La militarisation des régimes politiques en Afrique

La grande muette fait encore parler d’elle en Mauritanie. Pourtant après les nombreux coups d’Etat auxquels nous avions eu droit, nous pensions que la spirale de ces immixtions brutales de l'armée dans le champ politique était conjurée dans un monde où des élections libres peuvent être organisées. Premier président mauritanien démocratiquement élu en 2007, Sidi Ould Cheikh Abdallahi a fait les frais d’un coup d’Etat un an et trois mois après son élection. Le général putschiste, Ould Abdel Aziz, chef d'état-major, commandant de la garde présidentielle, nous ramène donc en arrière au coup d’Etat d’août 2005 qui avait renversé le président Taya. Ce coup d’Etat intervient suite à son limongeage de ses fonctions par le président Abdallahi. Quelles que soient les raisons de ce coup d’Etat, un tel acte ne peut être cautionné.

Dans l'histoire de l'Afrique de l'Ouest indépendante, une vague de mutineries a déferlé çà et là. Ce phénomène demeure préoccupant à plus d'un titre et pose brutalement le problème du rôle et du statut de l'armée dans le nouveau contexte africain. Le nouvel ordre démocratique est-il en crise ou simplement fragilisé ? Est-il incapable de contenir l’armée dans ses limites constitutionnelles ? Et quelle armée ?

Pour comprendre la logique militaire, nous nous intéresserons dans un premier point au processus de création des armées africaines. Dans un deuxième point, nous montrerons que l'armée constitue une corporation dominatrice dans le pouvoir en Afrique de l'Ouest. Enfin nous évoquerons, dans un troisième point, l'apparition des sociétés de sécurités privées dans un monde où les pouvoirs publics éprouvent parfois des difficultés à garantir la sécurité à l'aide de moyens classiques. Le processus de création des forces armées africaines
L'armée peut se définir comme un système d'hommes élaboré conjointement à un système d’armes, en vue d'obtenir la meilleure efficacité contre un ennemi, une menace externe ou interne, potentielle ou réelle, contre une menace pour l'intégrité territoriale et la vie des populations. A l’accession à l’indépendance, les Etats africains ont revendiqué la création de forces armées afin de symboliser la souveraineté de l’Etat sur le plan international et d’assurer la sécurité des biens et des personnes sur l'ensemble de leurs territoires.

Les armées des Etats de l'Afrique de l'Ouest peuvent être d'abord classées du point de vue du processus de leur formation. Aussi distingue-t-on, au moment des indépendances, les armées classiques issues d'une transition pacifique entre le pouvoir colonial et les nouveaux gouvernements africains, des armées populaires issues soit des mouvements de libération nationale, soit des guerres d'indépendance, ou encore de révolutions idéologiques, quelques années après les indépendances.

D'un point de vue organisationnel, quel que soit le processus par lequel l’armée a été créée, il y a des constantes repérables dans tous les pays subsahariens. En effet, les armées subsahariennes sont des armées de métier : peu d'entre elles pratiquent la conscription. Elles sont dominées par l'armée de terre (92,6 %) et brilIent par la faible proportion de la force aérienne (2,5 %) et de la marine (2,4 %). Au-delà de ces constantes, les politiques de formation et d'équipement ainsi que l'épineuse question du rapport entre le politique et le militaire diffèrent suivant que l'armée est héritière de la décolonisation ou est issue de la lutte armée.

La pression de l'Etat colonial en faveur de la continuité des liens politiques et militaires et les rapports de dépendance entre Etat colonial et ex-puissance coloniale sont tels qu'ils influencent lourdement sur la conception de la défense et de la sécurité en Afrique. Les forces armées ainsi constituées, à l'image de celles existant dans les anciens pays colonisateurs, ont évolué au fur et à mesure de l'évolution politique des Etats. Mais, dans tous les cas, c'est une conception étrangère de l'armée qui prévaut quand il s'agit d'un Etat centralisé.

Pour Dominique Bangoura, depuis le 19e siècle, les troupes africaines qui servent dans l'armée coloniale sont enrôlées de gré, le plus souvent de force, avec toutes les servitudes et les soumissions dues à l'occupation militaire. Leur mission consiste à assurer l’ordre colonial prélever les impôts, réprimer tout soulèvement ou mutinerie, faire appliquer les règlements. En résumé, les premières troupes africaines remplissent un rôle de police répressive.

Cette dénaturation des forces armées est exploitée dans les années soixante par les régimes politiques africains, qui se sont appuyés, et continuent de le faire, sur les forces militaires. Progressivement, et avec des nuances suivant les pays, elles sont devenues parties prenantes des préoccupations du pouvoir. Tantôt elles deviennent un instrument du pouvoir, tantôt elles se voient remplacées par des forces concurrentes (milices, garde présidentielle). Utilisées donc à des fins politiciennes, les forces armées, détournées de leurs missions et de leurs fonctions perdent leurs sens et leurs compétences et deviennent triplement conflictuelles au regard de la société qu'elles ne protègent plus et qu'elles agressent au regard d'elles-mêmes, car divisées, déséquilibrées, traitées différemment d'un corps à l'autre par le chef de l'Etat soucieux de les dominer ; au regard du pouvoir politique qu'elles ne sont ni habilitées, ni aptes à exercer.

Ces dernières décennies nous ont montré que le pouvoir en Afrique est une corporation dominée par l'armée. Le facteur militaire sur la scène politique est complexe en Afrique de I’Ouest, car dans les pays où elle s'est manifestée elle n'a joué ni le même rôle, ni revêtu la même signification.
L'armée, une corporation dominatrice dans le pouvoir en Afrique de l'Ouest
L'analyse montre que (14 sur 16 pays analysés en Afrique de l’Ouest) ont connu des régimes militaires, soit 87,5 %. Sur l'ensemble des chefs d'Etat (91) qu'ont connu ces 16 pays, 48 sont des militaires soit un pourcentage de 52,747 %. Ces pays peuvent être divisés en trois catégories :

- les pays à régimes militaires de longue durée (un seul régime ou plusieurs régimes se succédant sans discontinuer) : le Togo, la Guinée, la Gambie, le Burkina Faso, le Ghana, la Sierra-Leone, la Mauritanie, le Nigeria et un peu le Niger ;
- - les pays dont les régimes militaires alternent de façon plus ou moins régulière avec des régimes civils : la Guinée Bissau, le Libéria, le Bénin, le Mali, la Côte d'Ivoire.
- les pays qui n'ont pas connu de régimes militaires en l'occurrence le Sénégal et le Cap -vert.
Les régimes militaires ont donc fortement marqué cette partie du continent africain pendant ces quarante (40) dernières années.

Le mariage militaire - pouvoir

L'armée est au pouvoir. De prétoriens, les militaires sont devenus César. Qui d'ailleurs mieux que celui chargé de la surveillance de l'Etat peut prendre celui-ci en otage. De tous les présidents portés démocratiquement au pouvoir par la volonté du peuple, au lendemain de la grande vague de décolonisation des armées soixante, seuls quelques-uns ont résisté aux ambitions prétoriennes de confiscation du pouvoir.

A l'origine, les militaires étaient perçus comme de véritables missionnaires au service de l'Etat et dont l'objectif n'est jamais de prendre le pouvoir pour le garder. Ne proclament-ils pas tout haut que quand ils sont appelés à exercer des responsabilités civiles, cela ne doit être qu'à titre exceptionnel et temporaire. Hélas, le pouvoir se révèle être une ardente maîtresse aux multiples et séduisants, avantages avec qui il n'est pas facile de rompre. C'est dans seulement quatre pays africains, le Mali, le Bénin, le Nigeria et récemment la Mauritanie que les militaires ont accepté de rendre le pouvoir aux civils. Alors qu'à chaque occasion, dans d'autres pays, étaient annoncés leurs retours imminents dans les casernes (1).

Pour Amadou Toumani Touré (président du Mali, plus connu sous le surnom d’ATT), dans chaque pays, il y a une armée et, si celle-ci n'est pas la tienne, elle sera celle du voisin : «Si tu tues ton chien parce qu'il est méchant, attends-toi à être mordu par le chien méchant du voisin». Pour lui, l'armée n'est pas le problème, mais elle fait partie du problème. Le marasme économique que nous connaissons avec l'effondrement du socle économique de nos sociétés - la chute tendancielle du prix des matières premières - a eu pour conséquence première la clochardisation de l'institution militaire, lui enlevant non seulement toute capacité opérationnelle, mais aussi toute dignité.

Pour ATT, malgré les situations bien difficiles survenues en Afrique et au centre desquelles se sont trouvées certaines armées, il serait injuste de considérer et de généraliser l'ordre kaki comme seule menace au processus démocratique en Afrique. Nous pouvons affirmer qu’ATT fait partie, entre autres, de l'exception qui confirme la règle. En prenant le pouvoir, il a mis en place un Comité de reconstruction nationale.

Son intervention a été positive sur deux points : d'abord, sur la maîtrise de la violence d'Etat qui a permis de mettre fin au dérapage des pouvoirs publics dans l'usage de la force pour contenir la contestation ; ensuite sur la décrispation de la dévolution du pouvoir, car le fait de ne pas se présenter aux élections était en soi une garantie supplémentaire en faveur de la transparence du processus électoral. Il n'a pas tout à fait tort, mais il apparaît, après analyse, que c'est le militaire qui est en train de parler pour redorer le blason des autres militaires qui n'ont pas la même vision que lui. Les femmes violées, les populations apeurées parleront-elles comme lui ? Le doute subsiste.

Les motivations qui poussent les militaires à conquérir le pouvoir sont aussi multiples que diverses. Ce qui rend fort difficile toute élaboration des causes générales. Cependant, il est possible de dégager quelques-unes des motivations répertoriées au cours de la longue période du règne militaire en Afrique. Ils prétendent presque tous être animés par la volonté de mettre fin à une corruption généralisée ou s'estiment être mandatés par la société pour mettre un terme aux pratiques de blocage du fonctionnement des systèmes politiques (Nigeria 1966) ; certains pour s'opposer à l'idéologie du pouvoir civil en place (Ghana 1966 ; Mali 1968) et d'autres pour promouvoir de vastes transformations sociales.

Pour Anatole Ayissi, ce n'est que de la mystification. Il est vrai que les Etats africains sont malades de leurs armées et les armées victimes de leurs Etats. Cependant, on ne peut coller la même étiquette à toutes les prises de pouvoir par les militaires. Dans certains cas, l'armée est un facteur de stabilité et de progrès : la résurgence du facteur militaire a été gardienne de la démocratie. C'est le cas au Mali en 1991 (voir ci-dessus), au Niger en 1998 et au Nigeria en 1998.
Pourtant, il existe des obstacles qui peuvent prévenir une éventuelle irruption violente de l'armée dans le débat politique. Parmi ceux-ci figure la qualification d'un tel acte comme un crime justifiable d’un traitement particulièrement rigoureux. De ce point de vue, deux grandes tendances se distinguent. La première consiste à considérer toute atteinte à l'ordre constitutionnel comme «crime de haute trahison» ou «crime contre la nation», termes utilisés au Bénin (art. 65) (2) et au Burkina Faso (art. 166) (3).

Ailleurs, on a introduit la notion d'imprescriptibilité d'un tel fait, ce qui est visiblement destiné à dissuader ceux qui pourraient être tentés par ce mode d'accession au pouvoir. Ce procédé est utilisé en République Centrafricaine (art 18 al. 4) (4), au Mali (art 121 al. 3) (5), ainsi qu'au Togo (art 148 et 149 al. 3) (6). Une autre modalité consiste à rappeler la soumission de l'armée au pouvoir civil. Certaines lois fondamentales y mettent même une affectation un peu suspecte qui laisse sourdre un sentiment de méfiance. Au Congo, il est indiqué que «la force publique» est subordonnée au pouvoir civil (art 162 al. 2). Le Togo est plus explicite puisque les forces armées sont «entièrement soumises à l'autorité politique constitutionnelle régulièrement établie».

Cette méfiance à l'égard des militaires ne va cependant pas, sauf exception, du moins si on s'en tient aux textes constitutionnels, jusqu'à interdire aux militaires de briguer un mandat politique. Tandis qu'une tradition républicaine, présente en France à la fin du XIXe et au début du XXe, contraint les officiers à abandonner leurs fonctions pour se présenter aux élections, cette règle est à peu près partout absente en Afrique francophone à l'exception du Bénin, de Djibouti et du Togo (7). Ainsi la loi fondamentale béninoise impose une démission préalable pour toute candidature tant pour la présidence de la République que pour l'Assemblée nationale. Cette mesure est d'autant plus rigoureuse qu'elle ne semble pas envisager de réintégration dans l'armée en cas d'échec électoral.

A l'inverse, trois Constitutions prévoient un élargissement du rôle de l'armée en lui laissant la possibilité de contribuer au développement économique et social de la nation (art.168 al. 2 congolais, 1er - 22°, al. 2 gabonais, et 194 tchadien). Dans une conception maximaliste de la fonction militaire, le Congo y ajoute une vocation de ses forces militaires à prendre part au développement culturel du pays, tandis que le Tchad leur fait obligation d'intervenir dans les opérations humanitaires (8).

Les diverses mesures élaborées par les constituants africains de la transition démocratique, pour empêcher le retour au pouvoir des militaires, n'offrent évidemment pas des garanties bien solides pour la préservation des libertés et du pluralisme politique. Un article de Constitution pèse peu face à des baïonnettes. La garantie de la sécurité à l'aide de moyens classiques s'avère difficile. Aussi, des forces de sécurité sont-elles apparues pour combler le vide dans les secteurs militaires et civils.
Armées nationales contre forces de sécurité privées ?

Chez les militaires, ces forces se présentent sous les formes les plus diverses : de l'agent simplement professionnel aux simples mercenaires. Dans le secteur civil, on rencontre aussi bien des firmes proposant des services de gardiennage que des groupes d'autodéfense. Le fait que ces agences soient apparues, témoigne de la faiblesse de certains Etats de la sous-région. Même si elles parviennent à garantir la sécurité à court terme, elles ne représentent pas une solution durable aux problèmes de l'Afrique (9). Le fait de s'en remettre à leurs services pourrait aggraver des situations déjà difficiles, en limitant davantage la capacité des institutions publiques à maintenir l'ordre. Une telle situation sape la légitimité des Etats qui doivent s'acquitter de leur responsabilité au lieu de la déléguer ou encore de l'abandonner à des prestataires de services privés.

Aucune loi internationale ne traite des agences de sécurité privée, même si plusieurs instruments juridiques internationaux ont été mis en place pour contrer la menace mercenaire : les protocoles additionnels à la convention de Genève adoptée en juin 1977, la convention pour l'élimination du mercenariat en Afrique adoptée en 1977 et appliquée à partir de 1985, la convention internationale contre le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction des mercenaires adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1989. Ces textes internationaux méritent une lecture attentive, car ils préconisent une intervention nuancée de la souveraineté et du rôle de la force armée dans les affaires internationales et intérieures.

Les protocoles refusent aux mercenaires le statut de prisonniers de guerre pendant le déroulement d'un conflit. Ils ne remettent pas en cause le droit des Etats à louer les services de ces forces. Celles-ci sont en général intégrées, d'une manière ou d'une autre, aux forces armées des Etats pour lesquels elles se battent. A ce titre, elles ne correspondent plus à la définition de mercenaires au terme du droit international en vigueur.

La convention pour l'élimination du mercenariat en Afrique ne s'applique pas non plus aux forces de sécurité privée. La convention précise que sont uniquement considérées comme des mercenaires, les forces armées privées utilisées pour lutter contre un Etat existant. La réapparition récente des agences de sécurité privées et le caractère insuffisant et inapproprié du droit international en vigueur soulignent à quel point il est nécessaire de mettre en place de nouveaux cadres réglementaires.

La question posée est la suivante : comment faire pour que l'Etat redevienne responsable de la protection du domaine public ? Pour Holsti, il est manifeste que dans maints Etats du Tiers-monde, le contrôle de la force armée échappe de plus en plus aux autorités centrales, pour se diffuser à une multiplicité d'acteurs. A l'inverse, le fait qu'un Etat soit parvenu à neutraliser les forces militaires locales constitue un excellent indice de sa viabilité institutionnelle et de ses chances de progrès (10).
Rien ne sera possible aussi longtemps que les gouvernements ne s’attacheront pas, le cas échéant avec une aide extérieure, à constituer des forces de sécurité compétentes, bien encadrées et correctement équipées.

1 - Seydou, Lamine. Les princes africains. Paris : Libres Hallier, 1979, p 39-41
2 - Art 65 : Toute tentative de renversement du régime constitutionnel par les forces armées ou de sécurité publique sera considérée comme une forfaiture et un crime contre la nation et l'Etat et, sera sanctionnée conformément à la loi.
3 - Loi n° 002/97/Adp du 27 janvier 1997. La trahison de la patrie et l'atteinte à la Constitution constituent les crimes les plus graves commis à l'encontre du peuple.
4 - L'usurpation de la souveraineté nationale pour coups d'Etat ou par tout autre moyen constitue un crime imprescriptible contre le peuple centrafricain. Toute personne ou tout Etat tiers qui accomplirait de tels actes aura déclaré la guerre au peuple centrafricain.
5 - Tout coup d'Etat ou putsch est un crime imprescriptible contre le peuple malien.
6 - Cabanis, André, Martin, Louis Michel, Armées et pouvoir dans les nouvelles constitutions africaine. Revue juridique et politique, septembre – décembre 1998, n° 3, p 283 – 284.
7 - Ibid
8 - Ibid
9 - Rapport annuel de la Coalition Mondiale pour l’Afrique de 1999
10 - Holsti, Kal J. L’Etat de la guerre . Etudes Internationales, décembre 1990, n°4, vol XXI, p. 705-717

* Mame Gnilane NDIAYE est docteur en Science Politique

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