La lutte à mort entre l’inconscience du capital et la conscience de l’humanité
Un processus de destruction se met en place, d’autant moins visible qu’il se pare d’un manteau de construction du monde. En tous domaines qui fondent l’existence de l’humanité, Jacques Depelchin souligne que «l’inconscience du capital est comparable à la radioactivité nucléaire : inodore, incolore, invisible.» Quand on mesure ses effets destructeurs, ils sont devenus irréversibles. Mais est-ce une fatalité à laquelle il faut se soumettre ?
Comment les humains sont-ils arrivés à cette situation où un système organisateur d’un mode de vie, d’un mode de penser, est en voie de liquider la seule force capable de faire front et, pourquoi pas, de renverser ce processus d’usurpation ? Comment l’inconscience du capital forgée pendant des siècles est-elle parvenue à contrôler et, finalement, soumettre la conscience de l’humanité à ses ordres ? Comment est-on arrivé à une forme de dictature plus forte que toute puissance militaire, nucléaire? Comment, finalement, un mode de penser, d’organiser les rapports économiques est parvenu à se présenter comme créateur de richesses, alors que dès le début de son existence, il a toujours été fondamentalement destructeur, prédateur ?
Cet essai ne pourra pas répondre à toutes ces questions. L’objectif est d’attirer l’attention sur un processus de destruction qui, tout en détruisant, se présente systématiquement en son contraire. Et cela, en apparence du moins, avec l’acceptation parfois consciente, parfois inconsciente de l’humanité. Très longue et complexe histoire, les quelques paragraphes qui suivent ne peuvent qu’en effleurer la surface. Cependant, le pressentiment d’urgence oblige, au moins, d’en prendre la dimension, car il y va de la survie de l’espèce humaine.
L’histoire peut-elle encore poser les questions qui permettraient de comprendre où et comment l’errance de l’humanité a pris forme en mettant sur pied un système discriminatoire consciemment mis en place, mais dont les effets furent la naissance, la croissance de l’inconscience. Le capital ne peut pas être conscient ou inconscient, mais les capitalistes, à savoir, ceux qui ont organisé et maintenu son fonctionnement afin de toujours bénéficier de celui-ci, ne pouvaient que perdre la conscience de leur humanité au fur et à mesure qu’une partie de celle-ci était réduite à l’esclavage.
L’histoire elle-même, comme elle est enseignée, écarte presqu’automatiquement toute interférence qui pourrait poser des alternatives à la vision imposée par la naissance, la croissance d’une puissance de destruction dont la mesure est encore très loin d’avoir été prise. Les guerres coloniales, impériales, du 20ème siècle, ont renforcé la mentalité dictatoriale de l’Occident vis-à-vis des peuples conquis, colonisés. Dans la majorité des cas, l’histoire de ces peuples, malgré les résistances, malgré la conscience qu’ils avaient de leur humanité, des violences, des violations subies a été contée en recourant aux schémas mentaux imposés par l’Occident.
L’enseignement de cette histoire de la montée de l’inconscience du capital et de la nécessité de s’y soumettre est trop souvent reproduite par ceux-là mêmes qui sont les premiers à se présenter comme les grands résistants. Plusieurs mois avant sa destitution, Laurent Gbagbo se plaignait auprès de Colette Braeckman en décrivant les prescriptions de l’Occident : « Ils veulent que nous fassions un 1789 tout en étant surveillé par Amnesty International ». Il semble donc que, pour Laurent Gbagbo, seules comptent les dates phares de l’histoire de l’Occident. Ce qui s’est passé à Haïti entre 1791 et 1804, la victoire des Africains contre l’esclavage, l’universalité de cette victoire est moindre, dans la mémoire de Gbagbo, que 1789.
En cette période pré-électorale en RDC, on assiste à des pèlerinages vers les capitales occidentales des candidats à la présidence, pour se faire adouber, comme si nous étions encore au Moyen-âge, par les représentants des grandes puissances. Ces pèlerinages explicitent l’acceptation du statut de tutelle de la RDC. Cinquante et un ans après l’Indépendance, après que Patrice Emery Lumumba ait donné l’exemple de rompre l’asservissement, contrairement à sa vision testamentaire d’un Congo dont l’histoire ne se conterait plus à partir des capitales occidentales, on observe auprès des candidats à la présidence un comportement aligné sur la dictature de l’inconscience du capital.
Cette soumission n’est pas unique à la RDC. Elle se manifeste de diverses manières non seulement en Afrique, mais partout où le capital s’est installé et cherche systématiquement à renforcer les logiques qui découlent de cette histoire dictatoriale. Une de ces logiques dictatoriales est celle du marché. Les promoteurs de ces logiques ne se considèrent pas comme des inconscients. Tout au contraire, ces personnes ont consciemment adopté tous les comportements exigés par l’acceptation des logiques induites par le marché et tout ce qui, directement, indirectement, en découle : compétitivité, capitalisme, lois de la jungle.
Acceptation consciente d’un système dont l’entendement est délibérément faussé par ceux qui, historiquement, en ont bénéficié le plus. Quelle que soit la direction du regard sur l’histoire de l’imposition dictatoriale du capital sur l’humanité, ce regard rencontrera des marques indéniables, ineffaçables de crimes contre l’humanité, à condition que ce regard ne soit pas faussé par les effets destructeurs de l’inconscience du capital. Il est possible ou probable que certains des bénéficiaires de ce parcours aient pu ressentir une gêne en se rendant compte qu’ils bénéficiaient de crimes à répétition.
En observant ce qui s’est passé au cours des siècles, on est obligé de conclure que la gêne a été de très courte durée car la conscience qui a triomphé martelait que le crime payait trop bien pour être dénoncé comme tel. Dans les transitions allant de l’esclavage à l’abolition, de la colonisation aux indépendances, il n’y a jamais eu d’équivalent d’un Tribunal de Nüremberg ou même, plus près de nous, d’une Commission de Vérité et Réconciliation comme il y a eu en Afrique du Sud. Il n’y a jamais eu de processus de reconnaissance de l’errance des puissances esclavagistes, coloniales, impériales des crimes commis pour assouvir leur convoitise. S’il n’y avait pas une tendance à avoir peur de dire les choses comme elles sont, serait-il exagéré de conclure qu’à force d’impunité, ces puissances se sont convaincues que la liquidation de l’humanité est une excellente affaire.
Au nom de la défense des biens mal acquis (ou de l’American Way of Life pour ne pas signer le protocole de Kyoto) concentrés au fil des années dans des institutions financières de plus en plus puissantes, ces puissances se sont imposées comme juges et parties pour décider qui doit être amené et traduit à la Cour Pénale Internationale. La plus grande puissance militaire de tous les temps a refusé de signer la convention mettant en place cette CPI. Ainsi continue d’être renforcé un Code Innommable descendant mentalement du Code Nègre faisant de l’Afrique et de son territoire un terrain d’approvisionnement de ressources fondamentales pour l’enrichissement des banquiers, des compagnies d’Assurances, bref de toutes les forces qui ne peuvent vivre que de la prédation directe et indirecte d’autres êtres humains.
Peut-on dire, sans hésitation, que ces puissances politico financières mondiales issues de cette prédation multiséculaire sont habitées par la conscience de l’humanité telle que comprise dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ? Ne devrait-on pas dire que l’impunité des crimes commis au cours des siècles a conduit ces puissances à ne plus savoir distinguer entre la conscience de l’humanité et l’inconscience du capital ? Ne devrait-on pas dénoncer la puissance des Tout-Puissants qui ne parlent qu’au nom de la défense d’un système dominé par l’inconscience des crimes contre l’humanité commis pour défendre ce qui, en conscience, est indéfendable ?
Mais comment dénoncer dans un monde où les plus vaillant(e)s porteuses/porteurs de la conscience ont été liquidés ou sont en voie d’être liquidés ? Sous l’esclavage qui a mis à sac l’Afrique, des consciences n’ont cessé de faire appel à la conscience de leurs bourreaux, vainement. De même sous la colonisation. Faut-il s’étonner qu’en ce 21ème siècle, le champ de bataille entre la conscience de l’humanité et l’inconscience du capital soit totalement dominé par l’inconscience?
Dans un monde où tout s’évalue par les lois du marché (un monstre anonyme, sans foi ni loi si ce n’est la recherche de la puissance), quelle est la valeur de la conscience face à l’inconscience du capital ? Dans un contexte où ce dernier se présente, en toute conscience, par la voix de ses plus grands bénéficiaires, comme le bienfaiteur d’une humanité que ce capital éradique au fur et à mesure qu’il se forge des arguties expliquant pourquoi ces crimes contre l’humanité ne méritent pas d’être ainsi nommés.
Durant ces derniers temps, on entend dire que l’humanité a commencé à prendre conscience des signes de plus en plus manifestes de l’inconscience du capital. Il s’agit là d’une façon indirecte de nier l’humanité de celles et de ceux qui s’étaient révoltés contre le génocide, l’esclavage et d’autres formes d’asservissement. Les Amérindiens et tous les peuples ayant souffert la conquête ont exprimé de diverses manières, généralement non rencontrées dans les archives, leur humanité par des révoltes et d’autres moyens. Mais, les bénéficiaires spécifiques et génériques des Crimes contre l’Humanité continuent de penser que le « crime paie ». L’impression dominante semble même dire que plus le crime est immense, plus juteuse sera la récompense. Il n’existe aucun domaine de l’existence de l’humanité, aucun espace de la planète, où l’impact de l’inconscience du capital ne soit pas visible. La force de pénétration de l’inconscience du capital est seulement comparable à la radioactivité nucléaire : elle est inodore, incolore, invisible. Son impact ne semble être perçu qu’au moment où ses effets destructeurs sont devenus irréversibles. Jusqu’à quand ?
* Jacques Depelchin est Directeur exécutif de Ota Benga, Alliance internationale pour la paix en RD Congo
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