La Guinée Bissau, quel gâchis !

Quelque 523 000 électeurs bissau-guinéens vont aux urnes ce dimanche 28 juin, pour élire le successeur du président Joao Bernardo Vieira, assassiné le 1er mars dernier. Ces consultations constituent un défi majeur pour un papier déchiré par la violence politique, avec une armée omniprésente dans la gestion des affaires de l’Etat, traversée par des contradictions qui ont donné lieu à des séries d’assassinats. Ainsi, au début de la campagne électorale, deux candidats avaient été assassinés. Mais là où on craignait de voir le processus menant au scrutin s’arrêter, les autorités ont maintenu le vote. Et les Bissau-Guinéens espèrent tourner une longue page sanglante de leur histoire, avec ces élections.
Dans l’article qui suit, Eugène Tavarez explique les contradictions qui ont fait le lit de la violence au pays d’Amilcar Cabral, héros de l’indépendance, pour l’installer dans une spirale de violence qui dure depuis bientôt trente ans.

La proclamation unilatérale d’indépendance de la Guinée-Bissau, par les dirigeants du PAIGC (Parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), dans la zone libérée, proclamée capitale du pays, Madina do Boe, le 24 septembre 1973, soit huit mois presque jour pour jour après l’assassinat d’Amílcar Cabral, intervenu le 20 janvier de la même année, avait suscité beaucoup d’espoir au sein du peuple. En outre, les observateurs de l’ONU, qui s’étaient rendus dans les zones libérées, n’avaient pas tari d’éloges sur le système éducatif et de gestion des collectivités que le PAIGC était en train d’expérimenter et qui présageait d’un avenir à tout point de vue optimiste pour le pays.

À ce moment-là, le Portugal avait déjà compris qu’il avait perdu la guerre. Le Général António Spínola, qui avait été gouverneur de la Guinée-Bissau, confirmera, dans son livre Portugal e o Futuro, publié en 1974, que la guerre n’était pas la solution. Dans cet ouvrage, il pointe aussi du doigt les aberrations d’un certain nombre de concepts phares sur lesquels reposait la colonisation portugaise, comme la mission presque divine qu’aurait le Portugal de coloniser des peuples.

La révolution des œillets qui a eu lieu le 25 avril 1974, et qui a fait passer le Portugal de la dictature à la démocratie, a, en même temps, permis aux anciennes colonies portugaises de se libérer définitivement du joug colonial. Il faut noter que les indépendances de l’Angola, du Cap-Vert, de la Guinée-Bissau, du Mozambique et de São Tomé e Príncipe étaient inéluctables. Elles seraient intervenues même sans la révolution, qui n’a fait que précipiter les événements. Le peuple portugais souffrait beaucoup des conséquences de la guerre. Certaines recrues préféraient se suicider au lieu d’aller au front. Des jeunes à peine sortis de l’adolescence y laissaient leur vie. Par ailleurs, le vent de l’histoire avait déjà commencé à tourner pour le Portugal lorsqu’en 1961, l’Union indienne récupéra par la force Diu, Damão et Goa, alors enclaves portugaises, sous le regard passif des puissances occidentales. Le Portugal comptait sur leur intervention.

Comment un petit pays comme la Guinée-Bissau a-t-il pu tenir tête à l’ancienne puissance coloniale ? La réponse est simple : par la bravoure et la tenacité d’abord, en plus de tous les autres facteurs.

Le destin de la Guinée-Bissau a basculé dans l’instabilité, le jour de la mort d’Amílcar Cabral. Les commanditaires de cet assassinat ne sont toujours pas clairement identifiés, même si l’on connaît le nom du tueur, c’est-à-dire Inocêncio Cano. Certains partisans du leader étaient aussi impliqués. Le Portugal, à travers sa police politique, la Pide/Dgs (Police internationale de la défense de l’Etat/Direction générale de la sûreté), ne pouvait pas non plus être mis hors de cause, comme a tenté de le faire l’administration américaine. De nombreux ouvrages sur la question l’attestent.

Au moment de l’assassinat de Cabral, le PAIGC connaissait des dissensions qui avaient d’ailleurs entraîné l’exclusion de certains membres des instances dirigeantes par A. Cabral. Cela coûtera cher à ce dernier. Les divergences de fond portaient sur la discrimination au sein du Parti entre les Guinéens et les Cap-Verdiens, les premiers serviraient de chair à canon tandis que les seconds resteraient dans les bureaux. La question que l’on peut se poser est celle de savoir s’il fallait lier coûte que coûte les destins du Cap-Vert et de la Guinée-Bissau ? De nombreux spécialistes en doutent. Aussi bien des Cap-verdiens que des Guinéens ont critiqué cette stratégie d’Amílcar Cabral qui, rappelons-le, bien que né en Guinée-Bissau, était de parents cap-verdiens.

Pourtant, la prédominance des Cap-Verdiens dans les postes de responsabilité s’expliquait d’un point de vue historique. Le Cap-Vert a bénéficié très tôt de la part de la Couronne portugaise d’infrastructures d’éducation et de formation. Ainsi, il s’est constitué dans l’archipel une élite qui servira parfois de supplétif au colonisateur. Les Guinéens ne digéreront pas d’ailleurs cet état de fait qu’ils considéraient comme une forme de collaboration. On peut donc considérer qu’il était normal que ce soit les Cap-Verdiens que l’on retrouve aux postes administratifs. La Guinée-Bissau était, si l’on peut dire, le parent pauvre des colonies portugaises. Certains mouvements politiques vont faire de la rivalité entre Cap-Verdiens et Guinéens au sein du PAIGC, leur fonds de commerce. Il s’agit, entres autres, du FLING (Front de libération nationale de la Guinée-Bissau).

Lorsque A. Cabral a été assassiné, il a été proposé à Nino de prendre la direction du Parti, mais il a refusé, prétextant, semble-t-il, que la charge était bien trop lourde pour lui, et qu’il n’était pas préparé. C’est alors que Luís Cabral, demi-frère d’A. Cabral, a été désigné pour prendre la succession. Tout cela s’est fait, il faut le dire, sous le coup de l’émotion. C’est ainsi qu’à l’indépendance, les Cap-Verdiens se sont retrouvés à la tête du Cap-Vert et de la Guinée-Bissau : Aristides Pereira au Cap-Vert et Luís Cabral en Guinée-Bissau. Il faut noter que les deux pays sont allés séparément à l’indépendance, avec le même parti dirigeant : le PAIGC.

Leurs projets de constitution vont révéler de nombreuses incohérences. Par exemple, le projet de constitution du Cap-Vert stipulait que pour être Président de la République il fallait être Cap-Verdien, ce qui excluait de facto les Guinéens, alors qu’en Guinée-Bissau c’était un Cap-Verdien qui dirigeait le pays. Autre exemple, la constitution du Cap-Vert prévoyait l’abolition de la peine de mort tandis que celle de la Guinée-Bissau la maintenait. La gestion de la période post-coloniale par la Guinée-Bissau a été catastrophique. Le PAIGC a oublié qu’il devait concentrer ses efforts sur la réconciliation nationale et sur l’unité du peuple, la diaspora comprise. Au lieu de cela, il a passé tout son temps à dénigrer le colon comme si la guerre n’était pas encore finie. La rupture violente avec le Portugal était un non sens et s’est révélée contre productive.

On raconte que pour montrer que la Guinée-Bissau était capable de se développer sans l’aide de l’ancienne puissance colonisatrice, les nouveaux dirigeants ont ordonné que tout ce qui appartient au colon soit détruit. Le peuple de Guinée-Bissau a été nourri de slogans antiportugais alors qu’il devait se réconcilier avec le colon et bénéficier de son expertise. Cela était d’autant plus nécessaire que 90% de la population était analphabète au moment de l’indépendance.

L’un des handicaps du régime post-colonial était l’analphabétisme, imputable, bien entendu, au pouvoir colonial. Il n’était pas rare de trouver, aux frontières, des militaires, chargés de contrôler les voyageurs, qui ne savaient ni lire ni écrire, mais qui savaient cependant compter leurs sous lorsqu’il fallait les soudoyer. Ils étaient d’une arrogance et d’une brutalité qui sortaient de l’ordinaire. C’était pathétique. Thomas Sankara disait qu’un militaire sans instruction est un criminel en puissance. Cette inculture de l’armée explique la facilité avec laquelle la Guinée-Bissau bascule dans la violence.

Jusqu’en 1980, le pays a été marqué par une série d’exactions et d’exécutions sommaires. Le charnier qui été dévoilé après le coup d’Etat de Nino Vieira en 1980 en est l’illustration. Nino lui-même ne pouvait pas ignorer ces tueries puisqu’il était le chef des armées. Mais il fallait bien qu’il justifie son coup d’Etat.

La raison principale de ce coup de force est que de nombreux cadres guinéens du PAIGC ne supportaient plus le fait que ce soit un Cap-Verdien qui dirige la Guinée-Bissau. La lutte de libération avait fait naître des dissensions parmi les principaux responsables du parti. Ce sont ces rivalités qui ont ressurgi des années après, une fois l’indépendance acquise, notamment entre Nino Vieira, Ansoumana Mané et Tagme na Waie. Nino a éliminé nombre de ses adversaires. Il semble avoir été, jusqu’à sa mort, la pièce maîtresse de l’histoire récente de la Guinée-Bissau, avec ses événements salutaires et ses tragédies. Il était de tous les conflits.

Tous ces faits montrent que le PAIGC a échoué en Guinée-Bissau. Il n’a pas réalisé l’unité nationale, alors le credo de tous les dirigeants de la période des indépendances. Ces divisions, aggravées par une dérive ethniciste, ont entraîné la déliquescence de l’Etat. Or lorsque l’Etat n’existe pas, tout est permis. Le narcotrafic est favorisé aussi par la cupidité de ceux qui dirigent aujourd’hui la Guinée-Bissau. Le goût de l’argent facile, le non respect des institutions (si tant est qu’elles fonctionnent), l’état calamiteux de l’administration et des services, un système éducatif déplorable, etc., ont plongé la Guinée-Bissau dans le chaos.

Après l’indépendance, beaucoup de cadres ont été formés dans les pays de l’Est et en Europe de l’Ouest. Aujourd’hui, ces cadres sont disséminés à travers le monde. Ce sont donc les anciens du maquis qui dirigent encore le pays. Celui-ci ne retrouvera véritablement la stabilité qu’après l’émergence d’une vraie démocratie et d’une nouvelle génération de dirigeants.

L’héritage colonial désastreux n’explique donc pas, à lui tout seul, la situation de la Guinée-Bissau. L’espoir suscité à l’indépendance s’est petit à petit envolé du fait principalement de l’incompétence des dirigeants. Pourtant la Guinée-Bissau a les ressources nécessaires à son développement. C’est un tout petit pays, au sol fertile, au sous-sol riche, avec une pluviométrie abondante, un peuple travailleur, et des cadres qui ne demandent qu’à rentrer pour prendre part au développement de leur pays. Le défi majeur des dirigeants est de réaliser la réconciliation et l’unité nationales afin de retrouver la voie de la stabilité.

Trop de drames se sont produits dans ce pays. Certaines plaies sont encore ouvertes. Il faut les fermer. La mise en place d’un système éducatif efficace, un bon fonctionnement des institutions avec les trois pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) dotés d’une véritable force, l’instauration d’une vraie démocratie, le renouvellement de l’appareil d’Etat, le développement d’un vrai partenariat avec les bailleurs de fonds et en particulier avec l’ancienne puissance colonisatrice, et enfin la mise hors d’état de nuire des fauteurs de troubles, voilà les préalables indispensables à la stabilité de la Guinée-Bissau.

Le peuple guinéen est un peuple intelligent, travailleur et tenace, débordant de joie de vivre. Quel gâchis que de le voir dans la situation où il se trouve aujourd’hui ! Cependant, nous sommes optimiste. La Guinée-Bissau sortira du gouffre dans lequel il a plongé, car comme on le dit en créole : « Si no ca tchiga, no cana ncadja » autrement dit : « Tant que nous ne verrons pas le bout du tunnel, nous continuerons de lutter ». Toute chose a un début et une fin.

* Eugène Tavares est Docteur en Etudes portugaises, brésiliennes et de l’Afrique lusophone