La haine et le tremblement de terre
‘’Haïti n’a pas failli’’, écrit Hilary Beckles. Pour elle, ce pays a été détruit par deux des plus puissantes nations du monde. Deux nations qui continuent, sur les ruines du tremblement de terre qui a ravagé ce pays, « à avoir un intérêt primaire dans la situation actuelle ». Haïti a été étranglée par la France au moment où ce pays, libéré de l’esclavage, s’inscrivait dans le sillage de la liberté et de la justice. Un étranglement auquel ont participé les Etats-Unis et une alliance Nord Atlantique agressive qui ne pouvaient concevoir un monde habité par un régime africain libre, représentant d’une démocratie émergente. Haïti a ainsi suffoqué dans la haine de sa liberté confisquée, jusqu’à ce tremblement de terre qui l’a pratiquement abattu.
L’université des West Indies est en train d’examiner les moyens de mettre sur pied une conférence majeure sur le thème ‘’ Repenser et reconstruire Haïti’’. Je»,suis très intéressée à contribuer à cet exercice, parce que, pendant trop longtemps, il y a eu une perception populaire selon laquelle, d’une certaine façon, le projet de construction nationale commencé le 1er janvier 1804, a échoué en raison d’une mauvaise gestion, de l’incapacité et de la corruption.
Ensevelies sous les ruines de la propagande impériale, en provenance aussi bien de l’Europe occidentale que des Etats-Unis, il y a les preuves qui démontrent que l’indépendance de Haïti a été mise en échec par une alliance Nord Atlantique qui ne pouvait concevoir leur monde habité par»,un régime africain libre, représentant une nouvelle démocratie émergée.
Les preuves sont frappantes, en particulier dans le contexte de la France. Les Haïtiens ont combattu pour leur liberté et ils ont gagné, comme les Américains cinquante ans auparavant. Les Américains ont déclaré leur indépendance et ont élaboré une extraordinaire Constitution qui envoyait un message clair à propos des valeurs d’humanité et du droit à la justice et à la liberté.
Au milieu de ce brillant discours, ils ont choisi de conserver l’esclavage comme base de la nouvelle nation. Les pères fondateurs ne pouvaient donc pas voir au-delà de la race, dans la mesure où l’Etat libre se fondait sur l’esclavage. L’eau était empoisonnée à la source. Les Américains sont retournés sur le champ de bataille un siècle plus tard pour résoudre la contradiction entre l’esclavage et de la liberté qui ne pouvaient pas cohabiter au même endroit.
Les Français ont, eux aussi, déclaré la liberté, la fraternité et l’égalité comme étant la nouvelle philosophie de leur transformation nationale et, ce faisant, ont fait faire un puissant bond en avant»,au monde. Ils ont aboli l’esclavage, mais Napoléon Bonaparte ne pouvait imaginer une République sans esclaves et il a ciblé Haïti pour un nouveau régime d’esclavage, plus intense. Les Anglais ont approuvé, ainsi que les Hollandais, les Espagnols et les Portugais. Tous étaient en parfaite harmonie à propos des 500 000 Noirs à Haïti, la plus populeuse et la plus prospère des colonies des Caraïbes.
Etant le joyau des Caraïbe, chacun a essayé de se l’approprier. Avec une masse d’esclaves, les Anglais, les Français et les Hollandais salivaient à l’idée de s’approprier, l’île et ses habitants. La population a gagné après dix ans de guerre, une des plus sanglantes de l’histoire moderne, et ont déclaré leur indépendance. Tous les autres pays en Amérique étaient basés sur l’esclavage. Haïti était le havre de liberté et a procédé à l’inscription, dans sa Constitution d’indépendance en 1805, que toute personne d’origine africaine arrivant sur ses rivages serait déclarée libre et serait un citoyen de la République. Pour la première fois, depuis le début de l’esclavage, les Noirs sont des sujets libres et citoyens d’une nation.
Les Français ont refusé de reconnaître l’indépendance de Haïti et l’ont déclaré Etat pariah. Les Américains, vers lesquels les Haïtiens se sont tournés en signe de solidarité avec leur mentor sur le chemin de l’indépendance, ont refusé de les reconnaître et ont fait cause commune avec la France. Les Anglais, qui étaient en train de négocier avec les Français l’obtention de l’île, se sont également montrés solidaires avec»,les Français à l’instar de toutes autres nations du monde occidental.
Dès sa naissance Haïti a été isolée, ostracisée et s’est vu nier le droit d’accéder au marché libre, aux finances et au développement institutionnel. C’est l’exemple le plus vicieux de la strangulation d’une nation dans l’historie moderne. Les Cubains avaient au moins les Russes, les Chinois et les Vietnamiens avec edux. Les Haïtiens ont été seuls dès le début. L’effondrement a commencé. Puis est venu 1825. Le moment de vérité. La République célèbre son 21ème anniversaire. Il y avait une euphorie nationale dans les rues de Port-au-Prince. L’économie était en faillite et les dirigeants politiques isolés. Le Cabinet a décidé que cet état des choses ne pouvait continuer. Le pays devait trouver un moyen pour s’insérer dans l’économie mondiale.
Le gouvernement français a été invité à une réunion au sommet. Les fonctionnaires sont arrivés et ont déclaré au gouvernement haïtien qu’ils étaient prêts à reconnaître l’Etat haïtien comme un Etat souverain, en échange du paiement de compensations et de réparations. Les Haïtiens, le dos au mur, ont accepté de payer. Le gouvernement français a envoyé une équipe de comptables et d’actuaires en Haïti afin de calculer la valeur de toutes les terres, de tous les biens physiques des 500 000 citoyens anciennement des esclaves, les animaux et toutes les autres propriétés commerciales et services. La somme s’est montée à 150 millions de francs or. Haïti a été informée que c’était le prix de la reconnaissance de l’Etat haïtien.
Le gouvernement haïtien a donné son accord et les paiements ont commencé immédiatement. Une valeur a aussi été assignée aux membres du Cabinet, parce qu’avant l’indépendance ils étaient des esclaves. C’est ainsi qu’a commencé la destruction systématique de la République de Haïti. Le gouvernement français a saigné la nation à blanc et en a fait un Etat en faillite. C’était une exploitation sans merci qui visait et garantissait l’effondrement de l’économie et la société haïtienne.
Haïti a été contrainte de payer cette somme jusqu’en 1922, lorsque le dernier paiement a eu lieu. Au cours du XIXème siècle, le paiement à la France représentait jusqu’à 70% des rentrées de devises du pays. Aujourd’hui, la Jamaïque paie jusqu’à 70% pour le service de la»,dette nationale et internationale. Haïti était écrasé par le paiement de la dette et elle a sombré dans le chaos financier et social.
La République n’avait aucune chance. La France s’est enrichie et prenait plaisir au fait qu’après avoir été vaincue sur le champ de bataille, elle avait gagné dans le domaine de la finance. Dans les années où la récolte de café avait été mauvaise et où la production de sucre avait été faible, le gouvernement haïtien empruntait de l’argent à la France à un taux d’intérêt deux fois plus élevés que le taux du jour, afin de rembourser. Lorsque les Américains ont envahi le pays au début du XXème siècle, une des raisons qu’ils ont avancées était qu’ils assistaient la France à rentrer dans ses fonds.
L’effondrement de la nation haïtienne est à mettre, principalement, sur le compte de la France et de l’Amérique. Ces deux nations ont trahi, fait faillir et détruit le rêve qu’était Haïti ; un pays réduit en poussière par l’effort de détruire l’éclosion de la liberté et la graine de justice. Haïti n’a pas échoué. Elle a été détruite par deux des plus puissantes nations de la terre ; lesquelles continuent de manifester un intérêt soutenu dans sa condition actuelle.
Le soudain tremblement de terre est survenu dans le sillage de nombreux étés de haine. A beaucoup d’égard, il a été moins destructeur que la haine. La vie humaine a été éteinte par le tremblement de terre alors que la haine a été une longue et inhumaine suffocation, un crime contre l’humanité. En 2001, au cours de la Conférence des Nations Unies sur le Racisme à Durban, en Afrique du Sud, le gouvernement français a été fortement sollicité afin qu’il rembourse les 150 millions de francs dont la valeur d’aujourd’hui s’élèverait, selon les estimations d’actuaires financiers, 21 milliards de dollars. Un tel capital pourrait reconstruire Haïti et lui donner une place lui permettrait de réintégrer le monde. Cet argent a été illégalement soustrait au peuple haïtien et devrait être remboursé. C’est une richesse volée.
En retournant cet argent, la France se libérerait de la dette morale qu’elle a contractée à l’égard du peuple haïtien. Pour une nation qui «s’enorgueillit» dans la célébration de la diplomatie moderne, la France devrait faire ce qui est juste et légal afin de pouvoir exercer l’autorité morale de sa diplomatie dans le monde post-moderne. Un tel acte, au début de ce siècle, ouvrirait la porte à une interface raffinée du passé et du présent, et la nation haïtienne serait enfin libre.
* Sir Hilary Beckles est le vice chancelier et le principal du Cave Hill Campus de l’université des West Indies - Ce texte a été traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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