appartenance. Si être Africain implique un processus plus complexe, qui ne se limite pas à une histoire commune d’oppression coloniale, alors que devons-nous faire différemment, étant intéressés par le programme panafricain, au-delà des références sémantiques ?

La sémantique est bien sûr essentielle, au vu des années d’exclusion et de déconnexion de toutes natures qui ont un effet psychologique qui endommage la capacité d’imaginer des alternatives. Il y a trois ans, alors que je vivais en Afrique du Sud, j’étais d’abord amusée puis de plus en plus irritée lorsque je parlais avec des gens du Cap qui vivent dans les infâmes "match box houses" (les maisons en boîtes d’allumettes) qui me disaient : "Les choses sont si terribles en Afrique, qu’il n’est guère étonnant que vous soyez venu ici". La République démocratique du Congo, le Nigeria et le Kenya étaient à leurs yeux un immense pays aux prises avec la guerre et produisant des réfugiés. En fait, tous les Africains étaient considérés en Afrique du sud comme Nigérians. A la différence des étudiants américains et européens qui viennent en masse chaque année à l’université du Cap et étaient perçus comme capables d’offrir "quelque chose", j’étais regardé comme incapable d’offrir quoi que ce soit, mais simplement de profiter de la nouvelle Afrique du Sud.

Je reconnais les efforts fournis par diverses organisations de la société civile pour impliquer l’Afrique du Nord dans les mouvements. En fait, l’organisation du prochain Forum Social Mondial à Tunis offre une extraordinaire occasion pour l’ouvrir à l’Afrique. Toutefois, le processus d’appartenance et d’appropriation requiert beaucoup plus qu’un rassemblement de la société civile. Il nécessite un effort concerté autour de quelques-unes des questions qui limitent une réelle connexion. Lors de la journée de la Libération de l’Afrique, il faut se demander comment les citoyens peuvent réaffirmer un nouveau programme panafricain sur lequel nous concentrer.

"Des Africains qui se déplacent à travers l’Afrique avec des passeports africains (importante distinction) sont encore traités comme "autres". Ni à l’étranger ni chez nous, nous n’avons le droit à un traitement de première classe". (Tajudeen Abdul Raheem)

La limitation de la mobilité en Afrique est un point critique. Etre possesseur d’un passeport africain en Afrique n’accorde aucune faveur. Lors du sommet de l’Union africaine à Syrte (Libye), en 2009, la plupart des ressortissants africains ont peiné à entrer dans le pays pour raison de sécurité, malgré l’appel de Frère Kadhafi pour une Afrique unie. Votre passeport devait être soumis à une mosquée spécifique pour traduction. Vous deviez avoir une invitation d’une ONG libyenne reconnue. Tout cela avant même de se rendre à l’ambassade, suite à un rendez-vous obtenu par l’intermédiaire du ministère des Affaires étrangères ou de l’Union africaine.

Le fait que nos systèmes étatiques soient hostiles aux populations et à la citoyenneté et que les systèmes d’immigration soient formatés pour exclure, doit être une question majeure dans nos préoccupations actuelles. Les Africains, en particulier les femmes, se déplacent quotidiennement avec ou sans passeport. Mais c’est l’illégalité caractérisant ce mouvement qui le rend périlleux et souvent porteur de menaces pour l’intégrité physique. Bien sûr que des progrès ont été réalisés à cet égard au sein des communautés économiques régionales, mais c’est au prix d’une balkanisation dont l’illustration parfaite est dans la débâcle électorale du président de la Commission de l’Union africaine.

Comme citoyens africains, notre apparente indifférence à jouer un rôle central dans la détermination de qui va diriger la Commission de l’Union africaine est quelque peu préoccupante, pour le moins qu’on puisse dire.

Un autre aspect est constitué par la langue. Mes compatriotes kényans et un auteur prolixe comme Ngugi wa Thiong’o ont toujours insisté sur l’importance qu’il y a à revendiquer les langues autochtones comme moyen de décoloniser l’esprit. Wa Thiong’o s’est toujours assuré que ses romans soient d’abord écrits dans sa langue maternelle, le Kikuyu, avant que d’être traduits en anglais. Il s’agit là d’une puissante affirmation politique, mais cela revient aussi à dire que dans son propre pays seuls quelque 6 millions de personnes seront capables de lire ses publications dans leur forme originelle, en dépit de son désir d’ouverture globale. Il s’agit là d’un aspect du problème qu’un pays comme l’Afrique du Sud a "résolu" en faisant de toutes les langues parlées sur son territoire des langues nationales, y compris le langage des sourds-muets.

Un autre aspect implique nos langues "héritées". Ceux d’entre nous qui avaient été colonisés par les Britanniques se promènent dans le monde avec un air de supériorité (du moins moi !) et sommes consternés lorsque nous arrivons dans un port d’entrée africain où le personnel des services d’immigration s’adressent à nous dans ce qu’ils ont adopté comme langue nationale. Leurs yeux de poissons frits lorsqu’on leur demande "parlez-vous l’anglais ?" sont moins déconcertants après plusieurs tentatives pour passer la frontière en parlant l’anglais.

Les appels de Nkrumah en faveur de l’unité n’ont pas beaucoup de sens si vous ne pouvez pas communiquer. Ma tentative pour interviewer Ahmed Maher, un des dirigeants du mouvement du 6 Avril en Egypte, a échoué parce que nous n’avons pas pu trouver de langue dans laquelle communiquer. Il parlait un peu d’anglais moi je parlais beaucoup l’anglais ; lui parlait beaucoup l’arabe moi je ne parlais pas l’arabe, il ne parlait pas le français moi un peu. Bien entendu, ma langue maternelle et le kiswahili n’auraient eu aucune utilité. Compte tenu que le langage est perçu comme un élément essentiel de l’identité, ceci est un défi, et un défi que nous devons relever.

Le troisième aspect du problème est lié à notre organisation. S’il est une puissante leçon que nous devons revendiquer et nous approprier en provenance de la Tunisie et l’Egypte, en dépit des revers, c’est le rôle et la pression des masses qui poussent aux changements. L’absence d’un appareil de sécurité d’Etat a sans doute joué un rôle important dans le fait que les voix des citoyens n’ont pu être étouffées. L’incapacité à transformer ces institutions, ou au moins à les mettre au régime post-soulèvement, signifie que les appareils sécuritaires prévus pour protéger les intérêts d’une élite sont encore en place. La tournure des évènements en Egypte est instructive à cet égard.

La subversion chez certains groupes d’intérêts est aussi significative. L’émergence des voix de la jeunesse limitées à la rue et qui ne deviennent pas des acteurs politiques formulant des exigences doit aussi être surveillé.

Ceci dit, ces luttes ont été déconnectées de l’organisation de la société civile, ont été largement indépendantes des propositions écrites, ainsi que des rapports de financement et des déclarations à la presse. Les débats démocratiques et le discours sont produits sur la place publique et dans la rue. Ils ne sont pas concoctées au secrétariat d’un réseau ou liés au per diem pour un voyage. Ceci n’est pas pour dire que ces mouvements n’ont pas été confrontés à la nécessité inévitable de s’organiser, de créer une structure et de nommer un leadership parce que nous avons besoin d’un héros.

Il reste que la question importante suite au soulèvement n’est pas de savoir d’où est venue l’étincelle initiale. Cette bataille a déjà été perdue. Le point focal doit être désormais de savoir comment nous nous influençons les uns les autres aujourd’hui. C’est là que réside l’importance d’une source renouvelée : un programme panafricain renouvelé mené par des citoyens qui abordent les défis fondamentaux qui font obstacle à l’unité africaine. Si nous devons nous approprier quelque chose, revendiquons et prenons la légitimité et les occasions créées par cette mobilisation non entravée par les délais imposés par le financement et souvenons-nous que la libération n’est pas un évènement.

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** Awino Okech est basé à Nairobi au Kenya. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger.

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