La discrimination positive, parlons-en !

Le sujet auquel nous nous intéressons dans cet article porte sur la discrimination positive. Pourquoi l’expression « discrimination positive » fait-elle tant peur ? Pourquoi même les fervents défenseurs de ce principe dans un contexte comme celui du Burkina Faso ne s’empressent-ils pas d’en parler quand il le faut. Comment expliquer qu’en dépit des incompréhensions et des malentendus qui caractérisent la pratique de ce principe, l’on n’en fasse pas assez pour annihiler les appréhensions, pour rassurer les personnes qui ont peur parce qu’elles ne comprennent pas ? Jetons le pavé dans la mare et invitons nos lecteurs au partage !

Qu’est-ce que la discrimination positive ? A partir de ce que nous avons pu retenir de ce qu’en disent les spécialistes, nous proposerons trois définitions qui vont constituer le fondement de notre analyse :
1- la discrimination positive est une politique affectant un avantage social à une catégorie sociale qui, statistiquement, n’est pas à parité dans un domaine. C’est une approche qui peut être vue comme un exemple du "politiquement correct" ;
2- la discrimination positive est un principe : il s’agit d’instituer des inégalités pour promouvoir l’égalité, en accordant à certains un traitement préférentiel et différencié ;
3- Action affirmative aux Etats-Unis d’Amérique, la discrimination positive (Royaume-Uni) est une politique ou un programme qui accorde des avantages aux groupes minoritaires qui, traditionnellement, souffrent de la ségrégation [de la discrimination, de la marginalisation] et ce, dans l’optique de créer une société plus égalitaire. Cela consiste à assurer un accès préférentiel à l’éducation, à l’emploi, à la santé, à la protection, aux œuvres sociales, etc.

Il nous apparaît important de signaler que toute politique, tout principe ou toute stratégie qui consiste à identifier une catégorie sociale qui a souffert de discrimination, en vue de corriger ou de remédier aux préjudices subis par cette catégorie sociale, a l’aval des Nations unies à condition d’être temporaire, provisoire, transitoire.

C’est du reste la caractéristique principale de toute politique de discrimination positive, si l’on ne veut pas transformer les appréhensions de départ en une résistance ouverte et féroce contre son application. Pour mieux cerner l’esprit et le souci qui animent toute politique de discrimination positive, nous nous proposons de faire un tour rapide dans l’histoire pour voir les origines de la discrimination positive. Peut-être cette approche aura-t-elle le mérite de nous permettre d’aller au-delà de l’alliage des mots, pour désigner quelque chose (le contenant), à ce qui est effectivement désigné (le contenu).

Nous avons constaté que nous passons plus de notre temps à des débats sur le contenant, en reléguant au second plan le plus important, c’est-à-dire le contenu. Si nous sommes d’accord avec le contenu, mais avons peur du contenant, pourquoi ne nous mettrons-nous pas d’accord pour changer de contenant et avancer ?

Des origines de la discrimination positive

Nous situons les origines de l’Action affirmative ou discrimination positive à une date pas très lointaine dans l’histoire de l’humanité. Les Etats-Unis d’avant les années 60 ont vu se développer une idiologie de ségrégation, de discrimination fondée sur la couleur de la peau. Cette idéologie a fait subir aux minorités ethniques aux USA, tels que les Noirs et les Indiens, toutes formes de traitement inhumaines. C’est dans les années 60, avec l’ampleur que prenaient les luttes des peuples pour leur libération et leur émancipation, que le principe de la discrimination positive verra le jour aux Etats-Unis.
Ce principe s’étendra par la suite partout où les droits des peuples ont été bafoués, où des catégories sociales ont été maintenues pendant des décennies, voire des siècles, en état de marginalisées, de défavorisées, de maltraitées. Ce fut les cas de l’Inde, libérée du joug britannique, et de l’Afrique du Sud des années 90, par exemple.

Ce qui est commun à toutes les situations où la discrimination positive a été appliquée est qu’elle a toujours visé à compenser des discriminations réelles subies par des minorités ou des groupes marginalisés, dans une « nouvelle société marquée par le fossé qu’y ont creusé des décennies ou siècles d’inégalité statutaire ». A ses origines donc, la discrimination positive désignait « une politique d’intégration prioritaire adoptée dans un contexte de transition entre un régime d’oppression institutionnelle et la proclamation du principe d’égalité des droits et des chances ».

De toute évidence, depuis ses origines, la discrimination positive a eu pour but ultime de corriger des injustices, des inégalités, des disparités de toutes formes. Comment une telle politique, qui, de notre avis, devrait être accueillie avec enthousiasme par toutes et tous sans discrimination, peut-elle rencontrer des résistances et même des contempteurs de par le monde et particulièrement dans les pays africains ?

Persistance des préjugés sur le rôle et la place des femmes dans certaines sociétés africaines

Dans les sociétés patriarcales comme c’est le cas de beaucoup de groupes sociaux au Burkina Faso, l’on pense que la femme est déjà bien dans le statut qu’elle occupe, puisque la société ne conçoit pas qu’elle soit autre chose que ce qu’elle est déjà : être épouse et mère, s’occuper des enfants dans le sens de les élever, être toujours dépendante de l’homme sur tous les plans (socioculturel, économique, politique,…). Elle a rarement son avis à donner dans les grandes décisions touchant la vie de la communauté et sa position est toujours subordonnée à la décision de son mari, y compris dans le domaine de l’éducation et de l’avenir des enfants.

C’est aussi dans ces milieux que la conviction selon laquelle « la femme doit toujours être moins instruite que son époux » est faite. L’on comprend donc qu’avec une telle mentalité, et dans un contexte où discrimination positive rime avec « faveurs accordées exclusivement aux femmes au détriment des hommes », les résistances et les appréhensions soient très fortes. En effet, certaines déclarations publiques tendant à soutenir le principe de discrimination positive ne dépassent pas le bout des lèvres, et certains comportements et attitudes qui semblent être favorables à ce principe ne sont pas en réalité différents d’un jeu de rôles dans une scène de théâtre.

Il faut donc faire une analyse approfondie pour identifier avec certitude ce qui fait peur aux contempteurs de ce principe, trouver la stratégie et la diplomatie idoines pour s’attaquer aux causes, surtout pour rassurer les un(e)s et les autres et lever les appréhensions.

Un vrai problème souvent mal introduit

Il est aussi un fait indéniable que pour une question aussi cruciale, une question à controverse comme la discrimination positive, les personnes chargées de l’introduire et la façon de le faire sont tributaires de l’accueil qui en sera réservé. En général, pour cette question, tout comme pour d’autres, similaires, dont le traitement sérieux pourrait engendrer des bouleversements de croyances séculaires et une réorganisation des rapports sociaux, l’on n’a pas toujours su user du tact et de la diplomatie nécessaires. Il en résulte que les échanges auxquels l’on assiste sur ce sujet finissent par s’apparenter à une guerre de tranchées où les un(e)s défendent leur chapelle pendant que les autres leur expédient des flèches empoisonnées. Nous assistons plus à des invectives qu’à des échanges en vue de convaincre, encore moins de comprendre.

La conclusion logique à laquelle on aboutit dans une discussion pareille est la théorie de la division manichéenne du monde : d’un côté, les femmes, éternelles victimes accusatrices, et, de l’autre, les hommes, éternels mauvais, qui ne veulent faire aucune concession aux femmes. On débat alors pendant des heures pour se rendre compte qu’à défaut d’avoir réussi à exacerber les incompréhensions et à donner fondement à certaines appréhensions, l’on n’a pas fait de progrès dans le sens de mieux cerner les véritables enjeux de la question.
Il est plus facile de convaincre par des preuves, des exemples et données fiables que tout simplement par l’expression d’une intime conviction souvent présentée et accueillie avec passion par les acteurs ou actrices en présence. La discrimination positive n’est pas un ensemble de faveurs faites exclusivement à un sexe ou à l’autre ; c’est un principe qui s’applique au sexe ou au groupe social en position de marginalisé, victime de discrimination ou d’inégalités préjudiciables à son épanouissement et partant, à celui de la société toute entière. Selon le contexte, le temps et les domaines concernés, ce groupe pourrait être composé en majorité de femmes ou d’hommes. Il se trouve qu’aujourd’hui, quel que soit le domaine concerné, ce sont les filles et les femmes qui occupent majoritairement cette position.

Primauté plus au signifiant qu’au signifié

Pour certaines personnes, leur refus du principe de la discrimination positive s’explique tout simplement par le fait que toute discrimination est d’essence négative. Il ne saurait donc y avoir, pour elles, de discrimination qualifiée de positive. A notre sens, le problème est simple avec ces personnes. Si nous sommes d’accord qu’il y a eu des discriminations qui ont engendré des inégalités de tous genres ayant causé de graves préjudices à une catégorie sociale donnée (ce qui peut être démontré par des faits et des chiffres), et si nous convenons qu’il faut corriger ou mettre fin à ces préjudices, il ne restera qu’à demander à ces personnes-là de proposer autre chose en lieu et place de la "discrimination positive" pour désigner l’ensembles des mesures ou actions à mener dans le sens d’établir l’équilibre social.

Peut-être pourrions-nous recourir à l’« Affirmative action » (Action affirmative) des Américains en lieu et place de la « Positive discrimination » du Royaume-Uni. Pourquoi ne penserait-on pas un autre alliage comme « Actions correctives de discriminations subies », ou encore « Action remèdes de préjudices subis" ?

Une position de principe/un principe idéologique

Aujourd’hui, le principe de l’« Affirmative Action » est remis en cause par les conservateurs aux USA. Pour ces adeptes de l’idéologie libertaire ou néolibérale, « cette mesure rend imparfaite la concurrence des individus sur le marché. Cette mesure ne prend pas en compte les critères de compétence et est une remise en cause du principe de méritocratie ». Ils voient en la discrimination positive une "discrimination inversée" ou "discrimination à rebours". Les arguments avancés par les conservateurs sont, entre autres, que :

- la discrimination positive exacerbe le problème qu’elle est censée résoudre, en rendant les gens davantage conscients des différences et en accentuant les ressentiments entre groupes sociaux ;
- c’est une politique de charité et d’assistance qui, à terme, pousse à ne plus faire d’effort et conduit à une stigmatisation des personnes assistées ; les bénéficiaires accepteront-ils jamais avoir atteint l’égalité recherchée et renoncer à leurs avantages ?
Tout projet de suppression de ces avantages ne risque-t-il pas d’être dénoncé comme atteinte à des droits acquis ? » C’est ainsi qu’en 1996 en Californie, la California Civil Rights Initiative a réussi à entériner le démantèlement de l’Affirmative action par un vote de 56% contre 44.

Sans vouloir balayer du revers de la main les arguments ci-dessus évoqués par les conservateurs, il importe de rappeler que le principe qui a présidé à l’approbation de toute politique de discrimination positive par les Nations unies est « son caractère temporaire et sa fonction de rééquilibrage social ». En réaction aux arguments des conservateurs, un dirigeant américain disait ceci : « A suivre le développement des conservateurs, il y a risque de confusion entre égalité formelle et égalité réelle. On ne peut pas rendre sa liberté à un être humain qui, pendant des années, a été entravé par des chaînes, en l’amenant simplement sur la ligne de départ d’une course et croire qu’on est ainsi parfaitement juste ».

Et le président Lyndon B. Johnson de renchérir : « Des mesures de rattrapage accéléré s’imposent, à titre transitoire, lorsqu’il s’agit de combler une différence de positions initiales dont l’ampleur est telle qu’elle frappe d’absurdité l’idée même de compétition entre hommes libres et égaux. Il faut aménager au profit des groupes traditionnellement opprimés un accès préférentiel aux ressources qui sont la clé de leur développement socio-économique : emploi, capitaux, enseignement supérieur… ».

Quant à l’argument relatif à la « discrimination à rebours ou discrimination inversée », nous disons que ce sont les mêmes critères qui ont servi de base hier à la victimisation de certaines catégories sociales, qui permettront aujourd’hui d’identifier ces catégories sociales en vue de mettre en œuvre, à leur profit, des mesures remèdes de préjudices subis. Que ce soit aux USA de l’ère de la ségrégation raciale, en Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid ou ailleurs où des groupes ont été ou sont victimes d’inégalités, ces critères ont généralement été la race, le poids numérique dans la société, la religion, le sexe, la caste, les origines sociales, etc.

Faut-il que l’arbre cache la forêt ?

Lorsque l’on s’engage à justifier le bien-fondé du principe de la discrimination positive au Burkina Faso, il n’est pas rare de voir des interlocuteurs ou interlocutrices recourir à des exemples isolés pour attribuer au principe un caractère injuste, partisan, au détriment des garçons et des hommes. Dans le domaine de l’éducation par exemple, l’on a souvent pris des exemples isolés de garçons en difficulté qui, parce qu’ils ne bénéficient pas des mesures de discrimination positive accordées aux filles (aides diverses, dons de fournitures scolaires, non-paiement des frais de cotisation des parents d’élèves au CP1, etc.), ne peuvent poursuivre et réussir leurs études.

La situation est généralement présentée à travers l’image de cet Américain blanc de famille pauvre qui, en compétition avec une Noire américaine de famille aisée, perd l’unique place restante au profit de la dernière, parce que les décideurs ont appliqué les mesures de discrimination positive.

Et les personnes qui donnent ces exemples crient à l’injustice. Sans perdre de vue le caractère délicat de certains cas, devons-nous laisser l’arbre cacher la forêt ? Nous comprenons cependant ces réactions, car lorsque nous avons nos intérêts en jeu et devons être juge à la fois, nous avons très souvent tendance à limiter le monde à nous, avec cette tendance de prendre les cas isolés pour la règle générale. Cette façon de réagir appelle trois observations :

1. le principe de la discrimination positive n’est pas un principe taillé sur mesure, juste pour faire éternellement du bien à un groupe donné. Il est un principe qui s’applique, de façon temporaire et transitoire, à tout groupe qui a souffert ou qui souffre de discrimination, d’injustice dans un domaine donné. Des garçons et des hommes seraient en situation de défaveur dans un domaine donné que ce principe s’appliquerait à eux, au détriment des filles et des femmes bien sûr.

Dès que le problème pour lequel la mesure de discrimination positive a été instituée cesse d’exister, de même la mesure cesse d’avoir effet. Il s’agira pour nous d’exercer un suivi avec des indicateurs précis pour prévoir à quel moment commencer à ralentir et à quel moment arrêter. Il ne s’agit pas d’inverser les tendances pour se voir un jour obligé de mettre en œuvre, dans les mêmes domaines, des mesures de discrimination positive en faveur des garçons et des hommes ;

2. si nous prenons le cas du Burkina Faso par exemple, le récent recensement de la population et de l’habitation de 2006 estime la population à 13 730 258 habitants dont 7 094 940 femmes, soit 51,7%. Aujourd’hui, avec cette importante proportion qu’elles occupent, voici quelques exemples de leur représentativité dans les hautes instances du Burkina Faso, pour que chacun(e) puisse apprécier :
- 05 femmes ministres sur 36, soit 14,70% ;
- 13 femmes sur 111 députés, soit 11,71% ;
- 20 femmes sur 359 maires de commune et d’arrondissement, soit 05,57% ;
- 03 femmes gouverneurs sur 13, soit 23,07%
- 03 femmes hauts-commissaires sur 45, soit 06,66% ;
- 04 femmes sur 45 secrétaires généraux de province, soit 11,11% ;
- 6400 femmes sur 17877 conseillers municipaux, soit 35, 80%.
Nous ne saurons être exhaustif dans la présente analyse, mais nous ne saurons non plus passer sous silence le secteur de l’éducation, notre secteur d’action. Tout en saluant les efforts faits par les premiers responsables des départements en charge de l’éducation dans le sens de la nomination des femmes à des postes de responsabilité dans les services centraux ou rattachés, nous constatons que sur 13 régions que compte le Burkina Faso, il n’y a pas encore de directrice régionale.
Rappelons que la communauté internationale estime à 30% au moins la masse critique des femmes nécessaire pour que celles-ci puissent influencer les décisions dans les hautes sphères sociale, politique et économique ;

3. Si l’on peut admettre que certaines pratiques de l’ère coloniale, alliées à certaines pesanteurs socioculturelles, ne sont pas de nature à favoriser l’épanouissement des filles et des femmes, nous nous posons aujourd’hui la question de savoir s’il est juridiquement normal et moralement acceptable que les femmes, qui constituent près de 52% de la population du Burkina Faso, n’occupent que ces portions congrues dans les instances de décision.
C’est à cette question qu’il faut apporter aujourd’hui une réponse franche et décisive, car les exemples individuels concernant les hommes et les garçons, que nous considérons, du reste, comme des cas isolés, constituent toujours le lot quotidien de nos mères, épouses, sœurs et filles. Nous nous sommes contenté pour l’instant d’exemples proches de nous, mais la situation des filles et des femmes en Afrique, particulièrement dans les pays de l’Afrique subsaharienne, n’est pas différente de celle au Burkina Faso.

(1) La convention des Nations unies sur la discrimination raciale n’approuve les programmes de discrimination positive que dans les seuls cas où ils peuvent revêtir un caractère temporaire et remplissent une fonction de rééquilibrage.

Mamadou Sawadogo est Conseiller pédagogique de l’Enseignement Secondaire au Burkina Faso
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* Ce texte est paru dans le quotidien burkinabé L'Observateur.

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