La nécessité d'une nouvelle approche de l'unité africaine : repenser la souveraineté et redéfinir le politique
La nécessité d'une nouvelle approche de l'unité africaine: repenser la souveraineté et redéfinir le politique
Nous avons vu comment la perspective de l'unité africaine avait été plombée par la souveraineté des États (Ndlr : voir II importe alors d'appréhender cette notion dans son contenu et de la mettre en relation avec le monde qui est devenu le nôtre aujourd'hui, si l'on veut sérieusement faire avancer la cause de l'unité africaine et des États-Unis d'Afrique.
La souveraineté, compétence des compétences, est une notion qui a été forgée au XVe siècle lorsque les principautés italiennes s'émancipèrent du pouvoir papal et du système impérial. Chaque prince devenait le maître de son royaume et se voyait investi du pouvoir de dire le droit de manière inconditionnelle. L'Europe connaît alors la même évolution, bien qu'à des rythmes différents. Elle apparaît ainsi composée d'unités indépendantes, car chaque souverain a confisqué à son profit la souveraineté dans son espace territorial. C'est dire que chaque souveraineté se heurte à des frontières au-delà desquelles il faut affronter un rival, un autre souverain. La souveraineté est désormais démultipliée, dispersée entre de nombreux États.
De là naîtra le droit diplomatique, avec l'objectif que rien ne vienne rompre l'égalité des souverainetés entre les États ou les représentants des États. Disposant de l'exclusivité des compétences sur leur territoire et des fonctions régaliennes parmi lesquelles le droit de faire la guerre, les souverains auront pour préoccupation essentielle d'étendre leur domaine spatial. D'où les nombreuses guerres qui ravagèrent l'Europe pendant des siècles. La paix de Westphalie, conclue le 24 octobre 1648, intervient pour en atténuer la férocité, sans grand succès d'ailleurs, puisque les souverains continueront à exporter leurs rivalités dans des contrées lointaines (Amériques, Afrique, Asie) que la doctrine s'acharnera à qualifier « terra nullius », sans maîtres, et donc sujettes à la conquête coloniale.
Lorsque s'opéra l'ouverture du monde et que s'amorcèrent les mouvements de libération nationale, la souveraineté, devenue le symbole de la majesté du pouvoir et de l'indépendance des peuples opprimés par la colonisation, fut revendiquée par les élites dirigeantes pour la plupart formées en Occident. Ainsi fut plaquée dans ces sociétés la forme politique de l'État souverain. L'universalisation de ce modèle est consacrée par la charte des Nations unies (article 2, paragraphe 1). Bénéficiant de la souveraineté dans le cadre des découpages territoriaux arbitraires hérités de la colonisation, les dirigeants africains jouent jusqu'à l'absurde la carte idéologique de l'État-nation, et la souveraineté qu'ils revendiquent n'est le plus souvent qu'une souveraineté de pacotille qui masque mal leur impuissance ainsi que l’hétérogénéité et la fragilité de leur unité.
La logique de la souveraineté est une logique d'absolu. EIle suppose l'existence d'un pouvoir inconditionné, la souveraineté ayant été définie comme l'exercice exclusif des compétences sur un territoire délimité. Théoriquement l'État souverain est seul investi de la capacité d'exercer lui-même les compétences ou par délégation. On est loin du compte aujourd'hui, au regard de la mondialisation qui a entraîné le délitement de la souveraineté de l’état (1). Les atteintes au pouvoir de l'État sont aujourd'hui multiformes : diktats des institutions financières internationales, pouvoirs mafieux, contraintes juridiques émanant des organismes supranationaux, etc. La souveraineté apparaît de ce fait comme une catégorie dépassée. A l'intérieur même du système des Nations unies, la charte de San Francisco a introduit une césure majeure, une inégalité de fond entre les États membres, en attribuant le droit de veto aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Les Nations unies ont ainsi perdu toute crédibilité et le système a engendré de la violence, du déni de justice et de l'insécurité (2). La société mondiale est toujours à la recherche d'une démocratie globale.
La souveraineté ne saurait donc être le socle de l'unité africaine, des Etats-Unis d'Afrique. Depuis le début des années soixante, le système reste englué dans des contradictions non encore résolues. Toute l'architecture de l'unité africaine dans ces années-là et jusqu'à maintenant a consisté en l'illusion qu'en laissant intacte la souveraineté des États dans le cadre de l'intégration économique, on aboutirait automatiquement à l'unité politique. Or l'intégration économique n'a pas débouché sur l'intégration politique, et il ne pouvait en être autrement. Car « l'union politique ne naît pas de l'union économique, les sentiers historiques menant à la première sont encore incertains et impénétrables. » (3).
Il n'y a pas de relation linéaire, verticale, entre l'intégration économique et l'union politique. Cela est vrai aussi pour l'Europe dont le modèle d'intégration exerce sur les Africains une véritable fascination : «On escomptait que l'intégration économique pousserait à l'unification politique... on sait maintenant par l'expérience que l'unification politique ne résultera pas automatiquement de l'intégration économique limitée au grand marché, même si celle-ci peut y aider.» (4).
Il faut que les Africains sortent véritablement de cet envoûtement, de cet ensorcellement dans lequel les a plongés la contemplation du modèle de la construction européenne. Au demeurant, l'Afrique qui n'a pas de temps à perdre au regard de la situation de désespérance dans laquelle elle se trouve, ne doit-elle pas faire l'économie des difficultés rencontrées par l'Europe dans la mise en œuvre de son projet politique ? Il faut abandonner une fois pour toutes les stratégies de saupoudrage, d'injection à doses homéopathiques du politique dans l'économique. L'Afrique sera politique ou ne sera pas.
En son temps, Edem Kodjo avait pris position dans ce débat : «L'Afrique unie ne se réalisera pas par des unions douanières sans projet d'avenir, ni par le bafouillage de multiples communautés régionales limitées à l'économique.» (5). Il suggérait ainsi la création de fédérations politico-économiques ou la récupération de la vocation unitaire de l'OUA. Concernant la première approche, on observera que cet auteur laisse non résolu le problème crucial du passage des fédérations régionales à l'unité continentale.
L'approche par la rénovation d'une OUA ayant failli à sa mission unificatrice a abouti à la création de l'Union africaine qui a, depuis, remis sur la table le dossier de l'unification continentale par la création des Etats-Unis d'Afrique. Mais pour cette dernière organisation comme pour l'OUA dont elle a pris la relève, la difficulté reste la même : comment faire sauter le verrou de la souveraineté ? D'abord en démystifiant ce concept, en montrant, comme nous avons tenté de le faire, que nulle part la souveraineté n'est plus ce qu'elle était. La perte de sens de la souveraineté oblige les États à repenser la configuration de leur rapport au monde.
Ainsi a-t-il pu être affirmé, concernant le cas des États européens : «Contrairement d'ailleurs à ce qu'on pense trop souvent, il ne s'agit pas véritablement de transferts (et donc d'abandons) de souveraineté, car la trop faible dimension de chaque pays les a, en fait, plus ou moins privés de la possibilité d'exercer ces souverainetés ; il s'agit en fait de troquer des souverainetés nationales infirmes ou disparues contre une souveraineté européenne reconstituée et pouvant s'affirmer.» (6).
La souveraineté a coûté à l'Afrique de ne pas réaliser, à bref délai, son unité politique. La méthode de l'unité organique par le biais des regroupements régionaux, ayant opéré un découplage du politique et de l'économique, a eu pour effet de différer, de retarder, voire de rendre impossible la concrétisation de l'unité politique de l'Afrique. Il faut avoir le courage de le dire et de le dénoncer. Dans le but d'avancer vers l'horizon des possibles.
L'heure est donc aux choix décisifs, au courage politique. Quelque chose d'inédit doit surgir d'un élan patriotique militant. Le processus en cours, qui doit aboutir à la création des Etats-Unis d'Afrique, doit être trempé dans une conscience politique renouvelée. Il y faut du rêve. Il y faut de l'innovation. Il y faut de l'invention. Le résultat escompté ne doit pas aboutir à un nouvel État qui se substituerait à ceux lui ayant préexisté et qui se verrait confier la plénitude des pouvoirs souverains. Le fédéralisme fascine car il permet l'expression du multiple dans l'un. Il ne saurait donc n'être qu'une alliance mal articulée à la diversité historique, humaine sociale et culturelle de l'Afrique d'en bas (7). Il y faut de la vie, du foisonnement, de l'expression.
Le résultat doit être une réinvention de l'Afrique dans son rapport à la démocratie et à la citoyenneté. La pensée politique qui doit sous-tendre cette évolution, cette mutation doit être trempée dans les philosophies de la tolérance, de l'accueil de l'autre. La souveraineté et l'exploitation qui en a été faite ont eu pour conséquence de braquer les Africains les uns contre les autres, d'engendrer de la haine et de la xénophobie. En témoignent les expulsions massives de ressortissants communautaires dans les pays africains, malgré la liberté de circulation et le droit d'établissement inscrits dans les traités constitutifs des organisations régionales d'intégration.
Il faut une pédagogie du vivre ensemble, du construire ensemble. L'exclusion de l'autre ne peut être un moteur de la construction des Etats-Unis d'Afrique. Que cesse la confusion entretenue entre la nationalité, lien juridique d'appartenance d'un individu à un État, et la citoyenneté, acte de liberté par lequel une personne entre véritablement en démocratie dans une société donnée. Et c'est de cela qu'il s'agit. La démocratie doit être au cœur du projet politique africain. La démocratie ne se réduit pas uniquement à des mécanismes de représentation. L'exemple de l'Afrique prouve à suffisance que la tenue d'élections n'est pas nécessairement signe d'avancée démocratique. La démocratie suppose l'immixtion du peuple dans les affaires qui le concernent. C'est le respect de l'autre, sa reconnaissance en tant qu'il se connaît. C'est à construire ce projet de société que doivent s'atteler les dirigeants visionnaires.
Mais, objectera-t-on, il n'existe pas de peuple africain. A cette prétention, nous répondrons que le peuple se forge dans le débat démocratique. Et c'est bien dans une confrontation démocratique autour du projet de communauté politique africaine que surgira la conscience de peuple africain. Il n'existe pas, non plus, de peuple européen en soi. Mais chaque fois qu'ils sont appelés à se prononcer sur leur avenir commun, les Européens s'emparent de ce moment démocratique et prouvent par là qu'ils sont un peuple en mouvement cherchant son expression politique.
Il faut un accompagnement du projet politique africain dans la sphère juridique et institutionnelle. Quelle forme juridique revêtira le texte fondateur de la nouvelle entité ? Traité ou constitution ? (8) La question ne peut être éludée et réponse devra y être apportée. Comment s'opérera d'autre part le partage des compétences ? Par qui seront assumées les responsabilités ? Et à quelle échelle territoriale ? Invitation est faite ici à revisiter le concept de subsidiarité (9). Ce qui émerge, c'est une véritable aspiration démocratique portée par le rôle unificateur du droit. L'expérience ayant cours actuellement se déroule dans le cadre du droit «international», où prédomine le relativisme juridique national. Le futur édifice doit amener les États à passer le cap de l'universalisme juridique continental, de la cohérence juridique du projet politique unitaire (10). Nécessité s'imposera aussi d'une mise en mouvement des différentes communautés (États, régions, villes, communautés villageoises, etc.) s'imbriquant les unes par rapport aux autres dans l'exercice des libertés et des compétences, au lieu de s'exclure. Il s'agit, en dernière instance, de réinventer l'État africain, d'imaginer d'autres formes d'organisation politique et sociale plus soucieuses et plus respectueuses de la personnalité africaine (11).
La «société civile» africaine en chantier ne saurait être tenue à l'écart de ces mutations organisée et bien structurée, elle peut jouer le rôle d'aiguilleur de la démocratie.
Mais alors que l'Afrique est ravagée par le libéralisme débridé qui l'a transformée en un champ de ruines et de misère, alors qu'elle subit la crise multiforme de ce système (crise financière, alimentaire, environnementale, sanitaire, etc.) se posera inévitablement, dans ce processus de récupération de l'être politique africain, le problème de son modèle de développement économique. Après la liquidation du Plan d'Action de Lagos qui avait tenté de définir et de mettre en œuvre une stratégie autonome de développement, et sa substitution par le Nepad (acronyme anglais du Nouveau Partenariat pour le Développement de l'Afrique), qui a contribué à la mise en dépendance de l'Afrique (12), nécessité s'impose désormais de sortir de la pensée unique distillée par les bureaucrates des institutions internationales.
Sortir du «consensus de Washington» (13), tel est le défi à relever à bref délai. Du fait de la mondialisation et de la diffusion à grande échelle des dangers qu'elle entraîne, aucun pays africain ne peut prétendre faire face seul. Aucun n'en a les moyens. Les dangers, les défis sont communs. Il n'est plus possible de se réfugier derrière la parade d'une hypothétique souveraineté. Ce serait suicidaire. L'heure est à l'aménagement des solidarités autour de la notion de bien commun (14).
Comment, dès lors, faire progresser l'idée de partage et de gestion commune des ressources à l'échelle du continent ? Les figures de la misère dont les médias nous abreuvent à longueur de journée interpellent la conscience de chacun. La jeunesse comme potentiel d'avenir est prise au piège et, à ce rythme, c'est la survie même du continent qui est en jeu. L'Afrique pourrait bien disparaître, étranglée par ses maux et par l'absence de volonté politique réelle de ses dirigeants. L'heure est donc au sursaut.
On voit poindre à l'horizon un moment historique pour le devenir de l'Afrique dans sa quête d'une communauté politique. Un tournant a été raté dans les années soixante. Quatre décennies plus tard, se pose à nouveau le problème de l'identité politique de l'Afrique. Nous avons choisi d'aborder ce problème sous l'angle du projet politique. L'Afrique est entrée en recherche de son être politique sous le prisme de l'inter étatisme. Ce modèle ne peut plus avoir cours, au regard des enjeux de l'heure. Les échecs du passé nous instruisent sur la voie à suivre désormais. Il est nécessaire que les États sortent du carcan de la souveraineté et imaginent un lien politique nouveau, rassembleur, intégrateur, fédérateur. Les Etats-Unis d'Afrique continuent à marquer l'imaginaire des peuples africains. Ce rêve doit trouver son expression politique. Entrons en démocratie pour trouver des voies nouvelles. Ensemble, inventons une nouvelle «utopie directrice».
* Willy Jackson est docteur en Science Politique (Relations Internationales), consultant international et chercheur associé au Laboratoire Sedet de l'Université Paris 7- Denis Diderot (la première partie de ce texte peut être consultée à l’adresse suivante : http://pambazuka.org/fr/category/features/58944
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NOTES
1) Lire sur ces aspects :
- J.A. Camillieri, J. Falk : The end of Sovereignty ? The politics of a Shrinking and Fragmenty World, Aldershot, England, Edward Elgard, 1992 ;
- B. Badie, M.-C. Smouts : Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Paris, Presses de la Fnsp, Dalloz, 1992 ;
- Juan- Antonio Carillo Salcedo : Droit international et souveraineté des États, Cours général de droit international public, RCADI, Vol. 257, 1996, pp. 35-222 ;
- Antony Anghie : lmperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge University Press, 2005 ;
- Monique Chemillier-Gendreau : Droit international et démocratie mondiale. Les raisons d'un échec, Paris, Textuel, 2002.
2) Voir Monique Chemillier-Gendreau, Willy Jackson: «Sécurité et droit international », in Claude Serfati, éd.: Une économie politique de la sécurité, Paris, Karthala, 2009, pp. 23-44 ,
3) Imre Vajda : « Intégration, union économique et État national », Revue Tiers-Monde, tome X, janvier-mars 1969, p. 27
4) Pierre Maillet: «Un second souffle pour l'Europe», Revue du Marché commun, na 307, mai-juin 1987, p. 243
5) Edem Kodjo, op. cit., p261
6) Pierre Maillet, article cité, p. 242.
7) Sur le système fédéral, voir T.M. Franck : Why Federation Fai!. An lnquiry into the Requisite for Successful Federalisme, New York, New York University Press, 1968, 213 p.
8) Sur ces catégories juridiques, voir
- Ernst- Wolfgang Bûckenforde : Le droit et la constitution démocratique, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 2000 ;
- Florence Poirat : Le traité, acte juridique international. Recherches sur le traité international comme mode de production et comme produit, Leiden, Martinus Nijhoff Publishers, 2004.
9) Lire à ce sujet Monique Chemillier-Gendreau : « Le principe de subsidiarité: enjeu majeur, débats confus», Le Monde diplomatique, juillet 1992.
10) Consulter, à titre d'ilIustration, Jean- Louis Halpérin : Entre nationalisme juridique et communauté de droit, Paris, Puf, 1999.
11) Voir Mwayila Tshiyembe : «L'Afrique face au défi de l'État multinational», Le Monde diplomatique, septembre 2000.
12) Lire Sanou Mbaye : « Le Nepad : un subterfuge », Jeune Afrique Economie, 20 juillet 2002.
13) On lira avec intérêt les analyses de Dani Rodrik : Nations et mondialisation, Paris, Éditions La Découverte, 2008, 192 p.